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L’utopie revisitée par les anarchistes

Les deux utopies que je vais maintenant analyser (Terre Libre de Jean Grave et Les Pacifiques de Han Ryner) entrent pleinement dans la définition du genre de l’utopie littéraire [1], avec cependant quelques variantes. L’utopie est caractérisée par une composition en tiroir (un voyageur rencontre l’utopie et en revient). Jean Grave rompt ce schéma, puisque l’utopie de Terre Libre qu’il imagine naît après un naufrage. La représentation en diptyque (l’utopie se veut modèle de ce que devrait être le monde réel) est présente chez les deux auteurs, ainsi que le double registre de discours (les registres narratif et didactique alternent). Dans les deux romans, l’ailleurs utopique constitue un ajout à la géographie : c’est l’incrustation d’un espace inventé, qui constitue le lieu où se trouve transporté le voyageur. Là où ces utopies s’éloignent du schéma conventionnel, c’est dans leur rapport à l’histoire et dans la position du narrateur. Enfin, parce qu’il s’agit dans les deux cas d’utopies d’inspiration libertaire, on relèvera quelques constantes dans la représentation de la société utopique : l’abolition du gouvernement, la suppression du salariat, la liberté de l’éducation et de la sexualité … le point essentiel d’où découlent tous les autres étant la suppression de l’autorité et des hiérarchies. Ces deux utopies se répondent l’une à l’autre, mais établissent également un dialogue avec l’uchronie de Pouget et Pataud ou La Clairière de Descaves et Donnay : on y retrouve des thèmes obsessionnels (le communisme, la réorganisation du travail, la question des réfractaires, etc.), chaque texte apporte une réponse différente à certains problèmes soulevés.

A. L’utopie anarchiste de Jean Grave : Terre Libre

En 1905, Jean Grave, le théoricien anarchiste de la rue Mouffetard, est surtout connu pour ses brochures et volumes théoriques. C’est dans ses essais qu’il définit plus précisément ce que pourrait être une société anarchiste, en particulier dans La Société future. Après avoir insisté sur le fait que, jusqu’à la disparition de l’autorité, la révolution sociale (contrairement à une révolution politique qui peut se faire en quelques jours) est « de toute heure, de tous les instants, en tous les lieux » [2], il tente de définir ce que pourrait être une société libertaire. Il ne s’agit pas de renvoyer à la barbarie ou à un rousseauiste état de nature (Jean Grave ne croit pas que l’homme soit bon, mais pense qu’il est perfectible), mais d’édifier un monde basé sur la solidarité et non sur l’antagonisme. L’organisation subsistera, mais elle ne sera pas basée sur la hiérarchie. Il y avait là matière à un roman... que lui demande Francisco Ferrer, pour ses élèves de « La Escuela moderna ». Jean Grave s’exécute et compose Terre Libre (les pionniers), de 1904 à 1905. Le roman, qui se désigne comme un « conte pour les jeunes », paraît aux éditions des Temps Nouveaux en 1908. Le volume est immédiatement traduit en espagnol (il paraîtra à Buenos Aires, ainsi qu’à Moscou).

Pour développer sa vision de l’organisation du travail dans une société anarchiste, Jean Grave choisit la forme du conte, d’abord parce que la lecture en sera facilitée, notamment pour les enfants, et ensuite parce que « cela garde davantage le caractère vague et hypothétique, que doit toujours garder tout aperçu sur la société future » [3]. Il ne s’agit donc pas de prévoir ce qui sera, mais simplement de démontrer qu’une société basée sur la libre entente peut fonctionner. Le roman, écrit pour un public de jeunes lecteurs, a une fonction didactique clairement établie. C’est d’ailleurs le seul roman utopique destiné aux jeunes lecteurs, comme le fait remarquer Raymond Trousson [4].

Jean Grave reprend, reconnaît-il lui-même dans la préface, un procédé littéraire éculé, celui du naufrage qui amène à la découverte d’une île déserte, procédé qui lui paraît le plus commode pour montrer une société en rupture avec l’ancien monde. Fidèle à ses convictions libertaires, il réussit à écrire un roman sans héros, l’intérêt de l’intrigue reposant sur la foule, et non sur quelques personnages privilégiés. Il s’agit-là d’un choix délibéré :

« Sans doute, aussi, j’aurais pu compliquer davantage la mentalité de mes personnages. Peut-être, les accusera-t-on d’être d’une simplicité un peu trop primitive. C’est en relisant son œuvre que l’on voit ce qui lui manque. Mais où je pense avoir réussi c’est que l’intérêt du livre repose sur la foule, et non sur un ou des "personnages". Je n’ai pas de "héros" »,

écrit Jean Grave dans sa préface [5].

