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L’utopie comme déplacement

L’examen de ces œuvres de fiction, qui ne sont pas des utopies, nous a permis de voir comment les écrivains anarchistes ont essayé de faire passer des éléments d’utopisme dans la fiction. Tous ces textes, si divers soient-ils (du traité révolutionnaire de Duhamet au feuilleton de Louise Michel, en passant par le roman de Georges Eekhoud ou le conte didactique d’André Léo) ont en commun de s’organiser autour de la figure du déplacement [1]. Il s’agit avant tout de mener les lecteurs hors des « sentiers de la réalité », pour reprendre (en les détournant) les mots d’un personnage d’Escal-Vigor  [2].

Nous avons affaire, dans ces œuvres de fiction, d’abord à un déplacement topologique : l’île est toujours le lieu privilégié de l’utopie. On la trouve dans les utopies de Han Ryner ou de Jean Grave : chez ce dernier toutefois, l’île rencontrée n’est pas l’île du bagne promise aux prisonniers politiques, mais l’île de la liberté. Mais l’île joue aussi un rôle programmatique dans le roman de Georges Eekhoud, instaurant une contextualisation générique : le fait que l’histoire se déroule sur une île a peu d’importance au niveau narratif, en revanche, l’horizon d’attente des lecteurs s’en trouve modifié. Il est assez significatif que la colonie de Louise Michel s’installe dans une presqu’île. Alors que l’île est un lieu clos, dont on ne peut faire que le tour, la presqu’île dit le rêve anarchiste de la spécificité en même temps que de l’action. Les personnages de ces fictions ne sont pas coupés du reste du monde (pour le meilleur, et pour le pire). Ils gardent ainsi le pouvoir d’agir sur la société qui ne leur permet pas de vivre. Il est frappant de voir que les sociétés qu’ils construisent ne s’isolent jamais du « vieux monde » : les Terrelibériens de Jean Grave se demandent si ils vont renouer avec le monde ancien (l’Europe), les colons de Louise Michel préparent dans leurs grottes de quoi soutenir les luttes pour la liberté, les utopistes de Han Ryner cherchent le moyen de faire connaître leurs réalisations aux Européens. La déplacement n’est pas une fuite, mais un écart (transitoire) ; c’est une fugue davantage qu’un départ.

Ce déplacement topologique s’accompagne ensuite d’un déplacement narratif : la parabole chez Bernard Lazare, est une mise en actes fictive. Chez Louise Michel, le regard utopiste s’installe en amont de la description et produit un effet de surréalité. L’auteure refuse d’inscrire son texte dans un genre particulier et se situe délibérément à la frontière du feuilleton, du roman policier, de l’utopie littéraire. C’est également un déplacement générique que l’on voit à l’œuvre chez André Léo ou chez Jean Grave choisissant d’écrire une utopie pour enfants.

Ces textes, enfin, disent aussi le rêve d’un déplacement dans le temps. Georges Eekhoud est « en avance » sur les idées de son époque, comme les utopistes de Louise Michel, dont le thème de la vie « en avant » imprègne toute l’œuvre. Comme l’écrivait Joseph Déjacque, « l’homme est un être essentiellement révolutionnaire. Il ne saurait s’immobiliser sur place » [3].

Finalement, les écrivains anarchistes restent fidèles à l’esprit de Thomas More, dont l’intention fondamentale était la mise en œuvre d’une pensée paradoxale. Il ne s’agit pas pour eux de substituer à une opinion reçue une opinion contraire, de remplacer un dogme par un autre, mais de susciter un éveil philosophique, d’inciter à repenser toutes les certitudes sur lesquelles se fonde notre jugement. Le livre de Thomas More, texte fondateur du genre des récits utopiques, Utopia (La Meilleure des Républiques et l’Île d’Utopie) est constitué de deux livres : le premier revêt des formes dramatiques (scènes, dialogues) et offre la vision d’une dystopie, qui est un tableau du monde réel. Le second adopte la forme d’une longue description méthodique et offre en contrepoint la vision de la « meilleure » des communautés sociales et politiques, observée dans un monde hypothétique. Le point de départ de la démarche dans laquelle More engage son lecteur est la réalité historique à laquelle tout le Livre I est consacré [4]. Le lecteur doit sentir s’exacerber en lui le désir d’un monde meilleur, que seules les forces « réacteuses » du réel rejettent dans un ailleurs inaccessible. La dystopie a donc pour fonction dialectique de préparer le terreau favorable à la germination de l’utopie. L’utopie instaure une rupture : le lecteur est arraché à sa logique coutumière et entraîné dans celles des Utopiens. L’utopie est chez More une image fascinante mais imparfaite, destinée à soutenir l’espoir et à susciter la réflexion, non à démobiliser la volonté.

Tous ces « déplacements » aboutissent finalement au « déplacement » des lecteurs : la démonstration utopique n’a pas seulement pour but de montrer, de faire comprendre, mais se veut aussi incitation à l’action, à penser différemment. Ces textes sont autant de tentatives pour déstabiliser le lecteur, pour l’é-mouvoir, au sens littéral.

