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"En avant !
« Le livre de mademoiselle Michel illustre d’anecdotes pathétiques ces locutions abstraites : lutte pour la vie, préparation d’une société moins barbare. Ce naïf cauchemar d’une âme tumultueuse et compatissante s’apaise parfois en calmes rêves » [1],

écrit Félix Fénéon d’un roman de Louise Michel. Les « calmes rêves » dont il parle, ce pourrait être l’utopie entrevue dans Le Monde nouveau  [2]. Paru deux ans après les Microbes humains, il en constitue une suite : c’est l’élément proprement utopique du diptyque [3], bien qu’il n’ait rien d’une utopie entendue au sens strict.

Dans Le Monde nouveau, le docteur Gaël, personnage qui était apparu dans Les Microbes humains, poursuit ses expériences. Mais il se trouve dans des conditions radicalement différentes de celles qu’il a connues dans le passé : le voici maintenant « dans une société sans autres lois que celles de l’univers, une colonie où nulle chose, nul être ne serait torturé pour en obtenir les déviations que causent nos misères et nos crimes » [4]. Dans ce nouvel environnement, où chaque individu, plongé dans la foule, se voit investi de millions de vies, Gaël est « hanté par des réalités prodigieuses qu’on nomme à chaque siècle des utopies et qui, à mesure qu’on les atteint, sont le renouveau des époques » [5].

La colonie d’essai est fondée depuis plusieurs années, installée dans une presqu’île abritée par les murailles de rochers, et comprenant une ville en plein air, l’autre dans les cavernes. C’est là que se trouve le laboratoire scientifique et aussi « l’arsenal dans lequel les réfugiés préparent pour la lutte des faibles contre les forts des armes pouvant détruire le monde et qui par conséquent rendront toute guerre impossible » [6]. Chacun prend ce qui est nécessaire à ses besoins. Il ne reste rien des lois : « la famille, c’est le monde », la patrie, c’est l’humanité. Les libres groupements provoquent des aptitudes nouvelles, les connaissances s’accroissent (dans le domaine scientifique aussi bien qu’artistique), si bien que la colonie est maintenant en avance sur les sciences d’Europe. Et l’on envisage encore de nouveaux progrès : des navires sous-marins, l’électricité qui portera des navires de l’air dans le ciel, etc. Cependant, la science n’est jamais présentée comme une fin en soi : la science, comme la révolution, est un mouvement perpétuel.

Le lieu d’élaboration du monde nouveau (qui occupe moins d’un quart du roman) n’a rien d’une île isolée. Il l’est d’ailleurs si mal qu’un assassin sans scrupules, après l’avoir découvert sur une carte, parvient sans peine à le détruire. Reste l’essentiel : la foi dans le projet révolutionnaire. Sept colons sont épargnés, et surtout, il reste encore la « gaëlite », mise au point par le docteur pour faire cesser toute guerre. Les rescapés rentrent en Europe et font connaître leur expérience d’utopie concrétisée :

« La simplicité de vie qu’avaient menée les réfugiés n’ayant pas d’autre loi que celle de l’univers sur leur coin de terre marâtre, chacun solidaire du bonheur de tous, c’était, disaient bien des gens, une utopie quoiqu’elle eût été vécue » [7].

Entre le monde contemporain peint dans le roman et la colonie, des liens – romanesques - sont tissés, liens qui permettent à l’utopie de se trouver en phase avec le monde réel, avec la permanence de la révolte. Plus qu’une retraite, la colonie est une base révolutionnaire. Jamais acquise, elle doit lutter sans arrêt pour se réaliser [8].

Les romans de Louise Michel ne décrivent pas tant le monde nouveau qu’ils ne cherchent à l’anticiper, à mettre au jour ou à évoquer par l’imagination les forces annonciatrices de changements. Comme l’écrit Daniel Armogathe en introduction à un autre roman :

« Mettre en scène [...] une société en décomposition, exorciser le mal par un hyperréalisme romanesque, souscrire aux lois du genre tout en forçant les limites, miser sur un monde nouveau, qui mettra la question sociale au cÅ“ur du système, voilà l’essentiel » [9].

