Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
L’utopie "délirante" de Louise Michel

Apparemment, l’œuvre littéraire de Louise Michel ne suscite pas l’enthousiasme parmi ses contemporains. Jean Grave, qui ne lui a jamais ménagé ses critiques (dans La Révolte ou Les Temps Nouveaux), ne consacre que deux paragraphes à son œuvre fictionnelle lorsqu’il évoque sa figure dans ses souvenirs :

« Louise Michel qui, à la tribune, énonçait des idées justes, claires, se perdait dans un vieux romantisme en retard d’un siècle lorsqu’elle écrivait des romans ou des drames » [1].

Les critiques modernes produisent bien souvent des jugements similaires. Pour Édith Thomas, biographe de Louise Michel, le style, la longueur et la confusion rendent ses romans absolument illisibles :

« Les Microbes humains, comme Le Gars Yvon, La Misère ou Les Méprisés apportent seulement la preuve de son imagination délirante, alors qu’elle croit qu’ils expriment une critique réaliste de la société » [2].

L’écriture de Louise Michel est en effet surprenante, inattendue, originale, et nous force à revenir sur la distinction entre le « délire » et le réalisme, entre l’histoire et l’utopie. Je propose donc de lire le diptyque que constituent ses deux romans, Les Microbes humains et Le Monde nouveau, comme une utopie délirante, au sens étymologique du terme (de delirare  : « sortir du sillon »). Je voudrais montrer comment Louise Michel crée, avec ses fictions, une forme nouvelle et atypique d’utopie romanesque, en dehors des cadres institués et des genres institutionnalisés.

Selon Édith Thomas, elle n’aurait pas eu de succès de son vivant [3], mais Ferdinand Planche écrit que Les Microbes humains eurent « un grand succès » [4]. On observe par ailleurs que plusieurs romans de Louise Michel ont été réédités dans les années 1980 [5]. Il serait donc intéressant de s’interroger sur la réception des œuvres littéraires de Louise Michel, à son époque et à la nôtre. Qu’est-ce qui fait dire à certains critiques de notre époque que ces romans sont inintéressants d’un point de vue littéraire ? Qu’est-ce qui, au contraire, a pu plaire aux lecteurs contemporains de Louise Michel, et rend ces textes, par ailleurs très marqués par l’esthétique du roman-feuilleton du dix-neuvième siècle, encore lisibles aujourd’hui [6] ?

Les Microbes humains [7] (probablement écrit en prison), publié chez Dentu en 1886, est, comme tous les romans de Louise Michel, difficile à résumer, tant il comporte de quiproquos, de personnages, d’intrigues parallèles. Une grande partie du roman concerne d’ailleurs la recherche de personnages disparus ou enlevés, et le lecteur, tel le personnage qui mène l’enquête, a parfois du mal à ne pas perdre le fil du récit :

« Le fil cassait là et il flottait de tant de côtés qu’il était difficile de le ressaisir » [8].

Tout commence dans une brasserie du Quartier Latin, où se trouvent réunis, lors d’une soirée, les principaux protagonistes de l’histoire : « l’homme aux yeux ronds », un bourgeois méprisant et inquiétant, assis en face d’un ami ; des filles et des serveuses ; quelques jeunes gens révoltés. Ce sont Julius Borelli, dessinateur et journaliste créole ; Odream, l’Irlandais qui a survécu à une pendaison en Irlande suite à un soulèvement ; Olaff, le révolutionnaire russe. Julius fait un croquis caricaturant les deux hommes attablés. Suite à un incident une bagarre éclate, nécessitant l’intervention de la police et provoquant la confusion générale.

J’insiste longuement sur ce premier chapitre, car nous pouvons le lire comme une véritable description de la société « réelle ». Louise Michel nous suggère cette piste justement en intercalant dans la fiction des passages portant sur les misères du sous-prolétariat. Il s’agit donc bien d’une scène « réaliste », si l’on accepte de lire les métaphores animales comme un « effet de (sur)réel » paradoxal.

