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Les enjeux de l’écriture de l’Histoire.- Les écrivains et la Commune : état des travaux critiques

La redécouverte des œuvres sur la Commune, en France, date des années 1950. Plusieurs colloques ont lieu autour de ce thème. Europe consacre, en 1951, un numéro à « La Commune de Paris » [1], dans lequel une seule communication, celle de Jean Fréville, est consacrée à la littérature [2]. Fréville y distingue la littérature née de la Commune et la littérature inspirée par la Commune. Partant du principe que « la littérature versaillaise fait partie de la répression versaillaise », il recense 2 500 ouvrages publiés contre les communards. Un numéro de nouveau consacré à la Commune, en 1970, fait une place importante à la poésie et au théâtre, mais n’aborde pas le roman. Le Magazine littéraire recense, en mars 1971, « Cinquante livres pour les cent ans de la Commune », et Hubert Juin y établit un « Dictionnaire des écrivains de la Commune ». Pour que la littérature de la Commune soit véritablement prise en compte, il faut attendre le colloque intitulé : « Les écrivains français devant la guerre de 1870 et la Commune », en 1970. Le titre du colloque était en fait : « La Commune et la littérature » (formulation préférable à la précédente, parce qu’elle n’établit pas une séparation entre l’écrivain et l’événement historique, dont il ne serait qu’un spectateur [3]), et la question à l’origine du colloque était : la Commune a-t-elle provoqué une modification, un déplacement dans les valeurs littéraires, dans les modalités mêmes de la littérature ? La littérature communarde obéit-elle à des schémas figés, comme la littérature anti-communarde ? Ces questions servent de fil directeur aux ouvrages qui suivront. Un autre colloque a lieu pour la commémoration du centenaire de la Commune, en 1971, intitulé : « La Commune de 1871 », publié par Le Mouvement social en 1972. La dernière partie du colloque, intitulée « la tradition culturelle et la Commune en France au XIXe siècle » comprend des communications de Madeleine Rebérioux, Anne Roche et Gérard Delfaux et Josette Parrain sur la littérature.

Depuis, la littérature de la Commune est largement reconnue et étudiée : mentionnons par exemple Écrire la Commune, Témoignages, récits et romans (1871-1931), études critiques recueillies et présentées par Roger Bellet et Philippe Régnier. À l’origine de ces études se trouve donc posé le problème de la relation entre la littérature et le réel historique.

Parallèlement, la littérature anti-communarde a été étudiée par Paul Lidsky [4], qui montre que les écrivains anti-communards ont fabriqué des schémas, des types qui relèvent d’une idéologie politique. Il entreprend de relever les types de la littérature anti-communarde, les thèmes et les mythes récurrents, les procédés littéraires qui entraînent les lecteurs à prendre parti. C’est l’occasion pour lui de mettre en évidence les caractères de la littérature politique de droite et d’en démonter certains mécanismes. Un recueil de textes réunis par Nicole Priollaud vient utilement compléter l’étude de Lidsky : 1871 : La Commune de Paris.

Après les premières études qui constataient que les œuvres littéraires parlant de la Commune étaient très peu nombreuses [5], de nouvelles analyses ont sans cesse enrichi le corpus.

La question qui est posée à cette littérature de la Commune est toujours la même : il s’agit de savoir quelle est la valeur littéraire de ces textes. La littérature de la Commune ou inspirée par elle marque-t-elle une étape dans l’histoire littéraire ?

Prenons l’exemple de la poésie communarde. Jean Varloot, dans sa préface aux Poètes de la Commune, affirme avec un certain parti pris que les poètes communards ont rompu avec les traditions et que la poésie a fait un pas en avant. C’est certes une poésie populaire, dans le sens où « la volonté de se faire comprendre de tous oblige à utiliser les mots de tous les jours » [6], mais elle est véritablement novatrice d’un point de vue littéraire :

« Par son contenu comme par sa forme, elle rompt avec la plupart des survivances du passé. Elle annonce une nouvelle poésie, qui ne sera plus rêveuse, mais combattante, celle de la période impérialiste et des révolutions prolétariennes du XXe siècle » [7].

Il y voit une littérature qui « lutte pied à pied avec et pour la Commune » dont les auteurs

restent pour la plupart inconnus, pour beaucoup morts sur les barricades.

Cependant, la plupart des critiques observent que, toujours pour parler de la poésie, la structure des chansons, leur vocabulaire et leur idéologie restent traditionnels [8]. Dans son intervention, « La Commune et les poètes » [9], Michel Décaudin affirme qu’aucune action précise exercée par la Commune sur le passage de l’esthétique de 1866 à celle de 1885 ne se fait sentir. La poésie qu’on dit « révolutionnaire » est née de l’événement : c’est une poésie de circonstances, souvent conventionnelle, dont la forme n’a rien d’innovant.

