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Une utopie sexuelle : "Escal-Vigor"

En 1899 paraît, au Mercure de France, le roman de Georges Eekhoud. Le titre du roman, Escal-Vigor [1], désigne un domaine imaginaire situé sur une île mi-celte, mi-germanique, où vient se réfugier le héros, Henry de Kehlmark. Héros inhabituel, Henry aime les hommes. Cette île n’est pas une utopie : les habitants y vivent comme les paysans belges de la fin du dix-neuvième siècle. Pourtant, le roman contient un discours utopique, c’est-à-dire un discours qui est « autre » que le discours dominant. Je tenterai d’étudier ici comment le roman de Georges Eekhoud se situe face au discours social dominant sur l’homosexualité.

« Ni malade, ni coupable »

À l’Escal-Vigor, Henry de Kehlmark trouve l’âme sœur en la personne d’un jeune paysan, Guidon, qui passe pour avoir « des penchants et des inclinations bizarres ; pensant blanc quand les honnêtes gens pensent noir... » [2] Avec Guidon et Blandine, amante passionnée, il entreprend de vivre librement, en vase clos, loin des médisances et des rancunes. D’abord persuadé de son anormalité, et cherchant à rentrer dans la norme en entamant une relation avec Blandine [3], il parvient peu à peu « au sentiment de sa dignité, de son autonomie et de se conscience », jusqu’à son « complet affranchissement moral », qui lui donne la force de « créer la religion de l’amour absolu, aussi bien homosexuel qu’hétérogénique » [4]. Sans tenir compte de l’opinion publique, il impose son concubinage « avec ce courage du stoïque qui exposait le poing aux flammes d’un brasier » [5]. Jusqu’au jour où le trio doit affronter la persécution des habitants déchaînés...

Comment apparaît l’amour homosexuel dans le roman ? Georges Eekhoud prend ici le contre-pied des discours de l’époque, qui dénoncent l’homosexualité comme « une perversion qui relève de la pathologie ». À la fin du dix-neuvième siècle, l’homosexualité, d’abord prise en charge par les discours légistes, entre dans le domaine médical. Mais le discours des médecins a du mal à s’affranchir de l’anthropologie criminelle : c’est un discours qui stigmatise et condamne. De toutes les « aberrations », la « pédérastie » est celle qui occupe le plus les médecins, dont les ouvrages rappellent les manuels des confesseurs. On n’est pas loin du point de vue religieux qui considère l’homosexualité comme un vice terrible, voire un crime, qui retranche l’individu de la communauté religieuse.

Dans le roman de Georges Eekhoud, les deux héros n’ont pas honte de leur homosexualité, n’y voyant ni un péché ni un délit. C’est bien ce que les habitants de l’île ne peuvent admettre :

« Vrai, ils en ont de l’aplomb et un toupet ! Concilier des mœurs pareilles avec de la dignité ! Il ne leur manque plus que de tirer gloire de leur ignominie ! » [6]

L’homosexualité est, selon le pasteur du village,

« une transgression qui heurterait un préjugé terrible et en quelque sorte indéracinable dans notre ordre social et chrétien ; vous comprenez ce que je veux dire, une abomination qui crierait non seulement vengeance au ciel, mais aux pécheurs les moins timorés... » [7]

En revanche, le médecin consulté au sujet de Henry, loin de déceler en lui une pathologie, le déclare parfaitement sain de corps et d’esprit :

« [il] déclara, au surplus, n’avoir découvert chez le sujet, aucune lésion organique, aucune tare morbide. Au contraire, il prétendit n’avoir jamais rencontré plus souple intelligence, jugement aussi sain, pareille élévation de vues dans une nature plus vibrante [...] » [8].

À côté des discours des médecins, on trouve à la fin du siècle les analyses de quelques âmes bien intentionnées, qui tentent, avec bien des efforts, de comprendre l’homosexualité et de ne pas rejeter la « victime ». Ces discours ne considèrent plus l’homosexualité comme un délit, mais comme une maladie. La pitié envers les homosexuels, qui ne peuvent être que malheureux, remplace la condamnation. Comme écrira plus tard, en 1927, François Porché, l’auteur de L’Amour qui n’ose pas dire son nom (qui a lui même choisi un pseudonyme) : « Il ne faut pas grandir les pervers mais il faut plaindre les suppliciés » [9].