A. Réalisme et déformation : au-delà des apparences

Louise Michel use et abuse des métaphores animales. Le premier chapitre évoque des mères n’arrivant plus à nourrir leurs enfants : elles sont semblables à des chats, des colombes, des corbeaux. Dans la brasserie défilent deux détraqués, représentant la noblesse : la hure et le poulpe, puis un énorme financier sangsue. Les deux bourgeois qui semblent jouer la comédie sont comparés, l’un à un rapace, l’autre à un bœuf, puis à un scarabée. Cette scène évoque une nouvelle de Gustave Geffroy décrivant un dîner d’hommes, dépeints comme veau, bouc (de l’espèce satyre) et corbeau (un squelette) [9]. Le procédé employé par Louise Michel est assez courant à l’époque : les hommes politiques sont par ailleurs, dans les fictions écrites par les anarchistes, souvent caricaturés sous la forme animale. Pour Michel Zévaco, les hommes au pouvoir « tiennent à la fois du singe par l’incroyable excentricité de leurs cabrioles, du carnassier par leur insondable cruauté et du grand rapace nocturne par leur avidité ténébreuse » [10]. L’originalité (déroutante) de Louise Michel est que, sous sa plume, les métaphores évoluent sans cesse. La surdétermination (chaque personnage est comparé à deux, trois animaux différents) alliée à la diversité des comparés (hommes ou animaux) introduit un fort effet de brouillage. Car si les humains se voient systématiquement attribuer des comportements animaux, les animaux sont anthropomorphisés : les animaux de la fiction évoluent bel et bien dans un monde policé, tel le petit chien réfractaire de la brasserie (qui après son incursion dans la civilisation réintègre tout aussitôt le monde de la jungle) :

« Quand ils [les deux hommes] sont entrés, le petit chien de la brasserie s’est caché sous une banquette, sortant sa tête pour hurler ; mais l’officier chargé de la surveillance a jugé que l’animal troublait l’ordre ; il lui a fait comprendre, à l’aide d’un coup de pied, que les manifestations sont interdites.

Hérissé comme un sanglier, il s’est renfoncé sous la banquette » [11].

Le monde animal, toutefois, est toujours connoté de façon positive. Si les hommes sont comparés à des animaux, ils ne font que les singer : ils n’en ont ni la force ni la majesté. Un néologisme exprime cette infériorité : certains hommes sont « vipéreux », « leur venin n’est que de la bave » [12].

Les métaphores animales, qui tirent les descriptions vers la caricature ou le portrait-charge, font donc pleinement partie du « réalisme » de Louise Michel. D’ailleurs, la narratrice nous signale que lorsque le personnage de Julius portraiture les bourgeois dans un style « réaliste », « les ressemblances animales des deux hommes ne sont pas ménagées » [13]. Or Julius est justement un écrivain engagé, qui écrit dans La Revue réaliste, et cherche à comprendre ce qui se passe autour de lui (l’attitude de l’homme aux yeux ronds l’inquiète). L’auteure est dans la position de Julius ou d’un de ses compagnons, rédacteurs dans des feuilles subversives, faisant « de la littérature de combat » [14] : elle décrit la scène de façon à en faire ressortir toutes les virtualités.

L’usage constant des comparaisons et des métaphores a aussi pour effet d’évoquer un monde parallèle derrière le monde visible, monde dans lequel se cachent les dieux, monde où s’est réfugié le possible, comme nous le suggère cette notation dans le premier chapitre :

« À la brasserie, la fumée est si épaisse que Jupiter pourrait se cacher derrière ce nuage » [15].

Le titre du premier chapitre, « À la fumée des pipes », suggère que l’obscurcissement dû à la fumée est peut-être justement ce qui permet de voir autrement. Car la vérité ne se manifeste pas sur le mode de la visibilité : elle est à déchiffrer à travers l’obscur, le silence, ou le frisson, comme lors du procès de Julius :

« Pourtant, au moment de la condamnation de Julius, il y eut un frisson dans la salle (c’était la vérité qui donnait un coup d’aile en passant). Ce fut tout » [16].

Les néologismes et les mots suggestifs concourent également à créer un effet d’étrangeté : ils font apparaître comme exotique la réalité décrite. Les « petits crevés » [17] fin de siècle paraissent presque monstrueux grâce à l’emploi de mots argotiques :

« Un tas de pschuteux, gratin verdegrisé de races fainéantes, popotent dans les coins les plus chauds de l’établissement » [18].

