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Caroline GRANIER
Des expérimentations littéraires.- Brève histoire de l/’utopie au dix-neuvième siècle

Les utopies, au sens d’une projection vers l’avenir, ont toujours existé. Le mot, forgé par Thomas More [1] en 1516, a été ensuite appliqué indistinctement à toute les constructions sociales jugées impossibles ou inaccessibles. Le double sens vient au départ de l’homophonie du mot : ou-topia (pays de nulle part) et eu-topia (pays de bonheur). D’abord métaphore géographique renvoyant à un pays imaginaire (à partir de Rabelais), le mot utopie couvre ensuite l’acception d’un genre littéraire. Le sous-entendu politique se confirme dès la seconde moitié du dix-huitième siècle, le plus souvent en accentuant le caractère négatif d’irréalité, d’impossibilité.

A. Brève histoire de l’utopie au dix-neuvième siècle

La péjoration du terme s’accentue au dix-neuvième siècle dans la polémique entre la bourgeoisie et l’école libérale, et les écoles du socialisme d’avant 1848 : le sens du mot dépendra désormais du point de vue idéologique du locuteur. En effet, dès la première moitié du dix-neuvième siècle, nous dit Funke :

« La notion d’utopie est mise en perspective, c’est-à-dire que sons sens dépendra des points de vue idéologiques de locuteurs ou scripteurs : elle n’est presque jamais employée comme autodétermination mais toujours comme dénomination péjorative d’autrui » [2].

La bourgeoisie utilise le terme utopie comme synonyme de « communisme » ou « socialisme », alors que les socialistes et les communistes repoussent cette accusation et l’interprètent comme antonyme de leurs noms de parti [3].

À la fin du dix-neuvième siècle, le terme d’utopie est donc éminemment ambigu, et subit de nombreuses altérations. L’utopie acquiert une nouvelle définition dans la théorie de Marx et Engels [4]. Ceux-ci condamnent dans les systèmes des socialistes (Owen, Saint-Simon, Fourier [5]) un « socialisme utopique », c’est-à-dire, selon eux, fondé sur l’idéal sentimental d’une cité construite comme une épure, par la seule imagination. Il s’agit pour eux d’une conception généreuse mais jugée platonicienne et puérile : l’utopie est définie comme l’espérance d’un temps où le développement des forces productives ne donne pas encore aux prolétaires les moyens de leur émancipation réelle. Elle a donc un double aspect : c’est une critique positive correspondant aux besoins du prolétariat, mais aussi une solution réformatrice chimérique où les plans d’un individu et l’appel à la sollicitude des puissants et des possédants suppléent à une action de masse encore inconcevable. Ce double aspect est en concordance avec l’état encore embryonnaire de la classe ouvrière, avec ses besoins mais aussi avec sa conscience qui, ne lui laissant pas voir encore ses capacités d’auto-émancipation, l’incite à attendre d’en-haut des solutions à ses misères : « Cette description fantasmatique de la société future, à une époque où le prolétariat est encore parfaitement embryonnaire et par suite se fait encore lui-même une représentation fantasmatique de sa propre situation, naît de sa première aspiration instinctive à une transformation générale de la société » [6]. Pour Marx, les socialistes utopistes rejoignent donc les socialistes « réactionnaires et conservateurs » : « ils rejettent toute action politique, notamment toute action révolutionnaire [...] » [7]. À ce « socialisme utopique », Marx et Engels opposent le « socialisme scientifique », sorte de physiologie sociale apte à étudier, historiquement et scientifiquement, les phénomènes de la production et de l’échange pour en déterminer les lois d’évolution. Ce socialisme élabore des concepts qui éclairent des actions déjà existantes afin de les renforcer et de leur fixer des objectifs précis. En effet, au moment où ils écrivent le Manifeste du Parti communiste, le travail militant a montré à Marx et Engels que l’activité théorique doit se greffer directement sur les pratiques de masses si elle veut être opératoire.