Le roman est pour Louise Michel ce « genre passe-partout, capable de dire l’immonde, la boue, comme de faire germer des sociétés idéales » écrit le critique [10].

L’auteure nous dépeint en effet non un état, mais une transformation ; non une utopie (ce qui n’est pas) mais ce qui cherche à être - dans le réel, dans le conflit. Elle expose dans ses romans le dynamisme qui travaille le réel. Ainsi s’expliquent les contradictions des personnages, la confusion des situations. Louise Michel tente d’avoir sur son époque un point de vue lointain, celui, par exemple, d’un lecteur d’un siècle prochain :

« Ce livre, froidement écrit, est l’esquisse des passions de notre époque. De près, nous sommes des êtres dissemblables ; vus de quelques siècles, nous serons pareils aux fourmis d’une même fourmilière ; qui sait si pour l’humanité élevée qui nous succédera, notre âge survivra plus que pour nous celle de l’âge de pierre »,

écrit-elle dans l’avant-propos aux Microbes humains. À propos d’un personnage du Claque-dents, Louïk, dépassé par les événements dont il est témoin, elle constate :

« Louïk n’avait pas tort en n’y comprenant rien, certains faits de notre époque passeront pour des rêves d’hallucinés, celui-là était du nombre » [11].

Phrase étrange, que l’on ne peut comprendre qu’avec un regard différent que celui que nous portons habituellement sur le monde qui est le nôtre, qui nous est familier. Louise Michel juge la société de son époque depuis un point de vue situé dans le futur. Toujours dans Le Claque-dents, après un coup de théâtre où un personnage poignardé se relève, l’auteur note (mêlant les références qui renvoient à la fiction et celles qui se rapportent à la réalité) :

« Qui pourrait croire à ces récits de cauchemar ! des spectres poursuivant d’autres spectres, une chasse sans fin pour la sécurité, pour les appétits, pour la vie, les uns dévorant les autres, la meule de misère écrasant tous ces grains humains : tel est l’horrible délire qui agite notre époque » [12].

Les spectres renvoient au domaine de la fiction, la « chasse aux appétits » introduit un glissement vers le réel, tandis que la métaphore de la meule rassemble les deux registres. En posant la question : « Qui pourrait croire à ces récits de cauchemar », ou plutôt (car il n’y a pas de point d’interrogation), en émettant le souhait que ces récits soient bientôt rendus incompréhensibles, Louise Michel semble ici s’adresser à des lecteurs à venir, pour qui la réalité du dix-neuvième siècle semblera bien étrange, étrangère…

N’avons-nous pas l’impression, en lisant des Å“uvres de l’antiquité, que les sentiments ressentis à l’époque nous sont bien incompréhensibles ? Louise Michel se place d’emblée à ce point de vue où les actes des personnages n’entrent pas en résonance avec ce que nous connaissons. Elle reproduit ainsi la démarche de l’utopiste qu’illustrait, par exemple, Ernest CÅ“urderoy, mettant en scène une étoile venue pour hausser l’écrivain jusqu’à des hauteurs alors inconnues de lui :

« Quitte un instant la terre, misérable grabat de poudre et de sable. Monte ici : je t’étendrai sur ma couche magnifique, et jusqu’au fond de tes yeux éteints, je regarderai avec mes beaux yeux. Viens, je te ferai perdre le souvenir des petites affaires de ton temps. Et de l’aube des siècles jusqu’à leur déclin, tu dormiras bercé dans des sphères d’harmonie.

Ainsi, tu apprendras à juger la partie d’après le tout, et à ne pas faire autant de cas de la vie des insectes » [13].

L’élément proprement utopique des fictions de Louise Michel se trouve dans cette distance prise avec la vision commune, dans le déplacement du point de vue, qui se manifeste par une écriture parfois étrange, abrupte.

