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Ironie et intertextualité : la parole venue d’ailleurs

Dans cette optique, l’ironie n’est pas seulement ce qui empêche toute sacralisation du discours, c’est aussi ce qui maintient la possibilité d’un discours autre. L’ironie, plutôt qu’une anti-phrase, gagne à être analysée en termes d’énonciation, comme polyphonie. L’ironie fait entendre, dans le procès d’énonciation, une voix différente de celle du locuteur (celui qui assume explicitement les énoncés). On a donc affaire à l’ironie quand l’énonciateur est différent du locuteur [1]. Parler de façon ironique revient, pour un locuteur, à faire entendre la voix d’un énonciateur, sans prendre la responsabilité de ses propos.

L’ironie comprise plus largement comme effet de mention ou de citation, vise à prendre un discours pour le déplacer (au sens propre : le placer dans un autre contexte). Elle demande une pratique active des lecteurs : ces derniers doivent avoir la capacité de faire le détour par une autre parole, de se placer à un autre point de vue. Ils ne sont jamais enfermés dans un seul discours.

L’intertextualité, mémoire que la littérature a d’elle-même [2], se manifeste aussi bien par la reprise, la référence, le pastiche, la parodie, le plagiat, les collages… Nous avons vu que ces procédés sont fréquemment employés par les écrivains anarchistes. Il s’agit pour eux de la reprise, subversive et ludique d’autres œuvres littéraires. Subversive, parce qu’ils affirment ainsi leur entière liberté par rapport aux modèles, le droit de les détourner, de les déformer, de s’en servir pour les intégrer à leur œuvre propre. Ludique parce qu’ils provoquent ainsi une complicité avec le lecteur, lui donnant un rôle important dans le processus d’interprétation : à lui d’activer les liens qui donneront sens à l’œuvre, à lui d’aller voir ailleurs, vers d’autres œuvres, à lui de dépasser le seul livre qu’il a entre les mains. Chez les écrivains anarchistes, il y également l’idée qu’on n’écrit jamais tout seul et que le patrimoine est commun. Citer quelqu’un, c’est s’approprier sa parole, en faire son bien : les lecteurs sont invités à faire de même. L’écrivain montre l’exemple : les paroles écrites sont faites pour être subverties, non respectées, non hiérarchisées.

On retrouve dans la notion d’intertextualité la notion d’altérité : le langage est en mouvement, se charge des mots des autres. Dans le travail de la citation, l’auteur transforme le texte de l’autre en le déplaçant, lui offre un nouvel environnement. La citation construit une communauté : le texte, en faisant constamment appel à la parole des autres, est toujours susceptible d’être modifié par l’autre, il est instable (des énoncés peuvent prendre un sens différent dans un contexte différent).

On a eu l’occasion de l’observer au cours de ce travail : les écrivains anarchistes font entendre, dans leurs romans, plusieurs voix. Revenons ici, pour finir, sur deux exemples particulièrement éclairants quant à l’usage subversif de l’ironie. Dans Bas les Cœurs ! (1889), de Georges Darien, l’ironie réside dans le fait que le narrateur est un enfant qui ne comprend pas tout ce qui se dit autour de lui. Les paroles qu’il rapporte ont des sens différents selon qu’elles sont entendues par les personnages bourgeois du roman, par l’enfant narrateur, ou bien par les lecteurs critiques. Un autre exemple de cet usage de l’ironie est donné par Félix Fénéon dans sa nouvelle « Les Ventres ». Les extraits de paroles que cite le narrateur (sans prendre parti) sont, par la médiation du récit, détournés de leur sens initial, et résonnent aux oreilles des lecteurs d’une façon particulière.

