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Une uchronie anarchiste ? Comment nous ferons la révolution d’Émile Pouget et Émile Pataud

L’uchronie (utopie dans le temps) naît sans doute d’une certaine lassitude à l’égard du schéma maintes fois reproduit de l’utopie. L’idée que le temps imaginaire offre une plus grande plasticité que l’espace donne naissance à l’uchronie, force d’investigation de l’avenir : le monde rêvé se trouve installé, non plus dans quelque île imaginaire, mais dans la France du futur. On considère généralement que la première uchronie est L’An 2440, rêve s’il en fut jamais de Louis Sébastien Mercier, publié en 1771. L’auteur s’endort un soir à minuit et se réveille quelque sept cents ans plus tard dans un Paris nouveau, devenu une société idéale [1].

Le premier à utiliser le terme est Charles Renouvier dans Uchronie (l’utopie dans l’histoire), esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être (paru en 1876 sans nom d’auteur), roman qui se double d’une réflexion sur le genre de l’uchronie. Renouvier présente un manuscrit prétendument composé au XVIIe siècle par un moine victime de l’Inquisition (son uchronie s’arrête au VIIIe siècle). C’est dans l’avant-propos (de l’éditeur) que le manuscrit est défini comme une « uchronie, utopie des temps passés ». L’auteur « écrit l’histoire, non telle qu’elle fut, mais telle qu’elle aurait pu être ». L’éditeur dans sa postface montre l’intérêt d’une construction uchronique, qui « explique l’illusion du fait accompli, je veux dire l’illusion où l’on est communément de la nécessité préalable qu’il y aurait eu à ce que le fait maintenant accompli fût, entre tous les autres imaginaires, le seul qui pût réellement s’accomplir ».

L’uchronie nous intéresse particulièrement ici, dans le lien qu’elle établit avec l’Histoire. En inscrivant le monde imaginé dans un temps qui correspond au passé ou au présent des lecteurs, l’écrivain réduit ainsi l’écart entre l’utopie et ce monde-ci, tout en combattant l’idée que l’ordre actuel est immuable.

La révolution « en se croisant les bras »

Comment nous ferons la révolution [2], écrit par Émile Pouget et Émile Pataud, devait en fait s’intituler : Comment nous avons fait la révolution. Il s’agit d’une sorte de roman d’anticipation, que Kropotkine, dans sa préface, nomme une « utopie syndicaliste », qui est en fait plus proche de l’uchronie.

Comment nous ferons la révolution est écrit en 1909, en pleine crise des mouvements syndicaux. Émile Pouget, rédacteur du Père Peinard, a déjà écrit des romans mais Pataud n’a pas laissé d’autres écrits : on ignore les formes qu’a pu prendre leur coopération littéraire [3].

Voici l’adresse « aux lecteurs » des deux auteurs, rectifiant le titre et rendant ainsi leur projet plus clair :

« Au baptême, notre volume a changé de nom. La faute en est à notre éditeur qui, en présentant sa couverture aux encres d’imprimerie, - qui sont les fonts baptismaux du Livre, - l’a saboté sans vergogne. [...]

Aux lieu et place du titre anachronique qui s’étale sur la couverture devait, en trois lignes, flamboyer :

Comment

nous avons fait

la révolution

Tel est l’intitulé que devait arborer notre bouquin.

Car, vous le savez tous, la Révolution est accomplie !... Le capitalisme est mort » [4].

Les deux auteurs inscrivent donc l’ouvrage dans une fiction rappelée par ce prologue ajouté : la Révolution a eu lieu, ce fut même une « période formidable et sublime », dont les journées furent tragiques à vivre mais « douces » « au souvenir » [5]. L’anticipation est présentée comme la réalité.

Pouget et Pataud répondent en quelque sorte au problème du pouvoir : quel pouvoir a-t-on de faire que la vie devienne idéale ? Comment l’utopie peut-elle être pensée comme réalisable ? « Pour pouvoir être considérée comme un projet cohérent de société, pour échapper à la simple divagation du récit du voyageur, il faut déterminer les leviers efficaces qui, pouvant être mis en action de manière volontariste, sont réellement capables de changer la vie » [6] écrit Alain Pessin dans L’Imaginaire utopique. Ce sont ces « leviers », et l’action qu’ils initient, que vont décrire les deux auteurs.

Le texte s’applique donc à faire le récit d’une révolution passée. Le roman commence par la « débâcle » de la vieille société et se poursuit par la mise en place d’une nouvelle organisation sociale et économique. Dès les premières lignes, le temps du récit est imprécisément situé : « l’année 19.. », mais il sera fait plus tard allusion aux grèves des ouvriers de l’électricité de 1907 et 1908 [7]. Le temps du récit appartient donc au passé récent des lecteurs.

