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Recherches anarchistes
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Introduction

J’adopterai ici, dans un premier temps, la définition de l’utopie que donne Roger Bozzetto, considérant l’utopie comme un genre littéraire. L’utopie est d’abord une œuvre, rappelle-t-il : elle se présente comme explicitement fictionnelle (on y trouve un narrateur, des personnages, des dialogues, des éléments d’intrigue). On appellera utopie littéraire un texte qui présente une description minutieuse d’une société qui n’existe pas, en décrivant les mécanismes de fonctionnements. Or, si l’on s’en tient à cette définition, les utopies anarchistes au sens strict sont assez rares. J’en donnerai un aperçu, tout en rappelant qu’elles s’inscrivent dans la multiplication des « imaginaires sociaux » qui voient le jour à la fin du dix-neuvième siècle : ce sont des visions d’une société autre et inscrite pourtant dans le temps historique qui les produit.

C’est logiquement que la réflexion sur le futur ou plutôt sur les futurs possibles, tient une grande place dans la littérature anarchiste. Un projet révolutionnaire, de rupture avec le présent, ne peut se construire qu’à travers l’évocation d’un futur, forcément idéalisé. Pourtant, contrairement aux socialistes autoritaires, les anarchistes se refusent toujours à élaborer des systèmes. Représenter la société future pose un problème, en ce sens que toute représentation ne peut-être que pauvre en regard de toutes les possibilités qui seront ouvertes par la révolution. Comment de plus échapper à l’autoritarisme d’une telle représentation, qui risquerait de passer pour modèle ? Le refus de représenter l’utopie est d’abord un refus de s’installer dans l’idée : agir ne se conjugue ni au conditionnel, ni au futur. Mais il faut pourtant, pour agir, avoir une idée de ce vers quoi on va. L’utopie anarchiste se situe dans cet entre-deux de la pensée et de l’action : elle est vision et non système, but de l’action et non chimère de la pensée, rêve en marche plus que représentation figée.

Les anarchistes aussi vont donc se livrer à la description de la société future, reposant sur l’Harmonie qui rend possible tous les rêves des compagnons, puisqu’elle assure le fonctionnement de tout le corps social sans la moindre autorité. Cependant il ne s’agit nullement d’une vision figée, fixée par un penseur. De telles descriptions de la société future sont rares et diverses : invisibles dans la presse anarchiste, elles n’apparaissent que rarement, dans quelques brochures ou dans des articles.

Dans L’Encyclopédie anarchiste, A. Blicq [1] distingue l’acception la plus couramment admise du mot utopie (« tout ce qui paraît d’une réalisation impossible ») et la conception qu’en ont les anarchistes, à savoir que l’utopie est soumise à la grande loi du Progrès [2]. Tandis que se développe la notion de progrès, « on voit tout naturellement entrer dans le domaine des réalisation positive, de nombreux plans ou systèmes sociaux considérés jusqu’alors comme de pures utopies ». L’utopie refuse le fatalisme providentiel : c’est l’individu lui-même, « artisan de sa destinée », qui est maître de l’évolution de l’humanité. Le bonheur de l’humanité est défini comme la possibilité de vivre en conformité de ses conceptions et de ses vues. Une morale nouvelle basée sur la solidarité fera entrer « l’utopie » dans le champ de la réalité.

Les auteurs d’utopies prennent bien soin de préciser que leur projet n’a rien d’utopique, c’est-à-dire d’irréalisable. Élisée Reclus, par exemple, rappelle que « l’anarchie est aussi vieille que l’humanité » [3]. Cette tendance libertaire qui existe depuis toujours, les anarchistes n’ont fait en définitive que la mettre en lumière, et la servir : « Le rêve de liberté mondiale a cessé d’être une pure utopie philosophique [...], il est devenu le but pratique, activement recherché, pour des multitudes d’hommes unis » [4] qui collaborent résolument à la naissance d’une société libérée de ses chaînes.

