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Chroniques politiques, ou « idéologies »

Jean-Pierre Lecercle, dans son édition de L’Art et la révolte de Fernand Pelloutier, parle d’un genre littéraire oublié aujourd’hui, « l’idéologie : ou conte mythologique » [1]. On en trouve une description chez Georges Sorel dans les Matériaux d’une théorie du prolétariat, où il traite de l’œuvre de Lucien Jean. Il analyse en détail « quatre contes mythologiques qui ont permis à Lucien Jean d’exposer quelques-unes de ses plus curieuses conceptions sociales » [2]. Jean-Pierre Lecercle définit l’idéologie comme un petit récit publié en revue (par exemple : « Les Machines » de René Ghil, dans La Revue socialiste d’octobre 1895) et qui permet d’exposer certaines conceptions sociales révolutionnaires - ou conservatrices - en soulignant un dysfonctionnement social par écart descriptif de la société future. C’est le cas de « La Cité du désert », fiction signée Jean Réflec (pseudonyme commun aux frères Pelloutier), « idéologie » parue dans L’Ouvrier des deux mondes en juillet 1898. Le narrateur, un utopiste libertaire, parcourt la célèbre « Cité du désert », ancienne Carthage ayant subi des catastrophes de tous ordres. Il rencontre sur son chemin un homme qui dit se nommer « la Justice sociale » : il « incarne le prolétariat en lutte contre l’exploitation », « symbolise la souffrance humaine révoltée ». Il a établi sa demeure dans le désert, œuvrant à l’édification des individus à venir, car c’est là, pense-t-il, que naîtra « la société nouvelle ».

Le genre de l’idéologie est encore flou et reste à construire. Nous pouvons considérer comme appartenant à ce genre certaines chroniques politiques d’Octave Mirbeau [3], qui empruntent les procédés du conte pour exprimer une critique sociale et politique. « Tableau de la misère », paru dans Le Figaro le 3 avril 1888, se présente sous la forme d’un dialogue entre un homme en guenilles et un passant. Dans ce texte à mi-chemin entre le conte et la chronique se profile l’image du Pauvre éternel, pauvre qui frappe aux portes et devient l’Homme que la majuscule désigne comme victime emblématique d’une société injuste (comme chez Adolphe Retté). « Une perquisition en 1894 » (paru dans Le Journal le 10 janvier 1894) décrit avec humour l’intrusion des policiers chez l’auteur. Dans « Sur la route » (Le Journal, 2 décembre 1894), la discussion entre le narrateur et le vieux paysan Ibire, au sujet de l’expédition de Madagascar, est le prétexte pour critiquer l’utilisation des finances publiques. « Chez l’illustre écrivain » est une discussion mondaine chez Paul Bourget : le récit paru d’abord dans Le Journal le 28 novembre 1897 sera repris dans le roman Le Journal d’une femme de chambre en 1900. Dans la préface à La Société mourante et l’anarchie (1893) de Jean Grave, Octave Mirbeau fait également une sorte de petit conte. Le texte commence ainsi : « J’ai un ami qui met une bonne volonté, vraiment touchante, à comprendre les choses ». Derrière cet « ami », c’est évidemment chaque lecteur potentiel qui peut se retrouver, et Mirbeau termine en lui conseillant de lire l’ouvrage de Jean Grave.

En 1890, Octave Mirbeau écrit un texte court dont le personnage principal est un anarchiste : « Jean Tartas » [4]. Jean Tartas, depuis qu’il s’est installé dans le village de Nontreuil avec sa compagne et son chien, est l’objet de la curiosité malveillante de tous les habitants.