L’événement qui donne naissance à l’uchronie est le basculement d’une grève en grève générale [8]. « La grève partielle, c’est une forme de suicide. La grève générale, ce serait la révolution, la vie possible au travailleur » écrit Louise Michel dans ses souvenirs [9]. La grève générale, c’est la révolution, et la révolution sans violence, comme le suggère Jules Jouy dans une chanson intitulée « Pour la grève » :

« C’est le combat où, pour lutter,

Le pauvre n’a pas de mitrailles :

Il lui suffit, pour résister,

D’un peu de blé dans les entrailles ! » [10]

Pouget et Pataud se saisissent donc du thème de la grève générale, qui évolue dans le roman en affrontement entre police et grévistes. La Confédération du travail et les syndicats ouvriers jouent un rôle moteur dans la forme que prend le conflit : de la grève défensive, on passe vite à la grève offensive – décrite sous les couleurs de l’incendie qui se propage et va embraser la société tout entière :

« Le peuple faisait un pas en avant dans la voie de la révolution : la période de grève de solidarité et purement défensive finissait, et on voyait luire les premiers rayons de la grève offensive, dont les traits de feu illuminaient l’horizon de lueurs d’incendie » [11].

Comment s’effectue ce changement ? La spontanéité joue un grand rôle : le peuple n’a au début que des « aspirations vagues ». « Pour leur donner corps, il y fallait la fécondation révolutionnaire » [12]. La « situation révolutionnaire » est créée par une action répressive de la police, pas plus meurtrière que les précédentes, mais qui va précipiter les événements.

Les auteurs nous présentent ici un type de révolution tout à fait orignal, car elle se fait sans violence (de la part des révolutionnaires), quasiment sans combats. La tactique de la classe ouvrière est résumée ainsi au début du chapitre VII :

« Ce n’est pas à coups de canon que la classe ouvrière a ouvert le feu contre la Bourgeoisie. C’est par un acte formidable et simple : en se croisant les bras. Or, à peine ce geste est-il esquissé que voici le capitalisme secoué par les spasmes symptomatiques de l’agonie » [13].

Les hommes au pouvoir (directeurs des usines, détenteurs des capitaux, gouvernement) se trouvent tout simplement privés de leurs moyens d’action et de répression, ainsi que de leur plus sûr outil de propagande : la presse. « La prise de possession s’organisa avec méthode » [14].

La Société faite pour l’individu

Les mesures mises en place par le peuple au lendemain de cette révolution sont d’inspiration égalitaire et libertaire : on instaure les transports gratuits, ce qui n’est qu’une façon d’étendre à tous les privilèges de quelques-uns.

« Cette gratuité des transports n’était, en fait, que l’extension d’un privilège jusqu’alors réservé aux grands personnages de l’État, aux députés et aux autres notabilités, ainsi qu’à certaines catégories de fonctionnaires et aux employés de chemin de fer » [15].

On accorde les habitations les plus luxueuses aux vieillards, on reloge les plus mal lotis. Ce n’est que progressivement que l’on peut réduire le temps de travail (jusqu’à six heures par jour), le repos arrivant autour de la cinquantaine. La nouvelle société inaugure « la création de l’abondance » (c’est le titre du chapitre XXV), montrant bien par là que la misère était, dans un régime capitaliste, un choix des politiques gouvernementales et non une fatalité :

« Quand se fit la transition entre les deux régimes, on savait combien les crises de surproduction qui déséquilibraient la société capitaliste étaient artificielles : on savait que jamais il n’y avait eu réellement pléthore, mais seulement crises d’engorgement, résultant d’une répartition inégale et insuffisante » [16].

Les conséquences de ces mesures égalitaires sont immédiates : le bien-être général entraîne la disparition de certains vices qui étaient propres à la société passée, comme par exemple l’alcoolisme. Non que l’alcool soit banni de la nouvelle société, mais les cabarets, lieux de perdition de l’ouvrier exploité, disparaissent et sont remplacés par des lieux de convivialité, où l’on peut aussi bien consommer que lire, se rencontrer, discuter [17].

L’ouvrage ne nous dit pas ce que va devenir cette société. Il est précisé dans le dernier chapitre conclusif que le système est évidemment imparfait, et l’idéal non atteint, mais le sera-t-il jamais ? Pouget et Pataud ont renoncé au rêve de perfection utopique. Cependant, c’est un mouvement en avant qui a été impulsé par la révolution libertaire, et il est irréversible : « Nulle force coercitive ne peut se mettre en travers de l’évolution » [18]. Le texte se termine sur une certitude : « la révolution est irrévocable, que toute réaction est impossible » [19]. Si cette révolution est la dernière, c’est qu’elle n’a pas remplacé un pouvoir par un autre, mais a empêché tout pouvoir de se concentrer à un endroit. La révolution est invincible car le pouvoir n’est plus à prendre, ni l’État :

« Ils [les résistants] ne pouvaient rien de réellement efficace contre la révolution. Il ne s’agissait plus de renverser un gouvernement, mais d’anéantir la puissance créatrice des corporations et de replonger tout un peuple dans le salariat. Or, par où attaquer la société nouvelle ? Il n’y avait plus de centralisation étatique et les moyens de communication et de transport étaient aux mains des fédérations de travailleurs qui paralysaient les réacteurs, sans grand effort. L’œuvre de contre-révolution était donc impossible, car elle impliquait l’abdication de la classe ouvrière » [20].