Le personnage d’Henry répond en quelque sorte à ces discours de pitié : il ne saurait supporter qu’on le plaigne, qu’on s’apitoie sur son sort. Il refuse de voir dans sa sexualité une « dégradation », il s’en enorgueillit au contraire :

« Loin de m’humilier, je me redresse... Tu me jugerais, tu me condamnerais, comme les autres ? dit-il à Blandine. À ton aise. Mais je te conteste même le droit de m’absoudre. Je ne suis ni malade, ni coupable. Je me sens le cœur plus grand et plus large que leurs apôtres les plus vantés » [10].

Il s’agit là d’une véritable revendication de fierté homosexuelle : « Un moment viendra où je proclamerai ma raison d’être à la face de l’univers entier... » [11] Insistons sur l’originalité de ce point de vue, d’autant plus que ce portrait forme un contraste avec celui du personnage nommé Landrillon, paysan qui convoite Blandine et persécute Henry, « ce particulier » :

« Vicieux jusqu’aux moelles, ayant passé par les pires promiscuités des chambrées, il y avait en lui du mouchard de mœurs, du prostitué et du maître-chanteur. Incapable d’apprécier ce qu’il y a de noble et de profond dans les affections ordinaires, encore moins lui eût-il été possible de saisir et d’admettre l’absolue élévation d’un grand amour d’homme à homme » [12].

Accepter l’homosexualité n’est donc pas seulement, pour les personnages, se conformer à leur nature véritable, c’est aussi aller contre un préjugé tenace, faire preuve d’une « élévation », d’une grandeur d’esprit hors du commun. Georges Eekhoud dépasse ici le thème de l’homosexualité pour aborder, plus largement, le problème des relations humaines entre individus, de même sexe ou non.

Éloge de la gratuité

Ces affirmations de fierté répétées ont un enjeu politique important. Car derrière les discours de pouvoir, de savoir, se cache une hantise implicite. Ce qui semble terrifier les hommes du dix-neuvième siècle, c’est la figure du gaspillage : comment envisager la sexualité sans la reproduction ?... D’où la virulence des campagnes anti-masturbatoires (on va jusqu’à supprimer les poches des uniformes des collégiens pour prévenir ce terrible fléau). Comment concevoir le plaisir gratuit ? Dans une société bourgeoise, où tout s’achète et tout se paie, c’est proprement scandaleux.

Le refus de la gratuité est bien ce qui caractérise de nombreux personnages du roman. Finalement, ce qui est inconcevable pour le pasteur de l’île – semblable en cela à Zola -, ce n’est pas seulement qu’un homme aime un homme, mais le fait que cet amour soit « stérile ». Pour lui, le scandale est le même lorsqu’il se souvient du mariage dénaturé des parents d’Henry, qui s’étaient aimés « au point de ne pouvoir survivre l’un à l’autre » :

« Mais tout aurait dû m’avertir, me donner l’intuition de ces horreurs ! Les parents de ce libertin ne s’étaient-ils pas aimés à un excès qui crie vengeance au ciel ! Ne vivant que pour eux-mêmes, pour eux deux ; limitant la raison d’être de l’univers à leur exclusive dualité corporelle et morale, dans leur monstrueux égoïsme ils n’avaient même pas voulu avoir d’enfants, tant ils craignaient de se distraire l’un de l’autre ! » [13]

C’est là véritablement que se trouve le scandale : dans le refus de la procréation, donc dans le rejet d’une certaine « utilité » sociale. L’égoïsme de la vie amoureuse, épanouissante pour les individus, est vécue comme une menace pour le reste de la société. L’exclusivité sentimentale et sexuelle dont faisaient preuve les parents d’Henry signifie aussi le rejet de toute morale transcendante, de toute règle sociale extérieure à eux, et le pasteur ne s’y trompe pas. Le refus de la procréation introduit par ailleurs le thème du plaisir gratuit.