Il en va de même dans le roman de Pouget et Pataud, Comment nous ferons la révolution : le récit ne comporte pas d’autre intrigue que la dynamique historique, pas d’autres personnages que les acteurs collectifs : ouvriers, grévistes, syndicalistes, prolétaires. Chez Jean Grave cependant, quelques-uns des naufragés sont plus particulièrement identifiés et caractérisés : le personnage de Berthaud, par exemple, joue un rôle clé dans la construction de la nouvelle société.

La démocratie en actes

Voici le début de l’aventure : le vaisseau de guerre L’Aréthuse transporte, pour les débarquer en Nouvelle-Calédonie, environ trois cents déportés, hommes, femmes et enfants. Ce sont pour la plupart des ouvriers condamnés à la suite de grèves violentes, qui pensaient que rien ne servait de changer la forme du gouvernement mais qu’il fallait modifier radicalement la société elle-même :

« Ce n’est pas en vain que nous avons lutté pour des idées de liberté et d’indépendance. Nous ne voulons plus obéir : ce n’est pas pour nous dresser en maîtres à la place de ceux que nous démolissons » [6].

Après une tempête qui détruit le navire, les naufragés échouent sur une côté déserte. Les déportés refusent de se soumettre à l’autorité du commandant du navire et commencent une vie nouvelle sur l’île baptisée « Terre Libre ». Après s’être emparé des armes des soldats, ils comptent bien vivre comme ils l’entendent, sans lois et sans autorité, tout en laissant les militaires « libres » de conserver leur hiérarchie.

C’est donc l’association anarchiste idéale que nous décrit le roman, une démocratie en actes.

L’organisation des Terrelibériens se forme progressivement, « par la force des choses, par les besoins de chacun » [7]. Les Terrelibériens refusent toute représentation. Il n’y a aucun chef parmi eux, les décisions se prennent à l’unanimité. Mais une mesure proposée qui n’a pas l’assentiment de tous, si elle rencontre un nombre suffisant d’adhérents pour l’exécuter eux-mêmes, peut tout à fait être appliquée. La règle de l’unanimité empêche toute subordination de l’individu au collectif. Le roman nous donne un très bon exemple du fonctionnement d’une véritable démocratie lorsque les Terrelibériens doivent décider des premières mesures agricoles. La colonie tout entière va visiter les terrains arables, et retient trois emplacements, qui tous ont des avantages et des inconvénients. Chaque terrain a ses partisans qui tentent de convaincre les autres sans que personne n’arrive à se mettre d’accord. Or, « l’on était convenu que l’on procéderait par entente, et non à la majorité » [8]. La discussion menace de s’éterniser, créant même des partis, jusqu’à ce que les colons en arrivent à la conclusion que rien ne nécessite de grouper tout le travail sur une même surface. Les trois terrains sont donc mis en culture, ce qui a l’avantage de limiter les risques de l’entreprise. Les Terrelibériens n’auront qu’à se féliciter de cette décision, lorsque plus tard un ouragan terrible ayant détruit un des terrains, les deux autres endroits, épargnés, seront retrouvés saufs.

Outre qu’il constitue un exemple concret de démocratie en actes, cet épisode montre également à quel point Jean Grave se démarque des autres utopies, où les problèmes économiques sont souvent réglés d’une façon toute rationnelle (pensons aux fameuses constructions en damier des cités utopiques). La nature, dans Terre Libre (et ce sera également le cas dans Les Pacifistes) n’est pas vue comme un obstacle qu’il s’agit de vaincre, de maîtriser. Il y a chez Jean Grave une façon originale de prendre en compte et d’accepter (comme une force) le désordre de la nature et l’incertitude qui lui est consubstantielle – un réel souci du « terrain », au sens propre.