On ne doit donc pas voir dans l’utopie un programme attendant une application, c’est-à-dire susceptible de s’absorber dans une réalité quelconque. Ce point sur lequel insistent aussi bien Kropotkine et Jean Grave me semble assez proche de ce que René Scherer appellera « l’exigence utopique » (par opposition à la fin). L’exigence utopique n’est pas seulement celle que l’utopie formule, mais l’exigence que la dimension utopique renaisse à chaque temps, qu’elle introduise dans le réel « l’écart par lequel passe la possibilisation de l’impossible » :

« L’utopie n’est pas un modèle anticipant, une simulation de ce qui sera. En faisant miroiter, chatoyer d’autres possibles, au-delà du probable, elle réoriente le réel, lui interdit de se limiter, de se clore. Mais elle s’interdit en même temps à elle-même de se réaliser. Elle est, relativement au réel, frange auratique, "traîne fantasmagorique" [Barthes], installation ou implantation comme une œuvre d’art ; comme elle insituable et sans mode d’emploi, mais tout aussi nécessaire » [5].

Les anarchistes traitent donc l’utopie davantage comme une question posée à leur temps que comme une réponse, une solution. Importe avant tout la rupture instituée par l’utopie : l’utopie est d’abord « un mouvement de protestation intime contre l’enchaînement des faits » [6].

C’est pourquoi je tenterai, dans un deuxième chapitre, d’étudier le « décollage de l’imagination par rapport à l’histoire », le « maillage de rêves » dont sont porteurs des textes qu’on ne peut appeler utopies, et qui pourtant relèvent bien de cet esprit d’utopisme. La littérature est par excellence le lieu où peut s’élaborer une utopie, qui ensuite pourrait devenir réalité. Loin d’être des lieux impossibles, les utopies anarchistes s’inscrivent dans la dynamique du mouvement social : elles constituent à la fois une analyse, une dénonciation et un appel à l’action. Parce qu’elles modifient l’imaginaire social, elles sont elles-mêmes agissantes, et, construites dans l’écart, elles amènent les lecteurs à faire un « pas de côté » [7] qui, permettant la distanciation, permet de penser hors des « lieux communs ». L’utopie apparaît donc chez les anarchistes, dans un sens large, comme une tournure d’esprit, un réflexe de la pensée socio-politique. Elle est « l’écart absolu » de Charles Fourier, un acte de désengagement par rapport l’ordre actuel. Par l’utopie, l’individu se ressaisit, part à la reconquête de soi-même.

L’utopie en tant que genre littéraire a des invariants (ses caractéristiques structurelles). Nous convenons d’appeler utopie littéraire un texte qui adopte une forme narrative ; dans lequel le monde « autre » apparaît constitué en réalité distincte et montré en plein fonctionnement ; dans lequel enfin l’utopie est une société politique, un acquis et non un donné [8]. On doit donc différencier le récit utopique d’autres genres littéraires qui lui sont apparentés. Comme le précise Raymond Trousson :

« On pourra donc parler d’utopie lorsque, dans un cadre narratif [...], se voit animée une collectivité (ce qui exclut la robinsonnade), fonctionnant selon certains principes politiques, économiques, éthiques, restituant la complexité d’une existence sociale (ce qui exclut l’âge d’or, Cocagne ou l’arcadie), qu’elle soit située dans un lointain géographique ou temporel et enclavée ou non dans un voyage imaginaire » [9].

L’utopie se différencie ainsi radicalement de ces genres qui lui sont apparentés :

« Alors qu’ils évoquent l’abri, le refuge, la démission devant le réel, l’utopie refuse la soumission à la transcendance [...]. Tout à l’opposé, l’utopie propose une rédemption de l’homme par l’homme, née d’un sentiment tragique de l’histoire et de la volonté d’en diriger le cours. Recherche d’un bonheur actif, elle vise à donner une finalité terrestre à l’aventure humaine et témoigne d’une conscience sociologique en éveil » [10].

Les utopies littéraires ainsi définies comportent deux caractéristiques principales : l’insularisme et la régularité. Selon Raymond Trousson :

« L’insularisme utopique est avant tout une attitude mentale, dont l’île classique n’est que la représentation naïve » [11].