Après l’extermination des derniers « réacteurs » : « il leur était aussi impossible de combattre le Fédéralisme triomphant, que d’étreindre l’Océan à pleins bras » [21].

La question de pouvoir est au centre de cette uchronie. Elle est liée à la question de la non-violence : par exemple, c’est en ne répondant pas aux provocations policières que la foule peut s’imposer. La tactique de la non-violence permet d’éviter des batailles inutiles et dangereuses et des pertes immenses. C’est donc en refusant de combattre l’ennemi sur son terrain, d’employer les mêmes outils que lui, que la foule obtient la victoire, car dès lors, les moyens répressifs utilisés par la police deviennent inefficaces (comme dans l’utopie d’Han Ryner) :

« Une telle passivité dans la révolte rendait difficile l’emploi, contre ces bandes, des moyens violents » [22].

Les syndicats refusent également de s’emparer des centres du pouvoir, de les disputer aux capitalistes : ils mettent en place un système alternatif, basé sur le communisme, qui se révèle plus satisfaisant que son concurrent :

« Les syndicats, tout en enrayant les efforts d’alimentation du pouvoir, organisèrent un système concurrent qui, tout informe qu’il fût, était supérieur » [23].

La puissance de cette nouvelle organisation réside dans le refus de la centralisation. Au début, le gouvernement cherchant à combattre la rébellion est vite conscient de son impuissance devant le mouvement populaire : l’absence de chefs ne permet pas l’arrestation de quelques personnalités qui paralyserait la révolte. Non centralisé, le mouvement n’est pas localisable :

« Le mouvement révolutionnaire qu’il voulait écraser avait ceci de typique que, n’étant pas centralisé, son éparpillement rendait l’opération plus ardue. Sur quels point convenait-il de porter l’effort décisif ? » [24]

Lorsque les insurgés envahissent la Chambre des députés, c’est pour déclarer l’inutilité du Parlement. Les bâtiments gouvernementaux seront ensuite détruits afin de ne pouvoir être réemployés. La nouvelle société sera, du point de vue politique, décentralisée et fédérative :

« Donc, sur les ruines de la centralisation, d’où découlaient la compression et l’exploitation des individus, allait s’instaurer une société décentralisée, fédérative, où l’être humain pourrait évoluer en pleine autonomie. C’était le renversement complet des termes : jusqu’ici, l’homme avait été sacrifié à la société, - dorénavant, la société serait faite pour lui, elle serait l’humus dans lequel il puiserait la sève nécessaire à son épanouissement » [25].

On se passe de gouvernement : des délégués sont mandatés pour la gestion de l’économie et des affaires courantes, et ces délégués sont connus de ceux qui les ont nommés et sont élus pour un laps de temps déterminé :

« Il y avait des travailleurs, siégeant momentanément et ayant à se prononcer sur des points élucidés par les camarades qui les avaient mandatés » [26].

Le syndicat se substitue à l’ancienne municipalité : ainsi en ont décidé les gens qui se sont ralliés « à la forme de gouvernement qui répondait le mieux à leurs désirs : le syndicat ! » [27]

Du point de vue économique, la monnaie est conservée comme résilience de l’ancien système, en attendant qu’elle disparaisse totalement dans les échanges intérieurs. Les exportations ne concernent que le trop-plein de production, ce qui entraîne une réévaluation totale de la richesse :

« On ne jaugeait plus le degré de prospérité et de richesse du pays d’après l’étendue des exportations, mais, tout simplement, d’après la quantité de bien-être répartie entre toute la population » [28].

Par la suite, un « chèque social » n’intervient que pour fixer la valeur de l’échange effectué entre producteurs et consommateurs, en noter le point d’équilibre : « mais il n’établissait pas, comme autrefois la monnaie, un bénéfice au profit de l’un des contractants » [29].

La justice dans la nouvelle société est une justice directe : les témoins de violence se laissent parfois aller à « des actes de justice sommaire » (on exécute des violeurs par exemple). Cette violence est jugée féconde car elle sert d’exemple et prévient d’autres actes semblables.