Les jugements portés sur le théâtre ou le roman sont assez semblables. Anne Roche et Gérard Delfau , dans « La Commune et le roman français » [10], cherchent à saisir les conséquences de 1871 sur la création littéraire. La base commune à tous les auteurs, pro ou anti-communards, est de décrire la réalité, remarquent-ils : leur théorie du roman reste prisonnière de la description du réel. Cette attitude pose problème, puisqu’elle tient pour acquise la distinction entre un « fond » révolutionnaire et une « forme » héritière de la tradition. Il est grave, jugent ces critiques, de constater que le roman pro-communard, qui se veut explicitement au service de la révolution, est souvent un roman traditionnel par son esthétique et les formes qui en découlent, en contradiction avec les intentions de l’auteur.

Ceci est un fait souligné par la plupart des critiques, qui mettent l’accent sur l’écriture souvent univoque des romans sur la Commune, le style de récit monocorde, le recours au système narratif traditionnel, les scènes obligées.

Selon Gérard Delfau, la Commune n’impose pas à la vie littéraire le même bouleversement qu’à la société française : il n’y a pas de « révolution littéraire » en 1871. Et il ajoute que la crise de 1871 confirme et justifie le mouvement qui emportait la littérature vers le réalisme (dès 1860) [11]. Or cette idée me semble discutable. Comme je tente de le montrer ici, la représentation de la Commune dans la littérature jette un soupçon sur la représentation de l’histoire en général – sans que cela se traduise forcément, en termes littéraires, par l’abandon du réalisme. L’étude des textes écrits par des anarchistes montre qu’il se produit alors dans la littérature une réflexion sur la façon dont on écrit l’histoire. C’est probablement ce corpus anarchiste qui a manqué à Gérard Delfau lorsqu’il écrit encore que :

« Ce qui caractérise donc le mieux le phénomène "Commune" dans le domaine littéraire, ce n’est pas sa fonction de rupture, mais c’est cette plasticité et cette aptitude à jeter un pont entre le second Empire agonisant et la Troisième République installée » [12].

Je pense au contraire que la Commune, en littérature comme en politique, établit une rupture profonde entre (pour aller vite), d’un côté une écriture idéologique et réactionnaire, et de l’autre, une écriture critique – de même que les fictions qui mettent en scène la Commune dénonce l’écart qui existe entre la République installée et la République sociale et démocratique pour laquelle se battaient les Insurgés.

Quant à la date retenue : 1871, il ne faut pas s’étonner qu’elle ne soit jamais considérée dans les manuels littéraires comme marquant une coupure. On peut supposer en effet que le bouleversement ne vient pas tant de la Commune que de la répression. Ce n’est pas l’événement de 1871 qui pose problème aux écrivains, mais sa répression et son occultation.

Dans « Roman, théâtre et chanson : quelle Commune ? » [13], Madeleine Rebérioux constate que jusqu’en 1880, les œuvres en faveur de la Commune sont peu nombreuses. Ce n’est véritablement qu’en 1880 que la Commune acquiert droit de présence dans la littérature. Pour toute une génération (ceux qui ont entre 25 et 40 ans en 1871), la Commune est ressentie comme un événement capital : c’est sur eux que va peser le poids de 1871 [14]. En effet, c’est la période du retour des proscrits, de la levée de l’interdiction qui pesait sur la représentation de la Commune, et de la diffusion rapide du socialisme et de l’anarchisme dans la classe ouvrière et dans une fraction de la bourgeoisie. La loi sur la presse de 1881 permet aussi de diffuser les œuvres dans les journaux et périodiques anarchistes.

C’est donc vers 1880 qu’il faut chercher le véritable bouleversement que provoque la Commune dans la littérature. Or c’est justement l’année vers laquelle les manuels scolaires situent habituellement la « crise du naturalisme » - ce qui nous renvoie à la question de la « représentation » du réel.

Il me semble que c’est Jan O. Fischer qui a le discours le plus pertinent au sujet de la valeur de la littérature communarde. Dans un article sur « La poésie de la Commune dans l’évolution littéraire » [15], où il retrace l’histoire de la Commune dans l’historiographie littéraire, il rappelle que la Commune a été adoptée en tant que tournant (ou « point de périodisation ») dans l’évolution littéraire, par le premier ouvrage marxiste sur l’histoire de la littérature française. Or, dit Fischer, à première vue, la Commune ne rompt point la continuité de l’évolution littéraire, mais il faut trouver les racines, les causes de traits nouveaux qui n’apparaissent qu’au bout d’un certain temps.

« La guerre civile de 1871 et la Commune, bien que trouvant un écho direct assez rare chez les autres écrivains, ont cependant laissé des traces dans toute l’atmosphère de la littérature postérieure » [16].

Il relève ensuite les traits nouveaux dans la littérature des écrivains de la Commune : héritiers des traditions de la littérature démocratique et révolutionnaire du XIXe siècle, les écrivains communards croient en la possibilité de surmonter le dilemme entre le romantisme et le naturalisme, entre raison et sentiment, émotion et conviction.

« L’auteur n’est plus un mage romantique, ni l’incorporation d’une Raison qui sait tout, mais il partage avec le lecteur ses expériences en y cherchant une leçon. La littérature se libère des conventions et de l’académisme » [17].