Il répond au besoin de préserver la communauté utopiste de la corruption extérieure et d’offrir un monde clos qui est comme un cosmos miniaturisé. C’est dans cette optique qu’il faut interpréter le mépris de l’or et de l’argent proclamé par la plupart des utopistes : leur phobie du commerce résulte d’une optique « protectionniste ». La « régularité » se traduit par le goût de la symétrie et l’amour de l’ordre. Rares sont les utopies sans institutions : la loi y est généralement un véritable mythe. L’idéal semble être un monde dans lequel chaque citoyen est identifié à l’État, toutes les volontés étant tendues vers un même but. Il en résulte une certaine uniformité sociale. L’utopie ne peut se concevoir que comme une société d’où a disparu toute divergence, toute dissidence : elle réalise l’unanimité. Ces remarques permettent à Raymond Trousson de conclure : « L’utopie se montre donc, au total, totalitaire et humaniste à la fois » [12]. L’utopie est totalitaire, non pas dans l’actuel sens politique du terme, mais dans celui d’une aspiration à la synthèse, à l’harmonie : l’utopie se veut une structure, unité autonome de dépendances internes. Elle est également humaniste car elle est création humaine, réalisée sans appel à une transcendance extérieure.

L’utopie se distingue donc de l’uchronie : elle se situe sur des voies parallèles à la réalité, elle n’est que le développement logique d’une hypothèse intellectuelle, tandis que l’uchronie se situe dans le prolongement du présent historique.

Cependant, on verra que les « utopies anarchistes », comme certaines « utopies sociales » de la fin du dix-neuvième siècle, ne sont jamais coupées du présent et de l’histoire : elles se donnent toujours comme pleinement intégrées à l’évolution historique. Les utopies anarchistes se situent donc en marge des utopies définies stricto sensu : proches de l’uchronie, elles tendent à déplacer les frontières de ces genres.

Y a-t-il une contradiction à parler d’utopie anarchiste ? Les anarchistes se distinguent d’autres courants socialistes par leur refus de tracer les plans d’une société future. Élisée Reclus écrit dans son fameux texte « Pourquoi sommes-nous anarchistes ? » :

« Nous n’avons point à tracer d’avance le tableau de la société future : c’est à l’action spontanée de tous les hommes libres qu’il appartient de la créer et de lui donner sa forme, d’ailleurs incessamment changeante comme tous les phénomènes de la vie » [13].

Cette déclaration semble interdire à toute « utopie anarchiste » de voir le jour. Cela explique en partie pourquoi l’on trouve en effet très peu de romans utopiques qui répondent aux critères du genre stricto sensu. Comme le remarque Thierry Maricourt dans son histoire de la littérature libertaire [14], les auteurs libertaires ont produit peu d’ouvrages de science-fiction. Des revendications « utopistes » apparaissent bien dans leurs œuvres, mais elles s’intègrent à un ensemble de faits sociaux qui ont eu lieu ou dont le caractère plausible les éloigne de la pure fiction : c’est par exemple le cas de La Grande grève de Charles Malato.

Pour les critiques actuels, l’alliance des mots « utopie » et « anarchiste » apparaît donc comme une contradiction dans les termes. Pour Raymond Trousson, l’univers de l’utopie est par essence opposée aux principes libertaires :

« L’utopie est en effet un univers de la contrainte, même intériorisée, fondé sur l’ordre et la loi, essentiellement institutionnaliste, le plus souvent dirigé par quelque mythique Législateur. L’utopiste redoute l’individualisme, la diversité ; son idéal est celui de l’unanimité sans faille et de l’uniformité sociale, il refuse divergences et dissidences. Les utopies anarchistes ne sont donc pas légion » [15].

Pourtant, aussi bien des militants anarchistes que des écrivains ont tenté de décrire ce que pourrait être la société au lendemain du « grand soir », ou bien d’imaginer d’autres sociétés. Leur démarche s’inscrit dans un contexte bien précis : il ne s’agit nullement pour eux de tracer le plan d’une société future, mais de donner à voir ou à imaginer ce que pourrait être un monde sans autorité ni hiérarchie.

Malgré leur nombre limité, les utopies anarchistes constituent donc un corpus particulièrement riche pour l’étude des questions de pouvoir et d’autorité. Il est intéressant de les lire tout en regardant attentivement qui y détient le pouvoir, et comment la question du pouvoir y est subvertie.