« Pour cruel et inexorable que fût ce système d’immédiate répression, il était moins répugnant que la procédure ancienne, avec son attirail judiciaire, - et il avait l’excuse d’une légitime colère, que n’avait pas le magistrat opérant à froid » [30].

Dans la deuxième partie du roman, la plus prospective, la liaison avec le passé n’est nullement interrompue. Occasionnellement, il est fait allusion à des mouvements populaires : à la révolution russe de 1905, au conflit de Cluses, à l’action des viticulteurs en 1907. L’histoire, porteuse d’enseignements, est une référence constante pour les révolutionnaires, et de nombreuses allusions sont faites à la révolution de 1848 ou à celle de 1789 (le rôle qu’y a joué la spontanéité révolutionnaire, le risque qu’il y aurait à recommencer une nuit du 4 août, l’attitude des révolutionnaires prise par rapport aux monuments cultuels) [31]. La Commune est évidemment très présente : le souvenir du 18 mars 1871 joue un grand rôle dans le ralliement des soldats au peuple. Mais elle sert aussi de contre-modèle : on refuse une nouvelle « commune » par crainte du parlementarisme, et on se rappelle aussi son attitude par rapport à la Banque :

« Le premier soin fut de ne pas retomber dans les errements de 1871. Le souvenir de la Commune montant la garde aux caves de la banque de France, dont les millions servirent à alimenter la répression versaillaise, était trop vivace et trop obsédant pour qu’on commît la même faute. Les révolutionnaires avaient le sens des réalités sociales [...] » [32].

De même, on évite de conserver l’Hôtel de ville pour éviter de reproduire le passé :

« Mais comme l’Hôtel de Ville avait derrière lui le prestige de la tradition révolutionnaire, les syndicalistes durent veiller, nous l’avons vu, pour que cette attirance ne fut pas exploitée et pour éviter tout pastichage du passé, - une résurrection de la Commune » [33].

« La vie allait reprendre sa revanche ! »

Une grande place est accordée à l’art dans la société nouvelle. Dès la victoire populaire, une attention particulière est donnée au journalisme : « des équipes d’écrivains révolutionnaires ainsi que d’ouvriers d’imprimerie, avisèrent à assurer la réapparition des journaux. Il était normal que, les conditions sociales se trouvant bouleversées, les conditions d’édition le fussent aussi » [34].

On voit au passage qu’est abolie la distinction entre métiers « mineurs » et « majeurs », mettant fin à l’aristocratie du travail « intellectuel » - et l’égalité des salaires est instaurée. Dès le début de la révolution, beaucoup d’étudiants et de prolétaires intellectuels s’étaient joints aux insurgés. Après la victoire populaire, certains s’accommodent de la nouvelle société, et de l’égalité et l’équivalence des fonctions. La médecine devient une fonction sociale et non un commerce. Les militants ouvriers

« enseignaient qu’un être humain n’acquiert pas, grâce au savoir, des droits supérieurs à ceux des autres hommes et qu’il n’a pas à réclamer une rémunération d’autant plus élevée qu’il est plus instruit ; ils démontraient que celui qui est pourvu d’instruction en est redevable à ses professeurs, aux travaux accumulés par les générations passées, à toute l’ambiance qui le baigne, - et qui lui a permis le développement de ses facultés » [35].

Les quotidiens remplissent un rôle d’information, ils distribuent le savoir également entre tous, assurent la « circulation » des idées :

« [les quotidiens] ne pouvaient être que le produit de l’entente et de l’effort – autant au point de vue matériel, qu’intellectuel, - des ouvriers de toute catégorie, œuvrant pour les jeter dans la circulation » [36].

Des journaux oraux à publication ininterrompue sont diffusés dans les endroits publics (comme dans les Lettres de Malaisie de Paul Adam). Par ailleurs, la liberté de la presse est entière et le champ de la critique illimité.

Mais la question se pose bientôt de l’utilité des métiers de l’industrie du luxe :

« Tout en considérant que leur savoir-faire ne pouvait être dédaigné, car les besoins d’art et de luxe devaient être satisfaits, - vulgarisés et non éliminés, - ils conclurent que, momentanément, leur effort devait se reporter sur des productions de plus urgent besoin » [37].

C’est une fois les besoins premiers assurés que l’on peut songer au « luxe ». Apparaît alors une nouvelle organisation des théâtres, dans laquelle on prend en compte la satisfaction du public. Bientôt, le « théâtre d’amateurs » se généralise [38]. Il en va de même pour toutes les productions littéraires :

« La publication des ouvrages divers, romans, poésies, œuvres de science, d’histoire et autres s’effectuait à peu près de même manière : les syndicats du livre se chargeaient de l’édition et ces ouvrages, outre une large diffusion gratuite dans les groupements et les bibliothèques, étaient mis en vente, dans les magasins et dépôts sociaux, comme produits de luxe. Souvent l’auteur devait, de ses personnels "bons", couvrir les frais d’impression de son œuvre, - quitte à en recevoir le remboursement au cas de succès. [...]