Il conclut en se demandant si la poésie de la Commune peut représenter un courant :

« On a bien vu qu’il ne s’agissait point d’une école littéraire, unie par un programme esthétique normatif. En groupant les poètes ignorés par l’histoire littéraire traditionnelle sous le titre de la « poésie de la Commune », on a tenté de combler une lacune, de rompre un silence bien immérité pour un Pottier ou un Clément surtout. [...] Mais la matière analysée nous permet, pensons-nous, de prononcer l’hypothèse que ce groupe de poètes unis, paraît-il, seulement par des idées, idéaux et sujets analogues, ne formant aucune école littéraire dans le sens étroit qu’on donne à cette notion, a cependant introduit non seulement des motifs nouveaux, mais a préparé des éléments esthétiques nouveaux, en posant d’une manière tout à fait nouvelle les rapports fondamentaux entre les idéaux et la réalité, entre la raison et le sentiment, entre le présent et le futur, entre l’indignation et l’utopie romantiques et la vérité drastique, entre l’image réaliste du monde et l’activité de l’Homme » [18].

Jan O. Fischer revient sur ce constat dans un autre article intitulé « La poésie de la Commune », paru dans le numéro d’Europe consacré à la Commune de 1970 [19] : il n’est pas justifié de parler d’une « littérature de la Commune », elle ne représente aucune école littéraire, et comprend des auteurs très différents. Mais il montre en quoi la modernité d’un Vallès, par exemple, est redevable à la littérature des communards :

« Est-ce que la modernité surprenante, récemment découverte, de Jules Vallès, sa narration spontanée, privée de tout académisme et convention, cette confession éminemment subjective donnant l’image du monde réel objectif, cette narration aussi bien éloignée de l’emphase romantique que de l’impassibilité naturaliste d’un narrateur omniscient, n’a pas quelque chose à voir avec les positions sociales de ce communard dont la vision du monde ne se sentait pas limitée par les cadres de la société donné [sic], ses cercles vicieux et ses dilemmes esthétiques ? » [20]

On trouve chez les communards les germes de quelque chose de nouveau, même sur le plan littéraire, ébauches d’une certaine brèche ouverte dans les problématiques de l’époque.

Je pense également qu’il faut chercher ailleurs que dans les innovations proprement stylistiques la nouveauté de cette littérature de la Commune. Les écrivains et chansonniers communards ne sont pas des novateurs en ce qui concerne leur technique. En revanche, ils sont les premiers à modifier la situation de l’écrivain. La poésie de la Commune affirme le rôle social de la littérature. Le poète a désormais une responsabilité : c’est ce dont est extrêmement conscient quelqu’un comme Jean-Baptiste Clément. En racontant l’histoire de la publication de ses chansons, il dit le rôle crucial de la Commune de Paris dans son projet :

« Les événements de 1871, la lutte héroïque que les combattants de la Commune soutinrent contre les armées Versaillaises, les grands principes qui étaient en cause, les massacres de la semaine sanglante, l’implacable vengeance des vainqueurs contribuèrent bien plus encore que tous les traités d’économie politique et sociale et que toutes les théories des philosophes à me confirmer dans cette idée : qu’il n’y avait plus de réconciliation possible entre les vainqueurs et les vaincus, et qu’il fallait par tous les moyens, par les journaux, par les livres, par les brochures, par la parole, par les chansons, forcer le peuple à voir sa misère, à s’occuper de ses intérêts et à hâter ainsi l’heure de la solution du grand problème social » [21].

Ainsi, les poètes communards insistent sur la question du destinataire. L’écriture ne peut être une activité séparée de la vie. C’est pourquoi le plus grand apport de cette poésie de la Commune est de poser le problème de l’engagement de l’artiste et le rôle de la littérature [22]. Comme l’écrit Hubert Juin :

« Longtemps dissimulés aux regards et n’ayant guère droit de cité dans la bibliothèque des "honnêtes gens", les écrivains de la Commune prennent aujourd’hui leur importance véritable - qui est d’ouvrir le vrai débat sur la réalité et la destination de la littérature » [23].

Les différents travaux portant sur la Commune et la littérature française n’ont retenu, pour la plupart, que les œuvres dont le sujet était la Commune. Cette position les amène à passer sous silence certaines œuvres dont la Commune n’est pas le sujet principal, mais configure, sinon la thématique, du moins la structure de l’œuvre. De plus, peu d’études prennent en compte le corpus spécifiquement anarchiste, qui a pourtant une originalité propre.

C’est pourquoi je voudrais ici apporter un complément d’information sur la question des liens entre Commune et littérature, ou du moins tenter d’aborder le sujet d’un autre point de vue. En partant, en particulier, des quelques pistes lancées par Mirbeau et Darien, je voudrais essayer d’infléchir cette problématique. Il m’a semblé que l’apport des écrivains anarchistes était important dans ce domaine : parce que la Commune a, très vite, constitué une référence dans la culture anarchiste, parce que les écrivains anarchistes accordent de l’importance aux liens qui existent entre histoire et littérature, parce qu’enfin la question de la représentation est au centre de leur réflexion. Or la Commune pose justement avec acuité la question de la représentation de l’histoire.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.