Nous sommes loin désormais de l’utopie classique, figée dans sa perfection de système clos et immuable. L’utopie des anarchistes contamine le monde, et se laisse contaminer par lui [5] ; le monde construit par les révolutionnaires, dans la fiction, est voué à se laisser modifier par l’histoire, à évoluer en fonction des désirs des hommes comme des nouvelles découvertes de la science.

Le détour par l’esthétique détruit ici l’image close du discours utopique pour lui rendre toute sa forme de subversion. Alors que la pensée de la liberté (en particulier la liberté sexuelle, comme on l’a vu), chez les théoriciens, est parfois prisonnière du discours dominant, c’est bien souvent la fiction qui arrive à formuler de manière nouvelle les multiples facettes du désir amoureux ou les ambiguïtés du progrès, à envisager des rapports humains qui ne soient pas soumis au travail productif ou à la loi de l’offre et de la demande…

Le regard utopique est donc, dans ces œuvres de fictions, le regard porté par le désir ; il cherche à déplacer les frontières de la réalité. En effet, les désirs portés par les personnages de fiction ne sont pas présentés dans ces textes comme « utopiques », mais au contraire comme très réels. C’est le monde « réel », le monde avec lequel ils sont en prise, qui apparaît comme un monde de simulacre et de spectacle. Comme l’écrit René Scherer au sujet de Charles Fourier, l’utopiste se méfiait du mot « utopie » et revendiquait, tout au contraire, « le réel à l’inverse des leurres que les sciences politiques et morales, économiques, présentent à une humanité abusée » :

« Le paradoxe de l’utopie, puisqu’il faut bien la nommer ainsi pourtant, est qu’elle seule touche au réel dans un monde d’artifice » [6].

Ainsi, dans l’optique des « utopies nomades » dont parle René Scherer, il s’agit bien pour les anarchistes de dénoncer les fables qui confortent le réel dans son immuabilité, et de rappeler à la seule réalité tangible et incontestable : l’individu et les désirs qu’il porte en lui, désirs par lesquels il échappe à la servitude, désirs qui ouvrent devant lui des possibles innombrables.

René Schérer pose ainsi que « l’utopie tire sa force de n’être pas une idéologie » [7]. Ce qui caractérise l’utopie, c’est sa revendication de rupture, son aptitude à ouvrir une brèche dans l’épaisseur du réel. Parce qu’elle dessine une nouvelle réalité qui nous fait apparaître la société comme déformation, elle est ce qui nous permet de lire l’idéologie à l’œuvre dans les représentations que nous impose la société.

L’utopie nous montre la force contenue dans les désirs des individus, force on ne peut plus réelle : elle nous met ainsi à distance de la réalité présente, qui ne peut plus, désormais, être perçue comme naturelle, nécessaire ou inéluctable. C’est pourquoi l’utopie, au niveau social, présente une qualité poétique : elle n’est pas simplement un rêve mais quelque chose qui demande à être actualisé. Ce que Pierre Ansart dit des utopies sociales s’applique particulièrement aux fictions des anarchistes :

« Ainsi les utopies furent des créations en rapport significatif avec les conflits, les pratiques et les aspirations de leur temps. Elles ont fait apparaître les contradictions et les répressions, appris à lire autrement l’expérience quotidienne, converti à un ethos révolutionnaire. Nous pourrions qualifier de "vivantes" ces créations qui s’inscrivent dans le dynamisme d’un mouvement social en sa phase messianique. Elles sont à la fois cri, analyse, dénonciation, appel à l’action. Construites dans l’écart et provoquant les distanciations, elle remobilisent l’espérance, modifient l’imaginaire social, dessinent ce que Marx propose d’appeler "la poésie" de l’avenir, indispensable à l’action commune » [8].

L’utopie introduit dans le monde réel des lecteurs l’étranger et le lointain, avec leur fonction critique d’analyse et de révélation. Loin d’être une fuite, elle est un appel à vivre une vie plus réelle, plus pleine [9].

À l’entrée « société future » de L’Encyclopédie anarchiste, E. Armand écrit que « les individualistes n’aiment guère à s’entretenir d’une Société future » [10]. C’est dans le présent que doivent être mises en œuvre les idées anarchistes – en particulier par le biais de la littérature :

« Dans le domaine des arts, des lettres, de la science, de l’éthique, par leur conduite personnelle, dans la sphère économique même, on trouve des unités humaines qui pensent et agissent contrairement aux coutumes, aux usages, aux routines, aux préjugés et aux conventions de la "vieille société" et les battent en brèche. Ils représentent, eux aussi, dans leur genre d’activité, l’humanité nouvelle » [11].

Au lieu de représenter la société future, il faut donc s’attaquer « aux préjugés et aux conventions » : voilà où réside la véritable utopie.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.