Henry s’insurge justement contre cet impératif de la reproduction, en citant l’histoire d’un berger amoureux d’un autre homme :

« Pourquoi imiter les bêtes, et faire comme les autres ? Ne nous suffisons-nous point ? [...] Suspendons, en ce qui nous concerne, la création prolifique. Ne naît-il point assez de créatures ? Vivons pour nous deux, pour nous seuls » [14].

Or le plaisir représente un danger évident pour la bourgeoisie, car il incarne ce qu’elle redoute le plus : le détournement de sa libido vers des activités sans profit.

Le personnage de Guidon incarne dans le roman la gratuité et l’inutilité sociale : il focalise la hantise des autres personnages de voir un individu vivre pour lui-même, sans rien rapporter à la communauté. Il est d’abord présenté par son père comme un paresseux, qui n’a été « d’aucune utilité ». Il est d’emblée considéré comme un échec, une erreur : « Guidon, c’est une fille manquée » [15]. Manquée pour qui ? Guidon est celui qui refuse de payer « son tribut » à la société.

Excepté les trois personnages principaux, tous les autres courent après le profit, à commencer par Landrillon, l’ancien valet, qui obtient les faveurs de Blandine en échange de son silence (il menace de révéler au village la conduite des deux amants), et exige d’être payé « comptant » [16]. Et lors de la kermesse, on exige de Guidon qu’il choisisse une fille comme tout le monde :

« - Oui, oui, il faut qu’il y passe ! Il paiera son tribut comme les autres ! À chacun son devoir, à chacun son dû ! Sus au récalcitrant ! » [17]

On voit bien à travers cette scène comment Georges Eekhoud inverse ici les stéréotypes de genre. L’auteur nous donne une vision terrifiante de l’amour hétérosexuel obligatoire : un amour vénal et bestial. Dans la scène pittoresque de la kermesse, chacun se doit, impérativement, de trouver sa chacune : nous ne sommes pas devant des individus recherchant leurs pareils, mais face à des femelles s’amusant à martyriser un mâle.

« Au loin, des chants moqueurs répondent à leurs chants tragiques. Le gibier les nargue, prenant plaisir à dépister, frustrer les chasseresses goulues » [18].

Sa sœur force Guidon à choisir une fille, comme un maquignon vanterait ses marchandises dans une foire aux bestiaux :

« Fais ton choix. Que te manque-t-il pour te décider ? Voici dix rudes compagnes qui t’ont attendu, des plus belles de la contrée. Elles ne manquaient point d’amateurs. Ne les as-tu pas entendues bramer tout le jour par la campagne ? [...] Et pourtant, je te le répète, ils abondent ce soir par les chemins, les solides et les flamboyants coqs qui halètent après ces poules friandes et qui se régaleront de celles que tu dédaigneras !... » [19]

L’accouplement (hétérosexuel) n’a rien d’un plaisir quand il est érigé en norme et imposé autoritairement. Comment mieux dire que le sexe, ainsi conçu, c’est la guerre ?

« Les deux camps, les deux sexes ont l’air d’ennemis qui tiraillent, se tenant sur le qui-vive, gardant leurs positions. On s’observe, on se hèle, on se déprécie, on marchande, on maquignonne » [20].

L’amour des deux héros contraste avec ces scènes de marchandage : Henry place d’emblée son amour du côté du sacré : il veut « créer la religion de l’amour absolu » [21].

L’histoire de Henry de Kehlmark vient donc s’opposer aux pratiques hétérosexuelles admises dans la société d’Escal-Vigor, où l’on tient dans le plus grand mépris la passivité et la gratuité. La passivité (incarnée ici par la sodomie) est condamnée en tant que sexualité marginale, non reproductrice, donc anti-sociale. La gratuité ne peut être tolérée dans la société régie par les lois du capitalisme. Pour employer un vocabulaire anachronique, ceux qui se « laissent baiser » tout comme ceux qui se « font avoir » sont mis au bans de la bonne société [22]. Henry de Kehlmark vient justement bouleverser ce rapport au pouvoir et à l’argent – et dépasse ainsi le problème purement sexuel pour aborder la question d’un point de vue politique.