Le narrateur de Biribi : les discours bourgeois mis à nus

Dans Bas les Cœurs !, Darien fait parler un jeune enfant, spectateur d’une réalité qui lui échappe. C’est aux lecteurs de rétablir les liens manquants. Comme Jules Vallès dans L’Enfant (1885) [3], Georges Darien mêle deux voix narratives : celle de l’enfant et celle de l’adulte. L’ironie est perceptible dans le titre même : l’expression « Bas les Cœurs ! » est employée par l’enfant en référence au cri de « Haut les Cœurs » poussé par les adultes patriotes qu’il voit autour de lui [4].

Le parcours des individus de Darien consiste à sentir et à voir en s’infiltrant dans le milieu bourgeois - pour mieux le miner. L’enfant prend souvent le masque qui correspond à sa position, à sa famille, il agit en dissimulateur. Cette attitude est en tout point conforme à l’activité des anarchistes à la fin du siècle obligés de se cacher (en particulier à cause des « lois scélérates »). On retrouve la même conception de l’écriture : elle subvertit le discours bourgeois en s’insinuant dans ses formes, ses modèles, pour se les approprier [5].

Plusieurs voix se font entendre dans Bas les cœurs ! : la voix de la bourgeoisie, opportuniste, majoritaire (qui d’abord soutient l’empereur pour devenir ensuite républicaine) s’oppose à la parole libre du père Merlin, le libertaire libre-penseur fidèle à ses principes. Le narrateur se cherche : il commencera par adopter la voix de sa famille, puis par la mettre en doute, et sous l’influence du père Merlin, il finira par se forger sa propre opinion. Le je se forme en opposition aux ils. Au chapitre 7, par exemple, c’est un simple témoin :

« Je n’ai pas encore vu arrêter d’espion - mais j’ai vu arrêter un individu qu’on prenait pour un espion. [....] On a saisi le vieillard [...] Nous avons attendu plus d’une heure devant le commissariat » [6].

Le « je » n’existe qu’en tant que spectateur, il est d’ailleurs indifférencié du « nous », il se fond dans la masse. Cependant, on peut déjà noter ici qu’il n’adhère pas complètement à l’événement tel qu’il est présenté par le grand nombre : l’individu qu’on « prenait pour un espion » n’en était peut-être pas un. L’émergence du je se fait donc progressivement, suivant les étapes de l’émergence de l’individu [7].

Au début de Bas les cœurs !, on se demande si le narrateur comprend toutes les paroles qu’il rapporte : par exemple quand il décrit une caricature grivoise aperçue à la devanture d’une librairie [8]. Cette naïveté place d’emblée l’enfant dans une position d’innocence qui lui donne un certaine autorité. En se posant en juge de la société bourgeoise, le je « naïf » permet à Darien de dénoncer l’ineptie de certains clichés. Ceci dit, l’habileté de l’auteur nous permet de comprendre les insuffisances de l’enfant, et même d’en faire un sujet de plaisanterie. Nous pouvons rire de ses maladresses ou de ses effets d’humour involontaire, ainsi par exemple lorsqu’il prend une métaphore au pied de la lettre : sa sœur lui ayant dit qu’il fallait « élever [son] cœur », il note : « J’élève mon cœur. Je grimpe tous les matins sur un arbre de la butte de Picardie pour voir si je n’aperçois pas les Prussiens » [9].

À partir du sens littéral affiché explicitement dans les paroles citées par le narrateur, les lecteurs peuvent aisément reconstituer un autre sens, implicitement communiqué par l’auteur, comme un message chiffré. Plusieurs discours sont donc donnés à lire dans Bas les Cœurs !, qu’il appartient aux lecteurs de démêler. À eux de décider quels discours sont plus valides que d’autres.

Le narrateur des « Ventres » : la feinte impassibilité

Félix Fénéon publie « Les Ventres » [10] dans La Libre revue du 1-15 décembre 1883. Ce conte court (10 pages), sorte de plaidoyer pour les voleurs, est composé de six séquences.

I : Le carnaval. Deux hommes semblent perdus ; leur tristesse détonne au milieu des cris de joie bruyants de la foule. Ils semblent chercher quelque chose.