« Enseignés sur ce point par Hegel, ils ont bien vu que l’utopisme ne consiste nullement à rêver une société mieux organisée (ou désorganisée), mais à proposer un objectif de combat qui en s’articule pas immédiatement sur les luttes réelles » [8].

Marx ira jusqu’à dire : « Quiconque compose un programme de société future est réactionnaire » [9]. Toutes les utopies (en particulier les utopies socialistes du dix-neuvième siècle) sont dès lors traitées par le marxisme comme des idéologies (dans la mesure où elle ne sont pas scientifiques) [10].

Les systèmes des socialistes utopiques – Fourier, Cabet, Leroux – subissent également les attaques de Proudhon, mais portées d’un point de vue différent de celui de Marx et Engels. Dans son Système des contradictions économiques ou Philosophie de la Misère (1846), Proudhon emploie comme synonymes les concepts de communisme, socialisme ou utopie [11]. Il est le premier à attaquer l’Icarie de Cabet, et du même coup toutes les utopies dont il dénonce le caractère limité et l’esprit totalitaire. Cabet avait inspiré une colonie icarienne à Nauvoo en 1847 (l’Icarie a survécu jusqu’en 1895). La Voix du peuple publie le 17 avril 1850, en première page, une longue protestation de 16 ex-Icariens (hommes et femmes), qui est un réquisitoire contre le despotisme des communautés communistes. Les anciens Icariens répondent en fait aux « attaques calomnieuses de M. Cabet lancées contre nous, et sur la manière de diriger l’émigration icarienne ». Accusant M. Cabet de s’être comporté en « dictateur » et d’avoir brisé le contrat social de l’Icarie, ils dénoncent au passage des mesures qu’il jugent liberticides : la confiscation des armes et l’interdiction de la chasse, la censure exercée sur le courrier personnel, la destruction de la famille, l’humiliation que constitue la stricte obéissance aux règlement, etc. Au lieu de servir « le triomphe de l’humanité », la colonie s’est retrouvée forcée « de servir de marche-pied pour l’orgueil et la vanité d’un homme ».

La Voix du peuple en profite pour donner son analyse des causes de l’échec de l’utopie icarienne : ce sont « les fausses idées répandues de nos jours sur l’organisation sociale, et, entre autres, l’absorption de l’individu dans l’État » qui ont aboutit à la dictature de Cabet. Dans la communauté qui se voulait égalitaire et fraternelle d’Icarie, ce sont tous les vices du système actuel qui se reproduisent, aggravés du fait du petit nombre des participants : la concentration des pouvoirs, la suppression des libertés, l’intolérance des opinions, la distinction des classes, la division du peuple en majorité et minorité (une majorité qui se dit satisfaite et une minorité qu’on opprime) : « c’est parce qu’il [Cabet] a voulu substituer l’initiative de l’État à l’initiative individuelle, qu’il a été tyrannique, infidèle à son mandat, impuissant, ridicule ». Et Proudhon de conclure que c’est là que mènent invariablement « les sectes socialistes, qui, au lieu de prendre pour base et point de départ des nouvelles institutions, la liberté individuelle, absolue, progressive, ramènent tout à l’intérêt collectif, à l’autorité collective, à l’État ». Il accuse nommément Louis Blanc, les disciples de Fourier, ou Pierre Leroux. Seules les doctrines anarchistes, en mettant au-dessus de tout la liberté, ne risquent pas de tomber dans un tel système :

« Pour nous qui n’avons jamais cessé, un seul instant, de nous réclamer de la liberté ; nous qui, au nom de la liberté, ne cessons de protester contre l’État ; nous qui combattons chaque jour les propositions communistes, fouriéristes, les utopies sociétaires, communautaires et fraternitaires, parce qu’elles sont toutes violatrices de la liberté ; nous qui n’imposons à la liberté d’autre loi que le respect d’elle-même, la fidélité à elle-même, le progrès sur elle-même, nous avons le droit de dire : Nous n’avons rien de commun avec ce socialisme dictatorial, gouvernemental, inquisitorial ; nous sommes ses adversaires les plus déclarés ; nous le considérons comme une forme particulière d’exploitation et de tyrannie de l’homme par l’homme ; nous ne faisons nulle distinction entre lui et les systèmes de gouvernement contre lesquels se débat depuis six mille ans l’humanité ».

