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Le réel au miroir de l’utopie.– « L’anarchie dans la parole comme dans la pensée »

L’utopie, pour les anarchistes, a pour but de susciter un mouvement de rupture avec l’ordre en place. Le premier travail des utopistes est donc de caractériser comme monstrueuse la société présente, de montrer que ses travers ne sont pas des perversions marginales mais constituent le principe même de la vie. Il y a chez eux l’idée que le vieux monde n’est pas réformable, qu’il faut une rupture radicale avec la société. Comme il est écrit dans L’Encyclopédie anarchiste :

« Toute société comme tout arbre ne peut donner que les fruits que lui permet le terrain où il se nourrit. Une société, aux racines plongeant dans un sol bourbeux, ne peut que fournir des fruits amers et pourris, et ceci vaut pour l’amour comme pour le reste » [1].

On trouve donc, chez les écrivains anarchistes, de nombreuses descriptions de la société de leur temps, parallèles aux descriptions utopiques : la proximité entre les deux tableaux doit convaincre les lecteurs du caractère intolérable du système en place. Le schéma est alors inversé par rapport à l’utopie classique : ce qui n’a pas lieu d’être, c’est la société présente. Ce qui adviendra, porteur d’une réalité plus grande, c’est l’utopie.

« Marchez ! devant vous, c’est la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage n’est point un mirage, l’utopie n’est point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme c’est la réalité !... » [2],

crie Joseph Déjacque aux marcheurs qui, dans le désert, voient poindre l’anarchie.

Mais l’utopie peut-elle se dire dans la langue qui est la notre aujourd’hui ? L’anarchie, c’est d’abord l’idée d’un autre langage possible.

A. « L’anarchie dans la parole comme dans la pensée »

La langue est prisonnière de l’idéologie : c’est une idée qui nous est maintenant familière [3]. Mais il y a déjà, chez les écrivains anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle, cette idée bien ancrée qu’on ne peut impunément parler la langue de l’ennemi (en l’occurrence la langue des bourgeois et des gouvernants). Les écrivains anarchistes ont mis en évidence la vacuité du langage politique et ont pressenti le phénomène de politisation intrinsèque de la langue.

Nous avons vu que les écrivains anarchistes nous invitent à lutter contre l’écart qui existe entre le signe et son référent. Ce qui pose problème dans l’usage que nous faisons habituellement des mots, c’est la non-congruence entre le mot et la chose qu’il désigne. L’utopie langagière des écrivains anarchistes est, à l’opposé, un langage où l’adéquation est totale entre le signe et le référent. Dans L’Humanisphère de Joseph Déjacque, la réalité coïncide avec ce que l’on dit d’elle, le signe a rejoint son référent : « tout ce qui est apparent est réel : l’apparence n’est point un travestissement » [4]. Le langage de l’utopie est bien entendu universel, afin d’être compris le plus immédiatement possible par le plus grand nombre.

Une certaine idée de langue universelle se développe justement à la fin du dix-neuvième siècle, et l’on voit se multiplier les tentatives pour construire des langues artificielles. La première à connaître un réel succès est le volapük, créé en 1879 par un prêtre allemand, Martin Schleyer [5]. Le volapük subit assez vite la concurrence de l’esperanto, moins complexe et de prononciation plus facile. Construit par Lejzer Ludwick Zamenhof à Varsovie en 1887, l’esperanto est étranger à toute préoccupation linguistique et s’affirme d’emblée comme un instrument politique : il va soulever ensuite l’enthousiasme de nombreux anarchistes.

Car si l’idée d’un langage nouveau hante de nombreux écrivains de la fin du siècle, il se conjugue chez les anarchistes avec l’espoir en un autre monde. Élisée Reclus appelle de ses vœux une langue universelle qui ne viendrait pas se substituer aux langues maternelles mais qui serait une langue vraiment commune à l’humanité entière. Cette langue ne peut pas être une langue ancienne : « à de nouveaux pensers il faut un instrument nouveau ». Il cite l’esperanto en exemple et se réjouit du fait que dix ans seulement après son invention, il réunisse déjà quelques 120 000 adeptes [6].