L’originalité de ce récit vient du fait qu’il commence comme une nouvelle fantastique, à la Maupassant : le mystère qui entoure la vie des deux êtres solitaires (« l’énigme de deux vies étranges » [5]) installe une atmosphère de peur et campe l’horizon d’attente du lecteur. Des assassins ? Les bruits et lumières étranges qui sortent de leur maison ajoutent à la curiosité du lecteur. On les dit associés tous les trois « à quelque œuvre terrifiante et diabolique » [6]. Le narrateur lui-même est un bourgeois un peu supérieur, avec ses manies, mais somme toute très conformiste, comme ceux qui hantent les nouvelles de Maupassant ou de Flaubert. Le narrateur décide de faire la connaissance de Jean Tartas et découvre un homme instruit, déterminé, qui poursuit son but inlassablement – anarchiste, et critique :

« Et le progrès, où le voyez-vous ?… Au début de la vie, l’homme a trouvé plus profitable d’exploiter son semblable que de le manger : il continue aujourd’hui. Les formes sociales changent un peu, avec le temps, et avec les révolutions. Mais l’essence, la substance de la société reste la même. C’est la propagande et le capital, c’est-à-dire le vol et l’exploitation imposés par ce que vous appelez des lois divines et humaines » [7].

Devant le tableau de la société que lui fait Jean Tartas, le narrateur retrouve ses réflexes de classe et son conformisme, arguant que tout est plus compliqué : « - Hélas ! m’écriai-je, il faut avouer que la question sociale est bien plus compliquée », à quoi Jean Tartas répond en souriant que : « Rien n’est plus simple au contraire » [8]. Pour lui, la solution est la chimie : la question sociale « tient tout entière, dans une formule chimique, au fond d’une éprouvette de verre, dans une sphère creuse de fonte » [9]. Jean Tartas connaît probablement la chanson du Père Lapurge : « Ton amie, prolétaire, c’est la chimie ».

« La Guerre et l’homme », recueilli d’abord dans Lettres de ma chaumière, et repris partiellement par Octave Mirbeau dans Le Gaulois le 1er mai 1885 puis dans L’Écho de Paris le 9 août 1892 [10], commence par une sorte de dissertation sur l’absurdité de la guerre. L’auteur quitte ensuite la rhétorique rationnelle de l’essai pour esquisser une scène de théâtre. La discussion s’engage entre L’Humanité et La Guerre, puis d’autres « personnages » se joignent au dialogue : Le Paysan, Le Banquier, La Famille, Le Commerçant, L’Usinier, L’Artiste, Le Poète, Le Bourgeois, Le Général, etc. Tous viennent soutenir La Guerre, si bien que « L’Humanité se voile la face et pleure silencieuse » [11]. Ici le pamphlétaire emprunte d’abord son argumentaire au genre de la chronique pour ensuite utiliser les ressorts du théâtre afin de s’adresser à l’affect des lecteurs.

Une tragi-comédie de Charles Malato

Peut-être peut-on classer dans cette catégorie d’« idéologie » une « scènette » de Charles Malato parue en 1892 dans L’Endehors [12]. Intitulée « tragi-comédie », la courte scène a pour ambition d’illustrer une question politique qui agite les esprits de l’époque. En janvier 1892, une révolte avait éclaté à Xérès, en Andalousie. Une centaine d’ouvriers avaient pris la ville aux cris de « Vive la révolution sociale ! » Suite à la répression, les anarchistes attaquent la prison pour délivrer les prisonniers : ils sont repoussés, il y a trois morts. Quatre espagnols considérés comme les meneurs, anarchistes, du mouvement, sont exécutés le 10 février 1892. Le 12, par protestation, une bombe éclate devant la maison habitée par le consul d’Espagne, à Lisbonne. Charles Malato, quelques semaines après ces événements, publie dans le journal de Zo d’Axa une scènette – la forme théâtrale convient parfaitement à la satire des différentes forces en présence - qui fait entendre les voix des garrottés récemment exécutés, et met en relation la répression des anarchistes, la trahison des travailleurs par les socialistes, bref : l’éternel combat entre dominants et dominés.