Grâce à cette organisation de la production littéraire, d’art et de luxe, les œuvres nouvelles se faisaient jour sans que leurs auteurs aient à lutter contre l’hostilité ambiante ; sans qu’ils aient à surmonter routine et préjugés, sans calvaire à gravir. C’est que, nulle barrière ne se dressait entre elles et le public » [39].

Les musées changent radicalement de forme, et l’art s’universalise en même temps qu’il s’humanise. Il est finalement appelé à être ce qui lie les individus (l’avant-dernier chapitre est intitulé : « art et religion ») :

« L’art, doublé de la science, comblerait le vide laissé dans les âmes par la mort des religions. Celles-ci avaient maudit la vie, maudit la beauté, condamné les sens et leur expansion joyeuse, exalté l’abaissement et le renoncement.

La vie allait reprendre sa revanche ! » [40]

On voit au passage tout ce que doivent ici les auteurs aux conceptions artistiques de Proudhon, Kropotkine et Jean Grave. Doit-on craindre que le niveau d’exigence artistique baisse ?

« Et il n’y avait pas à redouter que le niveau d’art baissât en s’universalisant. Loin de là, il gagnerait en étendue et en profondeur. Son domaine serait illimité ! Il imprègnerait toutes les productions. [...] L’art serait en tout ! » [41]

Évidemment, dans la société nouvelle, l’éducation est entièrement revue et réorganisée. À l’enfant, on reconnaît des droits :

« [...] il ne fut reconnu à personne, ni à un individu, ni à un groupe, le droit de pétrir son cerveau, de lui inculquer telles manières de voir et de penser, plutôt que telles autres » [42].

L’enseignement est intégral. Mais comment faire pour éviter la propagande ? L’enseignement de l’histoire, en particulier, pose problème :

« La difficulté commençait avec l’étude de l’histoire : il fut recommandé aux éducateurs d’exposer les faits historiques avec la préoccupation, non de faire partager leur conception à leurs élèves, mais avec celle de les mettre en mesure d’apprécier et de juger, - de se former une opinion qui émane bien d’eux et qui ne soit pas un reflet de la personnalité du maître » [43].

L’éducation se devra aussi d’abolir toute distinction entre les filles et les garçons. Les relations entre les sexes sont ainsi amenées à changer radicalement. La femme n’est plus prisonnière des rôles de ménagère ou courtisane ; des machines la libèrent des travaux ménagers et dès lors aucune revendication n’est nécessaire :

« elle n’avait pas non plus à poursuivre l’enfantin dada des suffragettes qui n’avaient vu de libération pour elle que dans la conquête du bulletin de vote » [44].

Désormais : « La femme, groupée comme l’homme, dans des syndicats professionnels, était sur un pied d’égalité avec lui et, comme lui, elle participait à l’administration sociale » [45]. La maternité est consciente et acceptée à l’heure choisie par la femme. L’enfant est toujours le bienvenu car : « il y avait belle place pour lui au banquet social » [46].

L’uchronie présente bien évidemment un tableau, en arrière-fond, de la société capitaliste et républicaine. C’est la structure même de cette société qui est mise en cause. D’abord, la République a trahi les espoirs :

« La République avait perdu son attirance d’antan. Elle avait déçu tous les espoirs. Au lieu de devenir ce que sous l’Empire, on avait rêvé qu’elle serait, - un régime social, ébauche d’un monde nouveau, - elle était ce que la structure de la société rendait inévitable : un gouvernement faisant, comme sesprédécesseurs,les affaires de la classe possédante, - de la Bourgeoisie » [47].

L’égoïsme et les tendances destructrices de l’homme sont dus en grande partie à la société. Ainsi dans la nouvelle organisation :

« Cette tendance à la franchise et à la bonne foi dans les rapports économiques, ce mépris du mensonge, ce dédain de l’esprit de lucre, se manifestèrent dès les premiers instants. Ils allaient s’accentuer encore, - et ce, d’autant plus qu’ils n’étaient pas le résultat d’une culture individuelle, mais qu’ils découlaient de la structure sociale elle-même » [48].

C’est pourquoi, entre autres exemples, dans la nouvelle organisation, l’or perd son pouvoir dangereux. Le métal n’est pas en soi précieux ou vil, c’est la structure du système économique qui permet l’inflation :

« Certes, grands avaient été les malheurs engendrés par la royauté de l’or, par sa monopolisation ; mais ce métal, désormais détrôné, réduit à n’être plus qu’une simple marchandise, était privé de son poison ; il n’avait plus aucun pouvoir d’absorption, ni d’exploitation, - par conséquent son utilisation ne présentait plus de dangers » [49].