La démocratie se traduit donc d’abord par de nombreux débats : toutes les questions sont examinées dans des assemblées où chacun exprime son avis et s’efforce d’emporter la conviction. Et s’il y a bien parmi tous les personnages un personnage qui se distingue - Berthaut, celui qui prend le plus volontiers la parole -, il le fait à chaque fois « au nom de [ses] camarades et égaux, ici présents » [9]. Mais Berthaut peut, à un moment donné, apparaître comme un leader, il ne devient jamais un chef. L’égalité n’est pas un vain mot puisque tous les déportés bénéficient du même traitement, de la même liberté, aucun métier n’entraînant un prestige supérieur. Il y a certes parmi les colons un ingénieur « qui, autrefois, avait dirigé plusieurs usines, mais dont les idées anarchistes lui avaient valu d’être compris dans la rafle de travailleurs opérée par la bourgeoisie » [10], et l’on recourt à ses connaissances pour construire une turbine, une dynamo et créer une force motrice. Mais il n’est pas nommé et reste à l’arrière-plan, précisément pour éviter que soit établie une subordination ou un ordre des valeurs qui entraînerait une hiérarchie.

Les colons ayant à travailler dur pour la colonie dans les premiers temps, il se forme des embryons d’associations et de groupes en vue d’échanges ou de fabrication, « tendant de plus en plus vers l’association anarchiste idéale » [11]. Les travailleurs s’assemblent en groupements d’aptitude - groupements qui n’ont rien de rigide ni de fermé. La colonie rejette le principe du syndicalisme ou des coopératives de production, qui embrigadent l’individu et restreignent son autonomie.

La disponibilité au présent

La société ainsi créée n’a rien d’un système. Une de ses caractéristiques la plus remarquable est sa disponibilité au présent. Une scène illustre particulièrement bien cette perméabilité des différents temps sociaux, c’est la scène du paresseux.

La question de la paresse est récurrente dans toutes les utopies : que faire des réfractaires, à commencer par les réfractaires au travail, ceux qui refusent d’œuvrer pour la collectivité ? La plupart des utopistes prennent soin de bannir tout comportement pouvant être source de conflit dans la société nouvelle, à commencer par le paresseux. L’utopiste a horreur de la profusion et du gaspillage, et en général de toute forme d’inaction – qui échappe, par essence, à la communauté formée. Thomas More, par exemple, propose d’imposer la surveillance de chacun par chacun pour rendre l’oisiveté et la paresse impossibles.

Jean Grave avait déjà répondu à la question des paresseux dans La Société future : les fainéants, disait-il, seront toujours présents. Mieux vaut encore les laisser en paix et espérer qu’ils se corrigent par la vue du bon exemple. Jean Grave était sur ce sujet bien proche d’autres utopistes et d’autres théoriciens anarchistes, telle Louise Michel qui évoque également ce problème dans L’Ère nouvelle :

« Eh parbleu ! comment vivront les fainéants ? [...]

Les paresseux, comme les aveugles ou les sourds, sont des infirmes qui ont droit à la vie, et ils vivront, ou plutôt ils végèteront sans nuire à personne » [12].

Pierre Kropotkine, dans La Conquête du pain, consacre un chapitre à la question des fainéants, considérant qu’il n’est nul besoin d’un arsenal pour statuer sur leur compte [13].

Le problème resurgit également dans l’uchronie de Pouget et Pataud, mais les deux auteurs l’escamotent en concluant ainsi :

« En effet, la question du parasitisme allait se poser, car dans la ruche sociale il ne pouvait y avoir place pour les frelons » [14].

Dans la société envisagée par les deux syndicalistes, rares sont ceux qui refusent de travailler, car la « saine atmosphère nouvelle » [15] allait vite dissiper la propension à la paresse. Quant aux irréductibles :

« On se borna à les traiter par le mépris, à les tenir à l’écart. Les paresseux furent aussi mal vus que l’étaient autrefois les mouchards et les souteneurs. [...] Ils furent également des exceptions les fainéants qui préférèrent subir le mépris de leur entourage au lieu de s’adonner à un travail manuel [...] » [16].

Dans la même optique, Joseph Déjacque considère dans L’Humanisphère que la paresse naît de l’esclavage et de la civilisation, et que dans une société libertaire, « c’est à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins » [17].