« La scène représente le monde », et met en présence plusieurs personnages publics Je la reproduis ici intégralement :

« (La scène représente le monde)

LAMENDIN, préparant sa profession de foi aux mineurs. – Basly ! En voilà un qui a de la chance ! Et cependant il ne me vaut pas… C’est peut-être pour cela… Quand donc sonnera mon heure ?

PALLA, devant le tribunal de Rome. – Oui, le peuple spolié a droit à l’incessante révolte. Certainement, j’ai prêché l’action dans la rue. Vous avez beau nous enfermer à soixante-deux dans une cage de fer, comme des lions, pour nous juger plus à votre aise, magistrats serviles, jamais notre bouche ne se lassera de crier à l’opprimé : "Insurge-toi !"

CIPRIANI. – (À part). Décidément, les anarchistes ont raison : mieux vaut encore être avec eux sous les verrous qu’avec les républicains au Parlement. Adieu, mes vieilles idoles ! adieu mes vieilles amitiés ! (Haut) Vive l’anarchie !

GUILLAUME II. – N’oubliez pas, soldats, que vous êtes à moi, ma chair et mon sang, que je vous ai fait sucer mon lait… Qu’est-ce que je dis !… bah ! ça ne fait rien… ne suis-je pas infaillible ?

LIEBKNECHT. – Sire, j’ose vous affirmer que les socialistes ne sont pas des perturbateurs. Ils ne rêvent qu’une chose : trouver un gouvernement assez éclairé pour leur donner des places, assez inflexible pour courber les hommes sous de bonnes lois. La calomnie a seule pu les confondre avec ces infâmes anarchistes… (On entend dans le lointain l’écho des fusillades de Xérès.)

LÉON XIII. – Si je pouvais canaliser la révolution sociale à mon profit, quel bon tour joué aux libres-penseurs. Ah ! messieurs les républicains, vous avez jadis molesté l’Église, l’Église vous lâchera le peuple dans les jambes. (Aux ouvriers) Petits, petits, petits…

VOIX D’ANARCHISTE. – Vieux crocodile, rengaine tes boniments ; ils sont propres à attraper des oisons et non des hommes.

L’ABBÉ GARNIER. – (À part) Bah ! les hommes sont si bêtes ! (Haut) Oui, mes très chers frères, le socialisme chrétien, apostolique, catholique et romain, peut seul…

LE GÉNÉRAL BOOTH. – Tu mens !… Mes frères, seuls les drapeaux de l’Armée du Salut vous conduiront à la victoire contre l’éternel ennemi du genre humain. Genou… terre ! présentez… bible ! élevez… cœurs ! En avant la musique ! (Les fanfares salutistes exécutent l’hymne "au sang qu’un Dieu va répandre…" alternant avec des motifs de Marseillaise et de Chant du départ).

FRANCISQUE SARCEY, à son secrétaire. – Passez-moi donc le dictionnaire Larousse, lettre S : je veux me fendre d’un article sur le socialisme.

VOIX DES GARROTTÉS ESPAGNOLS. - Fils de Xérès, nous mourons martyrs de la cause du travail…

JULES GUESDE. – Citoyens, n’oubliez pas que, plus encore que les capitalistes, les anarchistes sont vos ennemis ; n’oubliez pas que le seul Évangile devant lequel vous devez faire acte d’adoration est l’Évangile selon saint Marx, dont mon ami Liebknecht et moi sommes les apôtres persévérants et désintéressés. Honte aux misérables qui se permettent de lutter pour la liberté et gloire aux Quatrième-État. Citoyens, au jour des prochaines élections…

VOIX DE PROLÉTAIRES. – Vivre en travaillant ou mourir en combattant !… L’homme libre sur la terre libre !