II : La poursuite. Les deux hommes font irruption dans le bal, puis s’enfuient, les villageois à leurs trousses.

III : La chasse à l’homme. On comprend qu’ils ont volé du pain et du lard. L’un des hommes se fait prendre ; son compagnon, refusant de l’abandonner, le rejoint.

IV : Le repas. Les voleurs sont oubliés dans la cour pendant que les villageois « bâfrent ».

V : Le jugement. On réprimande les deux voleurs qui sont venus corrompre la société. « Pourquoi avez-vous faim ? » Ils sont forcément coupables, mais le maire, voulant se montrer généreux, se contente de les chasser, après les avoir dépouillés.

VI : Disparition des deux hommes.

Ce récit parle d’un vol. Pourtant, le vol n’est pas raconté : il se produit dans une ellipse. Il n’y a d’ailleurs pas à proprement parler de voleurs dans cette histoire : les vagabonds nous sont présentés avant qu’ils ne commettent leur acte, on les retrouve ensuite en fuite, vite dépossédés du fruit de leur vol, puis chassés (alors même qu’on leur ôte tout

ce qu’ils possèdent).

La figure prédominante de ce récit est l’ironie. Par un certain nombre de procédés, l’auteur cherche à faire apparaître l’aspect inadmissible de la situation, tout en maintenant l’illusion de l’objectivité.

Le plus évident de ces procédés est l’interversion entre deux champs lexicaux : animal et humain. Ainsi, les animaux « mangent » tandis que les villageois « bâfrent ». Les voleurs sont présentés comme du « gibier » : une véritable « chasse » (à l’homme) commence. Ce sont finalement les chiens qui récupèrent le lard volé, ce qui suscite ce commentaire des vagabonds : « heureux chiens ». Nous sommes donc dans une société où les vagabonds sont traités comme des bêtes, ou pire.

Les villageois sont systématiquement ridiculisés : parlant de l’« orgie de bon goût » l’auteur écrit : « c’était tout à fait pastoral », après avoir décrit une scène proprement écœurante. Un mécanisme ironique est mis en place dans la narration pour insister sur l’inégalité de la lutte. L’attitude des poursuivants, par exemple, est ainsi décrite : « [...] ils semblaient, vivants encensoirs, remercier le ciel d’avoir donné à l’honnêteté repue des jambes véloces pour atteindre des malfaiteurs à jeun [...] » [11].

Quelles sont les forces en présence ? Deux personnages se détachent de la foule : le maire Monmarançon-Balégné, qui cumule les fonctions de cabaretier et de magistrat, ainsi que la victime du vol, M. Rachien, boulanger, marchand de salaisons, maréchal-ferrant et ancien marguillier. Ces deux personnages sont représentatifs du village : leurs noms à double fond (nom composé du maire, nom du boulanger qui laisse entendre deux noms d’animaux) est symptomatique de la petite société représentée au village, caractérisée par le trop-plein. Il y a trop à manger, trop à boire. C’est une véritable débauche qui est décrite, les villageois s’empiffrant jusqu’à l’étouffement, « amoncelant dans leurs estomacs transformés en magasins de provisions les victuailles les plus disparates ».

En face de ces personnages « cumulards », comment sont présentés les voleurs ? Ils ne sont jamais définis. Ce sont d’abord « deux hommes », que la foule ne remarque pas - comme « l’enfant oublié et vagissant » qui roule dans les pieds des danseurs, un peu plus loin. Les deux hommes deviennent « les deux rôdeurs » (I). Dans le chapitre II, « deux hommes » font à nouveau irruption sans que le lecteur puisse savoir s’il s’agit des deux mêmes. Puis, ce sont « les deux hommes du commencement de cette impartiale histoire » (III). Ils deviennent au chapitre IV : « un homme presque inanimé et bleu », « un autre homme presque inanimé et bleu », avant d’être désignés par le magistrat (V) sous les termes de « vagabonds », « les deux malfaiteurs », « ces dangereux rôdeurs ». Dans la dernière scène, ce seront à nouveaux « les deux hommes », puis « ils ». Tout se passe donc comme si le récit mettait en place la disparition des deux hommes : dès le début, la narration s’ouvre sur le « vacarme assourdissant » du carnaval, masquant les deux hommes « réfractaires à ces joyeusetés carnavalesques ». Le narrateur les fera repartir à la fin, dans le néant - non plus sonore, mais spatial : « Ils s’éloignèrent, traînant dans la neige leurs lamentables semelles... » dont les traces vont bien vite disparaître.