Jean Grave se montre particulièrement novateur dans son utopie, en prenant le problème à bras le corps, sans minimiser les enjeux de la question. Et l’un des intérêts de ce roman est que l’auteur se révèle dans sa fiction beaucoup plus original et intéressant que dans la théorie. Sur la Terre Libre, un petit nombre de colons évitent l’effort commun. Ils passent leur temps à jouer à la manille, à paresser dans les bois... On fait des reproches de plus en plus directs aux « délinquants », en vain : « Mais les paresseux répondirent que du moment que l’on était libres, ils ne voulaient travailler que lorsque ça leur plairait » [18]. Leur couper les vivres ? Il faudrait alors les faire garder (donc créer une autre classe de fainéants). Prendre des mesures de coercition contre quelques membres, c’est donner le pouvoir à la majorité d’opprimer la minorité. On décide donc de les ignorer et on les surnomme la tribu des « Longues-Côtes » (d’après Gustave Aymard [19] : parce qu’ils auraient les côtes en long comme les loups, ils ne pourraient se baisser pour travailler). Mais les Longues-Côtes ne se refusent pas absolument à tout travail. Parmi eux, il y a des chasseurs qui ramènent alors la viande à la communauté. C’est pendant une flânerie que Randon, un Longues-Côtes, trouve des plantes qui serviront à tisser des habits. Un autre qui a le travail en horreur, en poursuivant une gazelle, surprend une conversation entre militaires et découvre ainsi un complot tramé contre la colonie.

« C’est égal, se dit-il en s’en allant. Si les camarades, à la nouvelle que je leur apporte, ne reconnaissent pas que la paresse est une chose excellente, surtout lorsqu’elle est bien employée, je ne veux plus m’appeler Flochard de mon nom » [20].

C’est grâce à lui, à son désœuvrement, que la société va éviter l’anéantissement ! Les paresseux ne sont donc plus ici, comme dans la théorie, un mal nécessaire, mais ils constituent une véritable chance pour le reste de la communauté : c’est leur disponibilité qui leur permet de voir ce que les Terrelibériens, trop occupés à travailler, ignorent. Comment mieux dire que toute société a besoin de réfractaires au travail, qu’elle ne doit pas seulement les tolérer, mais les accueillir comme une véritable garantie de sa survie ?

En leur donnant, en quelque sorte, l’équivalent d’un droit à l’existence, la société de Terre Libre se donne la chance d’obtenir des « chômeurs » de nouvelles découvertes, de nouvelles inventions, qui sait ? Elle permet surtout à l’individu d’échapper à l’idéologie du travail obligatoire, de sauvegarder un temps de « loisir » qui échappe à toute contrainte imposée par la communauté, qui appartient en propre à l’individu.

Ainsi, la fiction donne naissance ici à une notion qui était inconnue des écrits théoriques de l’auteur – celle de la paresse, celle de la disponibilité. C’est ainsi par un simple changement de point de vue porté sur la paresse que l’organisation de la société anarchiste prend un autre sens : les oisifs n’y sont plus considérés comme des personnes à réformer (à « régénérer » comme disent Pouget et Pataud), à subir ou à expulser, mais ils sont devenus nécessaires à la société dans son ensemble. C’est dire que la société a besoin de tout le monde même de ceux qui, en apparence, la rejettent. Jean Grave, dans ce roman, formule d’une manière nouvelle la question de l’intégration et de l’exclusion des individus dans la société anarchiste.

Avec l’intrusion de la paresse, le roman permet de mettre en place un temps différent, qui n’est pas celui de la société « autoritaire ». À ce temps différent correspondent des pratiques différentes. Après le problème des paresseux vient celui des voleurs. Lorsqu’on découvre que des bouteilles d’alcool (sauvées du naufrage) disparaissent : « à nouveau se posait le problème de répression ou de liberté » [21]. (Notons au passage que dans une société où l’alcool aurait été en abondance, on aurait probablement passé sur un tel vol. Mais les conditions spéciales de la colonie, le manque de moyens, ne permettent pas une telle tolérance). Certains demandent la punition ou l’expulsion des coupables ; les partisans de la tolérance font remarquer qu’on ne peut rétablir les châtiments sans la magistrature. Mais l’argument qui va l’emporter est le suivant : la punition est compréhensible sur le coup, mais après la condamnation, qui voudra faire œuvre de bourreau ?

Apparaît ainsi l’absurdité de toute condamnation, qui implique un report dans le temps. Il en va de même en cas de querelles, qui « laissées à elles-mêmes, auraient pu s’envenimer » [22], mais désamorcées sur le moment, et aussitôt oubliées, n’ont plus aucune importance.

Le seul temps de la Terre Libre semble ainsi être le présent. D’ailleurs, le passé s’est éloigné en même temps que l’Europe, il n’est jamais question de prédécesseurs ou d’exemples à suivre. L’organisation de la communauté rejette tout modèle pour mieux se régler sur les exigences de la vie présente. Les personnages du roman ne sont pas des théoriciens : ils vivent la situation dans l’urgence, s’arrêtant parfois (mais rarement) sur l’expérience en train de se faire. Et c’est ainsi qu’un jour : « on en vint à constater qu’en somme, c’était la société nouvelle qu’ils étaient en train d’édifier » [23].