Il existe d’ailleurs dès le milieu du dix-neuvième siècle des textes, entre l’essai et la fiction, que l’on peut qualifier d’utopies anarchistes. Ernest Cœurderoy, qui s’est suicidé à l’âge de trente-sept ans à Genève, publie Hurrah !!! ou la révolution par les Cosaques en 1854 [16]. L’auteur a probablement été influencé, dans le choix de son titre, par les

journalistes qui relataient les campagnes napoléoniennes de Russie : il insiste sur les violences de certains « Cosaques » (les Kalmouks du prince Tumène, utilisés comme forces d’appoint dans les armées régulières tzaristes), cavaliers sauvages (qui étaient en réalité des Mongols) constituant une force armée autonome.

« Que les Rrrévolutionnaires [sic] vigoureux traitent d’utopies ces espérances d’outre-tombe ; elles supportent mieux la discussion scientifique que les hypothèses cancanières de leurs journaux quotidiens » [17],

écrit Ernest Cœurderoy.

Joseph Déjacque publie en 1858 et 1859 (d’abord en feuilleton, dans Le Libertaire) L’Humanisphère, qu’il nomme « utopie anarchiste » - l’utopie étant par lui définie comme un : « Rêve non réalisé, mais non pas irréalisable » [18]. Le livre se veut un « cri », un projectile qui va faire crouler la vieille société.

Ces deux utopies anarchistes, sur lesquelles je reviendrai, contiennent de nombreux thèmes que l’on retrouvera dans les utopies de la fin du dix-neuvième siècle : la vision d’une société d’où est bannie l’autorité, fondée sur la plus grande solidarité liée à l’autonomie absolue des individus. On trouve chez Ernest Cœurderoy et Joseph Déjacque la mise en cause de la prétendue « civilisation » de leur temps, ainsi qu’une réflexion sur l’histoire et la révolution : les deux textes sont des appels à remplacer l’ordre existant par un ordre libertaire, sans hiérarchie ni autorité. Leur influence a été grande sur les écrivains de la génération suivante : L’Humanisphère est rééditée en 1899 aux Temps Nouveaux (avec des coupes) [19] ; quant à Ernest Cœurderoy, on sait que ce sont Gustave Lefrançais et Élisée Reclus qui ont aidé Max Nettlau à retrouver ses publications, et que Pouget avait le désir de publier Hurrah !!! ou la révolution par les Cosaques en feuilleton dans Le Père Peinard.

On trouve ainsi dans les années 1880-1900 plusieurs textes qui, s’inspirant de Cœurderoy et Déjacque, ont un lien plus ou moins lâche avec l’utopie « classique ». Je partirai de textes que j’appellerais « expérimentations littéraires » : la pièce de théâtre de Lucien Descaves et Maurice Donnay intitulée La Clairière ou l’uchronie d’Émile Pouget et Émile Pataud, improprement titrée Comment nous ferons la révolution, pour en venir ensuite à de véritables utopies anarchistes telles que celle de Jean Grave (Terre Libre) et d’Han Ryner (Les Pacifiques). Je tenterai de montrer, par l’analyse de ces textes et de leur réception à l’époque de leur publication, la spécificité de l’approche de l’utopie par les anarchistes. Tous ces textes proches du genre utopique ont comme particularité d’être construits sur le refus de l’autorité et des hiérarchies et d’intégrer l’évolution historique dans la fiction.

Je n’ai donc pas l’intention de proposer ici une liste exhaustive d’utopies anarchistes, mais plutôt de donner quelques pistes de réflexion en partant d’utopies au sens strict pour jongler ensuite avec toutes les connotations que recèle la notion d’utopie. Je partirai ainsi de la définition, large, du Grand Larousse de la langue française : « conception imaginaire d’une société idéale, dont les institutions doivent faire disparaître les tares des sociétés existantes et assurer des rapports nouveaux entre les hommes » - pour arriver à celle donnée par Déjacque, spécifiquement « anarchiste » : « rêve non réalisé, mais non pas irréalisable » (prologue à L’Humanisphère).

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.