Charles Malato a étudié en Nouvelle-Calédonie les langues indigènes. Il décrit ainsi, dans De la Commune à l’anarchie (1894), le bichelamare, une langue où l’anglais domine, « analogue au sabir, parlé sur la côte barbaresque, et au pidgeo nenglish, utilisé dans l’Extrême-Orient » [7]. Ce constat lui inspire une rêverie au sujet du langage de l’avenir :

« Qui sait, dans le cas où un bouleversement social de la vieille Europe romprait les liens l’attachant à ses colonies, si ces langues démocratiques et maritimes ne seraient pas appelées à fusionner pour constituer un volapück parlé du littoral marocain jusqu’aux îles Marquises, sur une étendue de six mille lieues ! » [8]

Démocratiques, ces langues le sont parce qu’elles sont internationales et en raison de certaines particularités. Charles Malato note ainsi que le mot tayo, d’origine polynésienne, veut dire « ami, camarade » et, par amplification « homme ». « L’idée que les hommes sont des amis ne pouvait naître évidemment que dans un cerveau sauvage » [9], commente Malato. Han Ryner, dans son utopie Les Pacifiques (1904), invente pour le peuple des Atlantes un langage dans lequel un même mot signifie « homme » et « frère », rendant dès lors toute guerre impossible (qui irait se battre contre son « frère » ?...) [10].

Dans toutes les utopies que j’ai mentionnées se retrouve l’idée d’un nouveau langage [11]. Avec l’utopie, la scène s’ouvre à une pensée vierge, une parole neuve. Quelle sera-t-elle ?

Ernest Cœurderoy est celui qui se montre le plus précis pour décrire l’évolution que le langage subira nécessairement après la révolution impulsée par les Cosaques :

« Chaque nouvelle découverte nécessitera la création d’un mot nouveau que toutes les nations adopteront, dans quelque langue qu’ils aient été prononcés la première fois. Les nouveaux besoins rendront fréquent l’usage de ces expressions nouvelles, en même temps que les anciennes, devenues chaque jour moins nécessaires, tomberont en désuétude. Les rapports plus intimes entre les nations amèneront l’échange des idiomes divers. On conservera des termes imparfaits, inachevés ; on fera subir à la prononciation, à l’orthographe, à la grammaire d’innombrables altérations. Ainsi les langues actuelles seront envahies dans le sanctuaire de leurs règles absolues ; ainsi la confusion des peuples amènera la confusion des langues, l’anarchie dans la parole comme dans la pensée. Ici encore le Bien naîtra du Mal, l’Invention de la Faute. Et de cette anarchie, de ce patois général sortira la langue nouvelle et universelle. Car aucun progrès ne se réalise sans déchirement, sans révolution, souffrance et anarchie. La Langue universelle ne sera pas créée par un système, non plus que l’ordre universel. Les systèmes sont rentrés dans le domaine de l’anatomie pathologique » [12].

La langue rêvée par Ernest Cœurderoy est, bien sûr, universelle, mais sa grande originalité est d’être une langue non systématique, toujours imprévisible et toujours en mouvement. Elle n’est pas artificielle, mais naît du mélange des patois, du métissage des idiomes. La défense de la langue de l’avenir est en fait une véritable ode au brassage des cultures, loin de tout repli identitaire. Ernest Cœurderoy suggère ici que la perfection et la pureté sont illusoires, et que les règles imposées de l’extérieur ne peuvent être que mortifères. Le mouvement de la langue épouse le mouvement de la vie : les mots meurent pour laisser place à d’autres. Il n’y a pas de place dans cette langue pour des mots-momies que l’on conserverait uniquement par respect ou par habitude. Pas plus qu’ils ne souhaitent un système politique immuable, les anarchistes ne rêvent d’une langue éternelle et figée.

La langue du monde nouveau imaginée par Louise Michel est, de même, en évolution constante, comme l’illustre la métaphore géologique :

« Tout tend au même but, les idiomes nés au fond des temps ; des cris de la bête, après avoir envahi la terre, pareils à des fleuves s’écoulent vers le même océan ; les dialectes s’effacent dans les langues principales ; bientôt peut-être ces langues elles-mêmes s’absorberont dans celle de l’humanité » [13].

Pour Joseph Déjacque, le langage de la société à venir est seulement entrevu : il est en effet impossible, à notre époque, de se le représenter clairement. Nous ne pouvons en avoir qu’un aperçu bien vague. L’utopie future tente de se dire avec des mots auxquels nous n’avons pas accès, dit Déjacque dans son Humanisphère :

« Une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on ne pourrait dire en une phrase » [14].