En effet, alors que les idées de propriété, de communauté, de fraternité ou d’État peuvent susciter des fanatismes, « la LIBERTÉ est la seule chose qui n’engendre ni parti, ni secte ».

Mais on trouve, dès 1852, une autre critique virulente des socialistes utopiques chez Ernest Cœurderoy. En 1852, il publie avec Octave Vauthier, La Barrière du combat [12], dans lequel on trouve un « credo » burlesque qui dénonce la persistance de l’autorité chez les disciples de Cabet, Louis Blanc ou Pierre Leroux :

« Je crois en Étienne Cabet, le Père Tout-Puissant, qui n’a pas fait l’Icarie en sept jours ; en Louis Blanc, son fils unique, notre serviteur, qui a été conçu de Pierre-Jules Leroux, est né de George Sand, toujours Vierge, a souffert sous Cavaignac, a été condamné, est mort, mais n’est pas tout à fait enterré ; est descendu en Angleterre, y a repris ses sens et après trois ans a reconstitué un Olympe où il est assis à la droite d’Étienne Cabet, le Père Tout-Puissant, d’où il reviendra en France pour opprimer égalitairement les anarchistes et les réactionnaires.

Je crois en Pierre et Jules Leroux, en la sainte communauté, en l’union socialiste, en la reconstitution des ateliers sociaux, en la résurrection de Nauvoo, en la circulation éternelle dans l’Humanité. Amen ».

On voit donc que dès le milieu du dix-neuvième siècle, les anarchistes prennent soin de s’opposer aux constructeurs de systèmes utopiques. Le reproche d’utopie se retournera pourtant contre eux à la fin du dix-neuvième siècle. La critique provient d’ailleurs surtout des rangs socialistes, qui opposent le pragmatisme et le réalisme de leurs pratiques au rêve anarchiste. Accusés de fuir la réalité, de vouloir bâtir des chimères, les anarchistes sont toujours obligés de se défendre du reproche d’utopisme.

« Lorsque les anarchistes rêvent "d’harmonie finale", quand ils ambitionnent l’instauration d’une société juste et fraternelle, d’où toute oppression serait bannie, où l’homme enfin cesserait d’être sous la dépendance et à la merci d’un autre homme, leurs adversaires – les tenants du principe d’autorité – ne manquent jamais de les qualifier d’"utopistes" ! » [13]

écrivent les auteurs responsables de l’entrée « utopie » dans L’Encyclopédie anarchiste.

C’est donc logiquement qu’ils vont tenter de se justifier, en montrant qu’une société anarchiste est viable, susceptible de fonctionner une fois installée. Le principal argument des anarchistes sera d’insister sur le « réalisme » de leur projet : ils ne visent pas à changer l’homme, mais au contraire à concevoir une société qui serait plus conforme à sa véritable essence, comme l’écrit le Père Peinard [14] :

« Pour aligner une société galbeuse où la misère sera de sortie et où seront inconnues toutes les chieries autoritaires, il est inutile qu’il nous pousse des ailes dans le dos.

Y’a pas besoin que nous devenions des anges !

Au contraire, foutre, pour que la société que nous attendons, éclose sur le fumier de la putainerie bourgeoise, il faut l’homme tel quel : ni meilleur, ni pire ! Il le faut avec toute la kyrielle de passions qui l’animent et qui le poussent à agir » [15].

Insistons en effet sur ce point : dans les tableaux de mondes nouveaux, sans hiérarchie ni autorité, qui s’esquissent dans les brochures et textes théoriques anarchistes, il n’est jamais question de transformer l’homme [16]. Pour Jean Grave, l’être humain n’est pas essentiellement bon, comme chez Rousseau, mais il est perfectible. Les utopies anarchistes ne proposent donc pas un « homme nouveau », mais lui révèle comme possible ce à quoi il avait cru nécessaire de renoncer.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.