On trouve ce même rapport au temps, qui privilégie le présent, dans la façon dont sont envisagés les arts. Le théâtre se développe dans la colonie, lorsque les premiers besoins sont satisfaits. Les journaux (lus sur la place publique) se multiplient, au point que tout le monde cherche à promouvoir son propre organe en dénigrant les autres productions. Paraît alors une pièce de théâtre, intitulée, Ce qu’il en adviendra, sorte de catharsis qui met en scène d’une façon satirique cette « journalomanie ». La pièce amuse beaucoup et a pour effet de faire disparaître un certain nombre de feuilles.

D’ailleurs, les Terrelibériens n’ayant pas encore découvert le moyen de produire du papier, n’impriment rien et n’archivent donc rien. Il est intéressant justement de voir que la communauté ne possède aucun livre - contrairement aux utopistes de Paul Adam (Lettres de Malaisie) dont le premier geste est de donner à lire au visiteur un livre sur l’origine de l’œuvre des disciples de Fourier, Saint-Simon, Proudhon et Cabet. Ici, aucun ouvrage théorique, aucun précurseur n’est mentionné. L’organisation de la communauté ne semble avoir aucun modèle pour mieux se régler sur les exigences de la vie.

Terre Libre et le reste du monde

Cependant, comme dans les autres utopies, se pose à un moment donné la question des opposants, qui rejoint une autre question éminemment polémique à l’époque : celle de la place de l’armée dans une société anarchiste. C’est ainsi que Malato, qui ose parler de défense sociale (« L’anarchie du point de vue militaire ») dans sa Philosophie de l’anarchie [24], provoque des controverses dans le mouvement anarchiste.

Les Terrelibériens de Jean Grave prennent des précautions pour éviter un possible coup de force des militaires :

« Les anarchistes étaient les premiers à rire de cette anomalie, d’avoir une milice, alors qu’au camp militaire, si on était divisés par castes : chefs, fonctionnaires et gouvernés, il n’y avait plus d’armée » [25].

C’est ici le voisinage d’une société hiérarchisée qui les force à conserver une survivance de militarisme. Mais la « corvée » est accomplie par tous les Terrelibériens (les hommes) à tour de rôle, pour éviter qu’elle ne devienne une institution. Elle a pour but de disparaître, à terme. Les armes sont d’ailleurs un enjeu important, puisque les militaires forment un complot pour s’en saisir et rétablir « l’autorité bafouée ». Berthaut lance un avertissement au commandant :

« Pour cette fois-ci, nous vous laisserons aller. Seulement, prenez bien note de cet avertissement : nous vous le déclarons, nous voulons vivre tranquilles ; nous ne voulons pas être condamnés à une méfiance perpétuelle, et parce qu’il plaira à un toqué d’autoritarisme d’être continuellement en état d’agitation pour venir nous imposer ses loufoqueries, passer le meilleur de notre temps à nous défier les uns des autres et faire le métier de soldats qui nous déplaît souverainement » [26].

On menace même de les fusiller au prochain complot : « Nous voulons être libres. Tant pis pour ceux qui ne veulent pas être raisonnables » [27].

Mais la menace ne vient pas seulement de l’intérieur de l’île : le monde extérieur – l’Europe - se rappelle aux Terrelibériens dans le dernier chapitre. Alors que la colonie prospère enfin, on apprend que la révolte gronde en Europe.

S’attendant à une attaque venant de l’extérieur, les Terrelibériens ont fabriqué des obus. Mais c’est à regret qu’ils se sont armés, conscients que c’est le seul moyen de sauvegarder leur liberté. Lorsque le commandant militaire, qui avait réussi à s’échapper avec les officiers, revient avec un navire, Le Foudroyant, pour combattre les Terrelibériens en bombardant l’île, les utopistes, prêts à répliquer, remportent la victoire. Jean Grave ne propose ici aucune réponse satisfaisante à la question de la violence, mais il a du moins le mérite de reconnaître la faiblesse de sa proposition.