Si j’ai surtout insisté jusqu’ici sur les relations entre les deux hommes, il faut préciser que Escal Vigor raconte une histoire d’amour à trois personnages : Blandine, l’amoureuse d’Henry, se dévoue tout entière à la nouvelle religion, la religion d’amour. Se développe alors une imagerie mystique : Blandine devient une sainte en se donnant à Landrillon, et elle se convertit à la « religion » d’Henry :

« Je me convertis à ta religion d’amour, je me dépouille de mes derniers préjugés. Non seulement je t’excuse, mais je t’admire et t’exalte... je consens à ce que tu voudras... » [23]

L’isotopie du martyr religieux ne doit pas masquer la force d’une telle attitude : c’est une rupture fondatrice qu’effectue Blandine en épousant les idées d’Henry. Elle est parvenue à faire sienne ses idées sur l’amour aux prix d’un rejet total de ses « derniers préjugés ».

« C’était la folie sublime du sacrifice. La femme s’élevait jusqu’à l’ange.

Elle devait monter plus haut encore, rejeter toute jalousie charnelle » [24].

Selon la dénomination employée par Fourier, Blandine est dans le roman la représentante de l’amour céladon, ou amour sentimental, habituellement bafoué en « civilisation ». En effet, écrit Fourier,

« il n’existe rien de plus bafoué en Civilisation que l’amour sentimental [...]. Des deux éléments dont se compose l’amour, savoir l’élément matériel ou plaisir [...] et l’élément spirituel ou plaisir de l’âme, c’est le spirituel qui l’emporte en rang sur le matériel ; je ne prétends pas dire que l’amour sentimental l’emporte sur le matériel en influence. Loin de là. Je prouverai qu’il n’est partout que l’humble esclave du principe matériel, mais il a dans l’opinion les honneurs du premier rang tout en occupant le dernier. On peut le comparer au peuple à qui les constitutions accordent le masque de souverain et qui n’est réellement que le vil esclave de tous ses mandataires. Tel est l’amour sentimental ou céladonie, partout frappé de ridicule par l’influence despotique de l’amour matériel » [25].

On voit ici la force de subversion de la céladonie, du point de vue économique comme politique. Selon Fourier, l’amour céladon se caractérise par le désintéressement, c’est pourquoi il ne saurait être reconnu dans un système où l’« on a assimilé le commerce galant au régime hypothécaire » [26]. L’amour ainsi conçu et pratiqué entre Blandine et Henry, amour désintéressé et gratuit, ne pouvait que se heurter à une incompréhension totale et à une opposition farouche de la part des habitants du village.

Le martyr est politique

Escal-Vigor désigne ainsi le point de rencontre possible entre révolution sexuelle et révolution sociale, rencontre manquée pourtant. Les révolutionnaires apparaissent dans le roman comme des figures déceptives. Poussé par son tempérament libertaire, Henry décide un jour de se confier à l’un d’eux :

« Un jour j’écrivis à un révolutionnaire illustre, à un de ces porteurs de torches, qui passent pour être en avance sur tout leur siècle et qui rêvent un monde de fraternité, de bonheur et d’amour. Je le consultai sur mon état comme s’il s’était agi de celui d’un de mes amis. L’homme de qui j’attendais la consolation, une parole rassurante, un signe de tolérance, me répondit par une lettre d’anathème et d’interdit. Il cria raca sur le transfuge de la morale amoureuse [...] » [27].

Cette « excommunication », au lieu de désespérer Henry, le rend au sentiment de sa dignité individuelle : « J’ai puisé la force de vivre conformément à ma conscience, à mes besoins, dans l’iniquité même qui m’était faite par l’humanité » [28].

Rejetés par les révolutionnaires, ainsi que par les habitants d’Escal-Vigor, les trois personnages qui avaient réussi, un temps, à vivre à part, en marge du village, voient leur espace envahi par la foule.