L’écrivain utopiste se trouve donc devant une difficulté fondamentale en voulant décrire la société future, puisque les mots dont il a besoin ne sont pas à sa portée. Sa tâche sera donc nécessairement imparfaite. C’est cette difficulté qui se pose à Louise Michel lorsqu’elle veut décrire l’utopie du Monde nouveau : elle en appelle à une langue nouvelle qui pourrait en rendre compte. Le problème auquel se heurte l’écrivaine est mis en scène dans la diégèse. En effet, l’un des personnages du roman, Jacques, est un artiste sculpteur. Il a comme projet une œuvre qui serait un « fourmillement de personnages dans un court espace ». C’est lors d’un rêve qu’il a la vision de sa sculpture réussie :

« La pensée sort du groupe symbolique, elle vous empoigne, vous donne le frisson des choses futures, pour lesquelles les mots manquent à nos langages rudimentaires » [15].

Le mot de « fourmillement » tente de figurer, par et malgré la matière inerte, l’image du mouvement, métaphore de la masse humaine. Une telle œuvre est proprement utopique, c’est-à-dire qu’elle n’est possible que dans une société autre, et lorsque Jacques s’éveille, il aperçoit toutes les insuffisances de son œuvre qui n’est qu’une ébauche grossière de son idée. Son aventure dit bien l’insatisfaction de Louise Michel voulant peindre le « monde nouveau ».

Il y a chez les écrivains anarchistes une conscience très forte du caractère éphémère des mots : comme la matière et comme la société, les mots ont leur évolution propre. À l’épisode du sculpteur du Monde nouveau fait écho ce passage des Idylles diaboliques où Adolphe Retté fait dire à son personnage Grymalkin :

« La matière inerte n’existe pas. L’univers a toujours travaillé et travaillera toujours. Rêver son repos, ce serait t’abandonner à un songe de lâcheté qui te ferait retomber aux séries inférieures. Le mouvement est éternel, il est partout. Tout marche ! Et la vie le veut pour que toutes ses forces – de la sensation à l’idée, de l’atome à l’astre – prennent part à son évolution vers… [...]

Vers autre chose… Les mots n’existent pas chez vous qui t’expliqueraient le sens de cette transfiguration future de la vie » [16].

Grymalkin lui aussi bute sur des mots… qui n’existent pas encore.

Ainsi, il n’il y pas de mots pour dire l’utopie à venir : on voit alors pourquoi il est fondamentalement impossible de présenter un tableau de la société future qui ne soit pas mensonger, qui soit autre chose que notre propre rêve (au présent) de l’avenir. Figer, dans notre langue d’aujourd’hui, le tableau de la société anarchiste à venir, reviendrait à l’appauvrir considérablement.

Mais on peut, sans affirmer ce que sera cette société, dire qu’elle peut advenir, de même que l’on peut, sans le dévoiler, donner l’idée d’un nouveau langage. Dans ce langage, l’écart sera minimal entre le signe et le référent : c’est ce que nous dit le rêve du sculpteur Jacques, voyant la matière à sculpter conforme en tout point à son idée. Ce nouveau langage rapprochera les mots et les idées, mais aussi les peuples entre eux. Il sera un trait d’union entre les locuteurs, qui les rassemble et les rend solidaires.

Ce langage « anarchiste » rêvé par les écrivains sera donc avant tout un lien entre des individus égaux : il ne saurait exister aujourd’hui car la société dans laquelle nous vivons est basée sur les divisions et non sur l’unité, sur les hiérarchies et non sur l’égalité. Le tableau de la société actuelle apparaît en effet sous les couleurs les plus sombres : le mécanisme social est une gigantesque machine à séparer, classer, diviser, qui rend impossible toute pensée d’une société autre, fondée sur l’harmonie et la solidarité. La tâche des écrivains anarchistes est de faire percevoir aux lecteurs ce qu’un tel « ordre » a de monstrueux. Eugène Pottier dressait ainsi le tableau de la société capitaliste dans laquelle chacun crie : « respect à la propriété » :

« Je vis une charogne abjecte,
Foyer de miasmes corrompus,
Empire normal de l’insecte,
Tas fourmillant de vers repus » [17].

Donner une vision repoussante de la société, c’est aussi ce que tente de faire F. Duhamet dans un texte étrange et inclassable, entre le pamphlet et l’utopie, entre le traité politique et l’essai littéraire, qu’il a nommé : La République révolutionnaire (1889), que je vais étudier à présent.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.