On pense ici aux réflexions de Georges Eekhoud et de Georges Darien sur les mots, dévalués ou monopolisés : ne peut-on imaginer une organisation où toute inflation verbale serait rendue inutile, inefficace, où la structure même de la société rendrait toute manipulation inoffensive ?

Ainsi, ce n’est pas l’homme que les révolutionnaires veulent changer, mais le système : après la révolution, l’homme n’est pas devenu meilleur, et pourtant les relations entre les hommes s’améliorent :

« On eût tort d’en conclure à une considérable amélioration de l’être humain. Cette modification était une question de milieu. Les hommes n’étaient ni meilleurs, ni pires ; ils étaient, tout comme avant, ni bons, ni mauvais » [50].

Désormais, ce n’est plus la lutte de tous contre tous, mais l’intérêt de chacun trouve satisfaction dans la satisfaction de celui de ses semblables : « à la lutte, aux rivalités, aux discordes, aux déchirements, et à la guerre entre humains, se sont substituées l’entente, la cordialité, l’entraide » [51]. La révolution « prétendait modifier l’homme par la transformation du milieu » [52], c’est pourquoi une des premières mesures des révolutionnaires sera la déchristianisation, la destruction de certains édifices religieux ou gouvernementaux.

Comment apparaît le langage dans le roman ? Il est significatif que l’on parle finalement très peu dans ce roman. Même la réunion d’un cortège de grévistes qui enterrent des victimes de la répression policière n’est pas l’occasion de nombreux discours :

« Là, au bord des fosses, brefs et vigoureux furent les discours. Nul ne songeait à phraser. Et d’ailleurs, au delà des quelques milliers d’auditeurs pouvant entendre, s’amoncelaient les foules auxquelles ne parvenaient même pas le bruissement des paroles. En exclamations qui sourdaient en sanglots, en termes hachés que ponctuaient les poings levés, les uns après les autres, les orateurs conclurent par un serment qui, sous le ciel bas et gris, se répercuta en violentes approbations : la grève n’aurait ni fin ni trêve que le gouvernement n’ait capitulé [...] » [53].

Le discours est l’apanage des membres du gouvernement, qui, voyant le soulèvement populaire, cherchent à instaurer une « commission provisoire » de « gouvernement révolutionnaire », habiles à jongler avec les mots pour garder leur pouvoir : « … quelle que fût son appellation ! La chose leur importait, plus que l’étiquette ! » [54]

Pourtant, il y a bien des discussions qui président à la mise en place d’un nouveau système : par exemple, autour du problème de la rémunération et de la répartition du travail :

« Sur ce sujet, les discussions furent longues, passionnément approfondies. Les solutions entrevues et prônées, tenaient au cœur des délégués et chacun exposait et défendait sa thèse avec une conviction vive et ardente. Tous sentaient qu’il ne s’agissait pas d’entraîner une majorité, de la subjuguer grâce à une rhétorique subtile, à des procédés oratoires, - mais, de dégager un mode de relations et de rapports (de producteurs à consommateurs) qui, malgré des défectuosités inévitables, et quoique ne répondant pas pleinement à l’idéal de chacun, serait pourtant accepté par tous comme une solution d’autant plus raisonnable qu’elle ne barrait pas l’avenir » [55].

On voit donc que les intérêts sont différents d’auparavant, le langage n’a plus donc à servir à la domination, mais au bien commun. Le langage, comme l’or, n’est pas en soi un obstacle ou un adjuvant à la démocratie, mais il joue un rôle différent dans des systèmes différents.

L’élimination des opposants et la « pacification intellectuelle »

Tous les opposants n’ont pas disparu immédiatement de la nouvelle société syndicaliste. Pendant longtemps s’opposent d’un côté les grève-généralistes (partisans et acteurs de la grève générale), de l’autre les réacteurs [56]. Que faire des opposants à la nouvelle société ? On ne saurait leur imposer de contraintes :

« C’eût été une mauvaise solution, car elle eût consisté à substituer une autorité prolétarienne à l’autorité capitaliste » [57].

On use envers les réfractaires d’un « boycottage ». Beaucoup des anciens privilégiés ont émigré, certains s’adaptent, les autres vivent en marge de la société. Les « apaches » sont rejetés hors de la communauté, se refusant au pacte, on les bannit. Lorsqu’on ouvre les prisons, on libère les prisonniers politiques. On propose aux détenus de s’intégrer à la nouvelle société ou bien de s’exiler. Ils sont libres de refuser le « contrat social » qu’on leur propose ou de se « régénérer » par le travail [58]. D’après les auteurs, la question des opinions est une fausse question : on ne se bat plus pour des opinions politiques, ou des croyances religieuses.