La scène finale du roman met en scène le « martyr » des trois utopistes, organisé par les habitants du village lors de la kermesse. Guidon est attaché et violenté par des femmes en furie. Les habitants veulent ensuite le jeter à la mer. ¬À Henry, qui vient à sa rescousse, on lance des pierres, puis des flèches : le voici devenu Saint Sébastien [29]. Blandine, qui s’interpose entre les deux hommes, « les bras en croix », réactivant la légende de Sainte Blandine dans la fosse aux ours, parvient à stopper le massacre. Mais le roman se termine sur la mort des deux amants martyrs, et sur l’image de Blandine restée seule.

La réception du roman n’est pas tellement meilleure que celle qui est faite aux personnages dans le récit. Attaqué, poursuivi en justice, le texte connaît aussi son calvaire. Durant l’été 1899, une ligue de vertu siégeant à Bruges dépose une plainte auprès du procureur du Roi. Le procès – en vertu des articles 383 et 384 du Code pénal réprimant le délit de pornographie - s’ouvre le 24 octobre 1900 à Bruges [30] (Escal-Vigor est saisi en même temps qu’Un homme en amour, de Camille Lemonnier). Le parquet convoque en tant qu’experts deux psychiatres qui déclarent le roman socialement nuisible à cause du problème dont il traite. Mais Georges Eekhoud a de son côté les intellectuels : une lettre de protestation, signée par plus d’une centaine d’écrivains français, belges et d’autres nationalités (dont Hauptmann, Kraft-Ebing, Max Nordau…) est publiée en soutien à son roman. Les pétitionnaires « déplorent l’attaque qui, à travers sa personne, vise la liberté de l’art et de la pensée ». Le jour du procès, près de vingt témoins sont cités à la défense (écrivains, professeurs, critiques), dont Edmond Picard. Georges Eekhoud est finalement acquitté.

Il revient sur les accusations portées contre son roman dans un article écrit en 1901, « À propos d’Escal-Vigor  », qui paraît dans L’Effort éclectique [31], dans lequel il demande le retrait de l’article 175 du code pénal allemand qui qualifie l’homosexualité de crime. « Escal-Vigor combat le préjugé, qui a la vie plus dure que l’abus juridique » écrit-il, ajoutant dans une note : « Et cela même chez le soi-disant esprit d’avant-garde. Hélas ! » Car s’il est facile de stigmatiser la mentalité bourgeoise et de critiquer le système social capitaliste dans certains milieux dits révolutionnaires, certains préjugés sont beaucoup plus difficiles à remettre en cause :

« Tant il est vrai que si nous descendons l’échelle sociale, arrivés à un certain niveau, nous trouverons le même étiage d’intolérance : le fanatique prêtreux sera digne de serrer la main à l’ignorantin collectiviste » [32].

Escal-Vigor allait en effet contre tous les préjugés, qu’ils viennent de la bourgeoisie ou de la classe ouvrière. Le propos dépassait d’ailleurs, de loin, toute revendication particulière d’une sexualité spécifique. Comme l’écrit Georges Sander, l’ami de Georges Eekhoud :

« c’est avant tout un hymne au grand amour, à Éros absolu ! C’est un défi superbe à la mascarade actuelle, à la galantine bourgeoise et putassière qui nous poisserait le cœur et tout le moral si nous ne nous tenions bien droit et bien haut ! Sursum corda ! Comme tu le dis dans ta lettre, je crois que ce livre consolera et exaltera bien des amoureux homogéniques et les réconciliera avec eux-mêmes, les rappellera au courage, à la dignité et à l’héroïsme passionnels » [33].

Indéniablement, les amants sont coupables de forfaits « qui troublent l’ordre naturel aussi bien que le pacte social » [34], selon les mots de Laurent Tailhade (à propos d’Oscar Wilde). Pour Georges Eekhoud, le combat sexuel est donc avant tout politique, et il parle d’ailleurs pour certaines de ses nouvelles d’« anarchie érotique » [35]. Il s’agit pour lui d’appliquer les idées libertaires à tout ce qui touche à l’existence des individus, jusqu’à leurs penchants les plus intimes. La phrase du personnage principal sonne comme une déclaration anarchiste : « J’ai vécu et je vivrai toujours libre de mes sympathies et de mes inclinations ! » [36]

Escal Vigor présente bien un cas littéraire « d’utopisme sexuel ». Georges Rency, commentant l’œuvre de Georges Eekhoud, note d’ailleurs :

« Escal-Vigor (1899) nous transporte dans une île imaginaire, sorte d’île d’Utopie, au château du comte Henry de Kehlmark, un de ces rares "aristocrates" débarrassés de tout préjugé social et s’abandonnant superbement à leur loi intérieure, la loi du libre instinct » [37].