Que va-t-il advenir de cette colonie anarchiste ? Après la dernière attaque du « vieux monde », l’île semble tout à fait sauvée. Un marin insubordonné parvient à rejoindre la colonie et apporte des nouvelles d’Europe : le mouvement de révolte s’est généralisé, la propagande anarchiste progresse, une bombe a éliminé le tsar de Russie, l’Allemagne a organisé un parti républicain, des grèves éclatent en Italie et en Espagne... Ainsi la société contemporaine [28] réapparaît-elle au tout dernier chapitre, et cette allusion va donner sens à l’utopie des Terrelibériens, puisque s’ouvre ainsi la possibilité de leur retour en Europe. Et c’est sur cette possibilité que se termine le roman :

« Le secret de leur refuge était au fond de la mer. Ils restaient, jusqu’à nouvel ordre, libres de continuer à vivre, là, ignorés de tous, ou de renouer avec le vieux monde, comme ils l’entendaient » [29].

La fin de Terre Libre reste ouverte…—

Comme on le voit, on est loin ici des utopies dans lesquelles il ne saurait y avoir aucune contestation, aucune critique. Les dissidences existent, mais elles ne sont pas étouffées : elles se résorbent d’elles-mêmes dans une organisation toujours en mouvement, et ne sont plus une menace pour la communauté. C’est également par la persuasion que seront vaincues les résistances initiales des soldats, dont certains, émerveillés par la vie des Terrelibériens, finissent par se joindre à eux. Le mode de vie des Terrelibériens, basé sur un système d’entraide où l’individu sert la collectivité qui le sert à son tour, s’impose simplement par la force de l’exemple, mais il est intéressant de noter que l’île imaginée par Jean Grave est assez grande pour permettre la coexistence de deux modes de vie.

Comme l’écrit Raymond Trousson, qui lui consacre tout un chapitre de son livre D’Utopies et d’Utopistes, Terre Libre est une utopie d’un genre assez particulier pour attirer l’attention :

« L’œuvre est donc doctrinaire et didactique et résume, sous une forme attrayante, les thèses principales de Jean Grave en tenant cette gageure de préserver une autonomie individuelle harmonisée avec les exigences de la vie sociale, de démontrer par l’exemple la viabilité d’une association libertaire excluant l’exploitation et l’oppression » [30].

Contrairement à la plupart des utopies, qui soumettent l’individu à la collectivité [31], Jean Grave parvient à imaginer une utopie sans l’État ni centralisation. Pour reprendre les mots de René Scherer, « contre tous les pouvoirs qui visent à façonner, à changer l’homme » [32], l’utopie est ici l’affirmation simple de la vie. Il ne s’agit pas de préfigurer un homme total, sujet de toutes les potentialités humaines, mais de disperser le sujet, créer des subjectivations multiples. Ce que permet une organisation ouverte, qui ne s’impose pas comme seul et unique mode de vie.

C’est peut-être pour cela que l’utopie de Jean Grave nous parait située dans un avenir tout proche. L’anarchie réalisée apparaît ici, non comme le produit d’une nature humaine transcendée, mais comme la vocation naturelle de l’homme libéré des aliénations sociales. Comme le note le traducteur à l’édition espagnole (Anselmo Lorenzo) dans sa préface :

« Dans ces pages vit et acquiert une force persuasive cette idée que l’anarchiste est parfaitement humain, qu’il n’est pas un produit de l’imagination, ni d’une doctrine spéciale, qu’il n’est pas besoin d’espérer son existence d’une société meilleure - ce qui serait un absurde renversement de cause à effet - mais qu’il existe aujourd’hui, qu’il existait auparavant, qu’il existera toujours, évoluant progressivement vers la perfection dans tout être humain, homme ou femme ; il est l’égoïste-altruiste qui veut le bien pour lui et pour ceux qu’il aime, parce que c’est la base essentielle de tout bonheur véritable [...] » [33].

L’utopie imaginée par Jean Grave se distingue par les liens qu’elle tisse entre l’île (la nouvelle société) et le « vieux monde ». Deux possibilités sont offertes aux lecteurs à la fin : on peut admettre que la colonie se referme sur elle-même, ou bien penser que son exemple sera exporté en Europe et que la vie des Terrelibériens sera un modèle pour les peuples en lutte. L’utopie d’Han Ryner est plus pessimiste – mais aussi plus conforme à l’utopie « classique » en cela qu’elle expose un modèle de société libertaire qui n’arrive pas à faire d’émules. L’utopie d’Han Ryner participe d’une rupture plus radicale avec la société existante.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.