« La révolution avait réalisé un prodige qui, jusqu’à son triomphe, avait paru aussi fantasque à rechercher que la quadrature du cercle, - la fusion des opinions » [59].

Ainsi, si la nouvelle société n’est pas totalitaire dans ses moyens, elle finit tout de même par aboutir à la dissolution de toutes les discordances.

« Cette harmonie idéologique, cette pacification intellectuelle découlaient de l’agrégat social et non des vouloirs individuels. La révolution, après avoir brisé les formules et les dogmes, n’en avait imposé aucun. [...] [Accalmie dans le domaine intellectuel et moral] qui n’excluait pas l’efflorescence variée des doctrines » [60].

Pourtant, la réaction résiste. Le gouvernement essaie de se reconstituer en province : au camp de Châlons, avec des débris de l’armée, ils tentent de réorganiser une force militaire. Mais les bourgeois sont privés de moyens financiers : « L’or avait perdu son attraction d’asservissement » [61]. On extermine les derniers « réacteurs » par la terreur, les bombardements.

« On laissa les survivants s’échapper, sans armes. Les confédérés n’avaient d’autre visée que de se défendre, d’écraser définitivement la réaction, - et non d’abattre les vaincus » [62].

C’est là où, selon moi, l’uchronie libertaire de Pouget et Pataud pose problème. Les auteurs ne soulèvent pas la véritable question de la concordance entre les moyens employés et les fins souhaitées. Il semble bien que pour les travailleurs, tous les moyens soient bons. Ainsi, à propos du sabotage :

« Voulant épargner la fin, - le triomphe de la grève, - ils avaient l’audace de ne répudier aucun des moyens pouvant les rapprocher du but » [63].

Le même problème peut pourtant être légitiment soulevé au sujet de l’usage des armes. On voit dans le roman le peuple s’armer afin de parer à toute éventualité de réaction, constituer des groupes de défense (qui, est-il dit, se distinguent des anciennes armées en ce qu’ils sont des cohortes syndicales, c’est-à-dire le peuple armé lui-même). Mais les auteurs escamotent la question du détournement possible de ces armes : pour être admis dans ces groupes armés il faut être connu et patronné par quelqu’un. Cette mesure peut-elle suffire à prémunir les travailleurs d’un usage des armes allant contre la liberté ? [64]

Le problème de l’usage de la violence se pose avec acuité dans les derniers chapitres, qui décrivent la réaction du « reste du monde » face à la révolution sociale advenue dans un seul pays (voir le chapitre XXVI : « Complications extérieures »). Les relations diplomatiques avec les autres pays ont été interrompues, tout contact entre les organismes économiques issus de la révolution – représentant la négation de tout gouvernement – et les États étant devenu impossible. On a seulement maintenu les relations avec les confédérations ouvrières des autres pays. De nombreux capitalistes se sont réfugiés en Allemagne et menacent d’écraser la révolution. Comme on ne veut pas recourir au système ancien de l’armée régulière, on a alors l’idée de chercher à utiliser de nouvelles découvertes scientifiques pour lutter contre l’ennemi : ondes hertziennes, torpilles aériennes téléguidées, diffusion de germes bactériologiques… Le problème de l’usage de ces techniques de destruction massive n’est à aucun moment posé dans le roman. Or il faut être bien naïf, ou bien aveuglé, pour imaginer que seuls les révolutionnaires feront un bon usage de ces moyens dont ils ont pour le moment l’apanage. L’explication donnée par les auteurs est pour le moins rapide :

« Ces procédés de défense et d’extermination étaient, nous l’avons dit, connus antérieurement. Mais les gouvernements s’étaient toujours refusés à en envisager sérieusement l’application. Ils entendaient garder, même sur les champs de bataille, des apparences de civilisation… Des apparences seulement ! Car il y avait davantage de véritable barbarie à lancer des milliers d’hommes les uns contre les autres, qu’à employer ces redoutables procédés » [65].

Ainsi ces procédés, visant à rendre toute guerre impossible en renforçant les frontières, sont utilisés contre les troupes étrangères qui tentent d’envahir le pays : de simples soldats sont empoisonnés par des armes bactériologiques, et subissent des frappes qu’on qualifierait aujourd’hui de chirurgicales. Les victimes sont innombrables. Les combattants de la société nouvelle diffèrent cependant de nos guerriers modernes en ce qu’ils ne cherchent pas à anéantir un peuple entier : « On laissa les survivants s’échapper, sans armes. Les confédérés n’avaient d’autre visée que de se défendre, d’écraser définitivement la réaction, - et non d’abattre les vaincus » [66].