Les prostituées emprisonnées à Saint-Lazare ont aussi leur vocabulaire propre, qui nous rend difficile la compréhension du texte (Louise Michel a fréquemment recours à des notes pour traduire les mots d’argot, parfois signalés par des italiques). L’argot [19] a ici la même fonction que les images : il participe à la mise à distance de la réalité présentée. Décrire l’homme aux yeux ronds comme un rapace, une araignée, un loup, un monstre, c’est signaler aux lecteurs quelle est sa véritable nature – que l’intrigue révélera ensuite, progressivement.

C’est aussi cette perspective de mise à distance du réel qui domine dans les descriptions de paysages. Souvent, la nature n’est évoquée par Louise Michel que pour donner une image du monde capitaliste. On passe alors de la description « réaliste » à la métaphore sociale, comme au début du chapitre 7 :

« Dans les tristes solitudes de la Sologne, sous les sapins noirs, dans les forêts désolées, sont des étangs monotones, unis comme des miroirs et que trouble à peine de temps à autre une bulle d’air pareille à celles que font les poissons venant respirer à la surface.

L’eau est obscure ; on dirait le vert glauque de la Seine, le soir où elle attire. Ces lacs minuscules sont des étangs à sangsues. Certains capitalistes gagnent des millions à nourrir ces bêtes-là.

C’est si simple d’engraisser les sangsues à la proie vive ! N’y a-t-il pas des chiens édentés qui n’en peuvent plus ? N’y a-t-il pas de vieux chevaux, serviteurs épuisés dont les os percent la peau hérissée ? Si cette peau n’est plus de vente, le sang est toujours bon ; on laisse la bête pâturer en paix, elle en refait quelques litres. Alors, on la force à entrer dans la mare. Alors, c’est la fête pour les sangsues, qui s’attachent à ses jambes, à ses flancs, à sa poitrine. Il y a de grands remous dans l’eau livide, qui devient rouge par places comme si elle fleurissait » [20].

L’évocation de ce lac perdu dans un paysage de Sologne donne à lire, en surimpression, une description du monde capitaliste – paysage peuplé de parasites et d’exploiteurs sanguinaires, laissant ici et là des traces de leurs crimes.

Nous voyons donc comment ces métaphores et cette écriture « étrange » (Louise Michel écrit par phrases courtes et paragraphes brefs, par juxtaposition de scènes, d’impressions) instaurent une distance et préparent la voie à une dystopie. Le titre du roman lui-même – Les microbes humains - trace le programme du roman, qui se présente à la fois comme une description et une interprétation de la société des hommes. L’analogie entre les êtres humains et les microbes est récurrente chez Louise Michel. Elle trouve des échos tout au long du roman, comme par exemple dans cette phrase, commentaire métadiscursif de la narratrice, faisant allusion aux crimes de l’homme aux yeux ronds :

« L’araignée, bien cachée dans sa toile, en avait encore pour longtemps à prendre des mouches humaines » [21].

Notons au passage que la métaphore de l’araignée, métaphore courante dans les textes de combat, devenue stéréotype, est ici réactivée par Louise Michel. Chez Eugène Pottier, par exemple, la figure de l’araignée incarne la divinité, l’esprit religieux, qui paralyse tout raisonnement critique :

« Ce parasite ignore et le temps et le lieu,
Rend l’univers bancal et la nature louche,
Et, liant la raison comme une faible mouche,
Il lui boit le cerveau. Ce vampire, c’est Dieu ! » [22]

Chez Jules Jouy, l’araignée devient l’image de l’Empire cherchant à prendre dans sa toile le peuple martyr et que va briser la République [23]. Chez Louise Michel, l’araignée est la figure que prennent tous les maîtres du monde, tous ceux qui vivent de l’exploitation d’autres êtres vivants. L’araignée n’incarne pas ici un tyran, ou bien un système qu’il faudrait changer. Louise Michel semble indiquer aux lecteurs que la société n’est pas réformable : une nouvelle société ne pourra se construire que dans un ailleurs radical, sur les ruines de l’ancien monde.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.