Georges Eekhoud oppose, au sein d’une fiction, une véritable « utopie » à l’idéologie dominante sur la sexualité, se montrant ici en quelque sorte « en avance » sur son temps, et bien loin des théoriciens anarchistes de son époque. En nous présentant des héros marginaux, affirmant leur différence et fiers de leur capacité de rupture, Eekhoud déplace le regard des lecteurs : une vision utopique est à l’œuvre dans le roman, vision qui contribue à lutter contre les règles d’une société fondée exclusivement sur le profit, et imposant une sexualité normative et aliénante. Car il s’agit bien d’une contestation globale qui, par le biais d’une revendication homosexuelle, remet en cause les rapports politiques et sociaux dans leur ensemble.

Aussi Escal-Vigor, premier roman de langue française à mettre en scène aussi ouvertement une relation amoureuse entre deux hommes, déplace les frontières entre l’utopie et le réel. Les amours de Henry sont « ses seules possibles amours » [38], est-il précisé. Or, ce possible n’a pas de place dans la réalité de l’époque. Je n’ai pas évoqué le personnage de l’aïeule d’Henry de Kehlmark, qui disparaît assez vite de l’intrigue romanesque. Avant de mourir, devinant le drame de son petit-fils, mais conservant l’intime conviction qu’il n’est pas fait pour le bonheur, la vieille femme émet le souhait de le voir s’éloigner de ses « chimères » :

« Il faudrait, disait-elle, une véritable sainte, une égide à ce grand enfant illusionné pour le conduire dans la vie, quelqu’un qui, sans l’arracher brutalement à ses chimères, le mènerait tout doucement par la main dans les sentiers de la réalité ! » [39]

Pourtant, on voit mal comment, selon le vœu de l’aïeule, les amours de Henry pourraient s’accommoder du réel. N’est-ce pas plutôt les « sentiers de la réalités » qui devraient s’élargir pour laisser place aux « seules possibles amours » du personnage ? L’échec de la relation amoureuse entre Henry de Kehlmark et Blandine dit plutôt la nécessité de transformer le réel afin d’y faire entrer les possible infinis dont il est porteur : ce qui paraissait « chimères » aux yeux de l’aïeule (femme d’un autre âge, d’un autre temps) est pour d’autres la seule possibilité d’exister.

Dans ce sens, le roman de Georges Eekhoud est bien porteur d’utopismes. Loin du réalisme (si l’on entend par réalisme l’adaptation pure et simple aux institutions et règles sociales existantes), il est cependant en rapport avec les conflits, les pratiques et les aspirations de son époque : Escal Vigor fait apparaître les contradictions de la société et l’appauvrissement qu’imposent ses conventions morales aux individus qui refusent de se plier à ses lois. Construite dans l’écart, provoquant une distanciation des lecteurs par rapport aux préjugés les mieux ancrés en eux, la fiction modifie ainsi leur imaginaire social, apprenant à lire autrement l’expérience quotidienne.

La démarche de Louise Michel est en cela similaire à celle d’Eekhoud. La vision de la militante révolutionnaire est fondée sur la déformation. Comme Georges Eekhoud transformant une kermesse de village en mise à mort des personnages déviants, Louise Michel nous peint le monde réel (ses inégalités, ses injustices) sous des couleurs trop sombres pour être vraisemblables. Peu importe : il s’agit avant tout de faire entendre un autre discours. Georges Eekhoud montre les résistances des personnages face à une morale étroite et aliénante ; Louise Michel donne à voir les luttes des opprimés face à un ordre social qui ne leur permet pas de vivre.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.