(Le rideau tombe sur un embrassement général.) »

Charles Malato peint ici deux grandes forces en présence : les éternels révoltés, anarchistes, prolétaires, en lutte avec les représentants de l’ordre – ordre politique (l’empereur d’Allemagne, Guillaume II) ou religieux (le pape Léon XIII [13]). Entre les deux, mais faisant en fait le jeu des dominants, on trouve les réformateurs sociaux (le général Booth, fondateur de l’Armée du salut), les chefs socialistes (Guesde et Liebknecht), dont l’action est clairement dévoilée. Et inévitablement, au milieu de tous, Francisque Sarcey ! Chez Charles Malato, la bouffonnerie des dialogues est cependant atténuée par le tragique qui vient des cris des morts de Xérès, dont les accents de révolte sont repris à la fin par tous les prolétaires.

On est proche ici du genre du monologue dramatique. Jules Jouy, dans une « Défense du parricide » [14], fait parler un accusé au tribunal (« Mon président, c’est vrai : j’ai commis un grand crime »), et lui fait raconter comment il a tué son père, monstre violent qui brutalisait toute sa famille. Devenu adulte, l’enfant a le courage d’inciter sa mère à la révolte et de se dresser face au bourreau. Le geste du fils apparaît comme une légitime révolte.

Certaines chroniques donnent ainsi lieu à un grand développement d’imagination : c’est également le cas d’un texte de Paule Mink publié dans son journal Les Mouches et les araignées le 24 décembre 1869, intitulé : « Bourdonnements », et signé : « un moucheron ». Le moucheron, narrateur du texte, profite de sa position pour juger les hommes, et en particulier, les Européens, qui se voient comme les êtres « les plus parfaits du globe terrestre », croient être parvenus « au summum du progrès et de la civilisation », mais qui traitent avec cruauté les animaux et avec mépris les peuples qu’ils qualifient de « barbares ». Aussi le moucheron n’a-t-il pas de mots assez durs contre ces hommes soi-disant civilisés :

« Votre civilisation ! vraiment elle me fait rire ; et si vous saviez combien, à moi, pauvre petit moucheron perdu dans vos immenses cités, vous me semblez ridicules avec toutes vos orgueilleuses billevesées !

En vérité, vous êtes civilisés ? Je ne l’eusse jamais cru. Et de quoi donc êtes vous si fiers, dites-moi ?

Est-ce de vos cocottes et de vos petits crevés qui infestent vos boulevards et vos théâtres ? Est-ce de vos fusils perfectionnés qui mitraillent si bien les hommes ; de votre haut clergé encensant le crime et bénissant la honte pourvu qu’il soit grassement payé ? »

Comment peut-on se prétendre civilisés lorsqu’on a besoin de maîtres, lorsqu’on se donne des dirigeants ?

« Vous tous, pauvres sots humains, qui bien que vous ayez été mille et mille fois trompés, pillés, écrasés, êtes encore prêts à vous enthousiasmer pour le premier pantin venu et qui, ô race de moutons de Panurge, suivez avec amour un saltimbanque quelconque, pourvu qu’il crie fort ou qu’il soit chamarré ; vous qui remettez votre sort entre des mains incapables et souvent ineptes au lieu de faire vos affaires vous-mêmes.

Ah ! vous êtes civilisés ! »

Le moucheron, qui a volé partout et qui a tout vu, fait le récit de faits divers qu’il commente chaque fois de manière réprobatrice. En Angleterre, il a vu un sans-travail préférer aller en prison, car c’est là seulement qu’il pouvait manger.

« Cela me donne le frisson.

Jolis pays, ma foi, que ceux où pour manger, il faut aller en prison, et comme cela enflamme d’un amour immodéré pour toute votre belle civilisation ! ah ! combien j’aime mieux être moucheron ».

Ailleurs, une femme cherche à abandonner son enfant qu’elle ne peut nourrir. Et le moucheron de dénoncer une loi qui protège les séducteurs, citant l’article 340 du Code civil qui interdit la recherche de paternité. Comme Charles Malato, Paule Mink imagine une forme inventive pour exprimer sa révolte contre l’actualité politique.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.