C’est donc ici, dans cette absence de réflexion sur la violence, que se trouve la principale faiblesse du roman. Voulant, par ailleurs, donner à réfléchir, il fait l’impasse sur le problème de l’utilisation des armes, problème pourtant primordial dès que l’on aborde le thème de l’utopie anarchiste. C’est sur un autre terrain pourtant que se placent les critiques de l’époque (tout comme ceux de notre époque, d’ailleurs). Là encore, il s’agit de savoir si le roman de Pouget et Pataud penche davantage vers le programme politique ou vers l’utopie.

Les critiques de Comment nous ferons la révolution

L’accueil du roman à l’époque de sa parution est assez mitigé. Jaurès (présenté dans le roman sous les traits de l’orateur socialiste qui invite les parlementaires à se rallier à la révolution), traite le texte comme un manifeste politique. Dans un compte-rendu du roman, amplifié par une conférence à l’hôtel des Sociétés savantes le 20 novembre 1909, il critique l’inspiration anarchiste des auteurs, leur irréalisme, la fragilité du syndicalisme révolutionnaire, tant le schéma selon lequel le régime capitaliste s’écroule – dans le roman - est idyllique et le nouveau système économique flou et irréaliste [67]. Jaurès rejoint en fait Kropotkine qui, dans sa préface, fait un seul reproche aux deux auteurs : celui d’avoir atténué la résistance que la révolution rencontrera sur son chemin.

C’est Victor Griffuelhes qui répond à Jaurès dans La Vie ouvrière [68]. Selon Griffuelhes, Jaurès prend à tort au sérieux ce qui n’est qu’un roman, « une œuvre de fantaisie littéraire et imaginative ». Il relève que « bien des syndicalistes révolutionnaires estiment [l’ouvrage] pour le moins inutile », et juge sa lecture « attrayante pour tous, excitante pour les rastas ». Il conclut : « il n’est pas – et leurs auteurs ne l’ont pas voulu – une œuvre constructive de révolution ».

Là encore, comme à la réception de La Clairière, les critiques hésitent sur ce qu’il faut faire du roman : le prendre pour un manifeste politique et le juger en tant que tel, ou bien y voir une utopie qui n’a que peu de rapport avec la réalité historique et ne saurait donc être critiquée de ce point de vue. Jaurès fait une critique politique du roman, estimant qu’il s’agit d’un manifeste. De fait, le récit n’a de roman que le nom. Les deux auteurs ne se sont pas donné la peine de construire une histoire avec des personnages mais se contentent d’un récit d’histoire-fiction où seuls les groupes sociaux et les institutions sont représentés. La critique de Jaurès sur l’irréalisme du récit sonne juste. Pourtant, il demeure que Pataud et Pouget ont choisi la fiction pour exposer certaines de leurs idées : l’idée de la grève générale, génératrice d’une dynamique unitaire, et le rôle moteur des syndicats dans la révolution et la mise en place du monde nouveau. Le monde décrit est plus un scénario possible qu’un plan à appliquer tel quel. Ce sont les mécanismes de prise de décision et l’évolution des mentalités qui sont essentiels, plus que les mesures elles-mêmes. Plus qu’un projet fini, l’ouvrage se veut une arme de militant.

Mentionnons enfin une brochure de Victor Méric consacrée au roman de Pataud et Pouget, ayant pour titre : Comment ON fera la révolution  [69]. Méric considère qu’il s’agit d’une œuvre de fiction, qui n’a donc pas à être jugée comme un manifeste politique : « Les théoriciens s’étaient effacés devant les romanciers fantaisistes » [70]. Si le livre a fait beaucoup de bruit lors de sa parution, c’est, selon lui, que les auteurs ont modifié la manière d’envisager l’utopie : il ne s’agit pas pour eux d’édifier le paradis mais de réfléchir sur les moyens pour transformer la société actuelle. Ils ne décrivent pas tant la révolution que l’insurrection : le moyen de détruire l’ordre actuel leur importe plus que l’édification d’une nouvelle société. Victor Méric s’emploie ensuite à critiquer ou justifier les moyens révolutionnaires préconisés par Pouget et Pataud dans le roman.

Avec « l’expérience » mise en scène dans La Clairière, ou l’uchronie décrite dans Comment nous ferons la révolution, nous avons affaire à deux textes dont le statut littéraire pose problème aux lecteurs de l’époque : on les lit comme des textes réalistes, non comme des utopies littéraires ; on les discute comme des traités politiques, non comme des œuvres de fiction.

Ces deux textes en tout cas inscrivent délibérément le projet communiste-anarchiste dans un futur possible. Il convient de garder à l’esprit le ton de ces deux ouvrages avant d’aborder deux utopies anarchistes (au sens strict). On verra ce faisant que, même lorsque les écrivains anarchistes se plient aux règles de l’utopie, celle-ci n’est jamais coupée du réel (ce qui, j’y reviendrai, la protège contre les risques de l’idéologie)

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.