Récit « impartial » selon le narrateur ; déconcertant en tout cas, puisqu’il nous livre les deux voleurs du point de vue des villageois, ces derniers présentés comme ridicules et abjects. Ce sont bien les paroles des villageois, leurs mots, leurs valeurs qui imprègnent le texte de Fénéon, et malgré cela, le lecteur n’adhère pas à ces discours.

La satire de la justice (celle des villageois) est parfaitement visible (« - Oui, rendez grâces à Dieu. Nous sommes justes, mais nous sommes cléments. - C’est vrai, interrompit un paysan qui vomissait à l’écart. ») mais cette justice n’en triomphe pas moins : les vagabonds repartent plus démunis que jamais.

Le vol a échoué ; et ce sont les mots des villageois qui s’imposent dans la narration. Mais grâce à l’ironie et sous couvert d’un récit « impartial », l’auteur nous fait partager son dégoût d’une société injuste et hypocrite. En omettant de nous relater la scène du vol, et en usant de l’ironie d’une façon systématique, il amène le lecteur à lire le vol à l’envers : vol de deux vagabonds démunis par un groupe de villageois, possédants.

L’ironie ici est bien, telle que l’a définie Philippe Lejeune, la « soumission feinte au discours de l’autre » :

« Il [l’énoncé ironique] fonctionne comme une subversion du discours de l’autre : on emprunte à l’adversaire la littéralité de ses énoncés, mais en introduisant un décalage de contexte, de style ou de ton, qui les rende virtuellement absurdes, odieux ou ridicules, et qui exprime implicitement le désaccord total de l’énonciateur » [12].

Tel le voleur, le narrateur avance masqué, agit en silence, ruse avec un lecteur supposé ne rien voir (garant de l’Ordre). Mais il appartient à un autre lecteur (complice, celui-ci) de déceler l’ironie, de recueillir le sens second du récit. L’ironie est ici indécelable pour certains lecteurs : elle est symptôme d’un décalage entre l’énonciation et l’énoncé. Elle permet l’intrusion fictive dans l’univers du discours de la parole des voleurs, qui, dans le cadre du récit, n’ont pas la parole.

Ce n’est pas un hasard si cette ironie s’exerce, encore une fois, dans un récit qui prend pour thème le vol. Il s’agit bien d’une histoire de voleurs, à tous les niveaux. À la manière des pains volés, le sens circule dans le texte : au lecteur de s’en emparer, de s’en saisir, et de ne pas se laisser voler. Félix Fénéon ne présuppose pas a priori une entente entre l’auteur et le lecteur : il ne fera pas appel à ses sentiments, sa sensibilité. Rien n’est accordé d’avance, et la compréhension du texte est laissée à qui saura la prendre. Le rapport au lecteur qui est ici construit par Félix Fénéon dans un conte qui a pour thème l’accaparement de la propriété par quelques uns est d’autant plus intéressant qu’il remet en cause les notions d’héritage, d’appartenance. Pour Félix Fénéon, il n’y a pas une communauté de lecteurs présupposée d’avance, existant a priori : elle est sans cesse à construire.

On voit comment, dans cette courte nouvelle, la fonction auctoriale est traitée : c’est bien la voix de l’auteur que l’on entend mais elle ne fait pas autorité. Le lecteur la perçoit par-delà son effacement.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.