Car c’est aussi dans cette persepctive que nous pouvons entendre ses affirmations réitérées de réalisme [14] : Louise Michel parle bien de son époque, mais depuis un point de vue qui voudrait dépasser celui de son époque. Ainsi faut-il comprendre son rêve d’une langue nouvelle, langue de l’avenir qui serait, en quelque sorte, en avance sur son temps.

L’imagination de Louise Michel ne s’oppose pas à la réalité mais se veut l’instrument d’un dévoilement : au-delà des apparences, l’écrivaine révèle ce qui est en germe dans le réel. Louise Michel emprunte ici des éléments aux contes de fée et aux légendes populaires, aussi bien qu’au roman-feuilleton, de même qu’elle annonce, par instants, certains traits propres aux surréalistes.

En outre, le style de Louise Michel est un style oral. Comme le rappelle Édith Thomas, si Louise Michel a toujours cru à sa vocation d’écrivain, « c’est par sa parole seule et son incontestable don de présence à la tribune qu’elle s’est imposée » [15]. On trouve dans ses romans des traces de l’éloquence de la conférencière, habituée à faire des phrases courtes et percutantes. Les lecteurs y perdent en exactitude (on lit parfois la même phrase à deux paragraphes d’intervalle) mais y gagnent en mouvement. Certes, on a du mal à se souvenir de l’identité de certains personnages, on oublie certains faits, d’autres ont deux versions différentes... Mais l’écriture de Louise Michel est toujours vivante, toujours (é)mouvante [16]. Elle est, pourrait-on dire, fondamentalement instable, oscillant entre plusieurs tons, plusieurs genres. Placée sous le signe du mouvement, l’écriture ne saurait être statique. Rappelons-nous le premier chapitre, qui ouvre le roman sur une scène de bagarre. Le désordre qui s’installe alors dans la brasserie est bien près de causer la perte des croquis de Julius, mettant ainsi fin à la description :

« On cause, on discute, on dispute, on se démène, on gesticule, si bien qu’une carafe tombe sur les bocks et les renverse ; tout ce qui peut basculer suit le même chemin ; les liquides dégringolent.

On se recule. Patatra ! voilà les chaises par terre. Les papiers de Julius tombent, il les ramasse et secoue l’eau qui les couvre, ne voulant pas perdre, les deux types si drôlement campés, en haut de son article » [17].

Dans une société si chaotique, y a-t-il encore place pour l’art ?

Le style de Louise Michel est fait de ruptures (ruptures de tons, de genres) à l’image du vieux monde qui se présente comme un monde de séparations. Il est fait d’ogres qui enlèvent les jeunes filles à leurs familles pour les assassiner, de maquerelles qui kidnappent les enfants. On y met les femmes en prison et leurs enfants à l’Assistance publique, les couples se perdent... Les victimes se battent pour reformer les liens qui ont été détruit, relier les fils. La métaphore du « fil » est récurrente chez la narratrice. À propos du docteur qui mène l’enquête, elle note :

« Le docteur Gaël suivit l’affaire avec intérêt ; c’était un des fils qu’il cherchait ! Mais toujours les fils rompus au même endroit flottaient au hasard » [18].

Le fil est ici l’image du lien social qui a été brisé dans un monde éclaté (« le fil cassait là» [19]) et qu’il s’agit de refonder. La dispersion de l’intrigue mime donc ce mouvement d’éclatement.

Mais le caractère heurté des phrases de Louise Michel dit aussi le mouvement de l’écriture. Louise Michel « Ã©crit vite, se relit peu » écrit Daniel Armogathe [20] : « c’est si ennuyeux de mettre au net », avoue-t-elle dans ses Mémoires  [21] ! Au stade de brouillon, l’écriture se ressent encore du mouvement ; mise en net, elle est statique et figée. « Nous marchons dans ce récit comme dans la vie » écrit-elle dans Le Bâtard impérial.

Les personnages eux aussi sont emportés dans le grand mouvement de la vie. Ils sont des forces plus que des personnages, comme ceux du Claque-dents :

« Des poignées de sable tournoyant sous la même tempête, tels sont les personnages de ce récit » [22].

On trouve d’ailleurs la même image développée par Auguste Vaillant devant ses jurés (cité par Louise Michel dans ses Souvenirs) :

« Ah ! messieurs, combien peu de chose est votre assemblée, et votre verdict dans l’histoire de l’humanité, et l’histoire humaine à son tour est également bien peu de chose dans le tourbillon qui l’emporte à travers l’immensité et qui est appelé à disparaître ou tout au moins à se transformer pour recommencer probablement la même histoire, et les mêmes faits, véritable jeu des forces cosmiques, se renouvelant et se transformant à l’infini » [23].

Pour Louise Michel comme pour Vaillant, les individus sont inclus dans la grande transformation du monde qui est en train de s’opérer. Le renouveau est inscrit dans la nature : derrière l’apparence d’immobilité, Louise Michel nous dévoile que les choses sont en mouvement, poussées par une force qui les amène sans cesse « en avant ». C’est l’expression qu’emploie l’auteure pour décrire les utopistes du Monde nouveau :

« Ils en ont jusqu’à la gorge de tout ce qu’ils ont vu ou fait, poussés par les fatalités de notre ordre de choses, et ils n’en veulent plus. C’est pourquoi il leur fallait ou mourir, ou vivre en avant. Ils ont vécu en avant » [24].

L’utopie est-elle autre chose que ce mouvement de la vie, en avant ? « En avant ! » : c’est le cri de tous les utopistes, c’est l’injonction que l’on retrouve chez Joseph Déjacque. Pour que l’humanité puisse avancer, il lui faut « ses avant-postes éditions tirailleurs, sentinelles perdues qui font le coup de feu de l’idée sur les limites de l’Inconnu » :

« En avant ! lui criaient ces explorateurs de l’Avenir, debout sur les cimes alpestres de l’utopie. [...] Humanité ! j’arbore sur la route des siècles futurs le guidon de l’utopie anarchique, et te crie : En avant ! » [25]

Et Ernest CÅ“urderoy presse les lecteurs de se dépêcher d’avancer, avec des images que Louise Michel reprendra dans ses romans :

« Pour vous soulever attendrez-vous que chaque usurier appuie le talon sur la gorge d’un honnête homme ? - que les propriétaires fassent piaffer leurs chevaux dans les rues pavées de cadavres ? Attendrez-vous que vos pauvres filles se prostituent au premier venant ? Attendrez-vous que, dans chaque allée sombre, le Désespoir aiguise un poignard - que toutes les femmes deviennent stériles et que tous les enfants naissent rachitiques ? Attendez-vous que la maigre Famine broute des brins d’herbe entre les pavés ? En avant !... ou c’est la Mort !... » [26]

Les lecteurs sauront-ils encore s’émerveiller des fictions de Louise Michel, ou seront-ils comme ces messieurs du Claque-dents ?

« Les quatre jeunes messieurs avaient d’abord décidé qu’ils iraient au théâtre, mais c’est une fatigue, et puis ils n’en étaient plus à s’enthousiasmer de fictions, la réalité représentée par le capital c’était tout ce qui les charmait » [27].

La vision du monde futur que nous donne à lire Louise Michel est une utopie en ce sens qu’elle s’oppose à « la réalité représentée par le capital », c’est-à -dire à l’idéologie capitaliste (les idées du système dominant, exerçant une fonction statique, conservatrice) : elle représente le pensée de ceux qui contestent le système en place, et en cela elle est dynamique et progressiste. Louise Michel invite donc ses lecteurs à choisir entre l’utopie et la mort - entre la fiction utopique, ouverte sur tous les possibles, et la réalité du capital, intrinsèquement mortifère.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.