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L’en-dehors, ou la pensée en marge

Il faut que la Révolution ne devienne jamais un dogme. Victor Barrucand l’écrit ainsi dans La Revue blanche dans un article sur Alexandre Herzen :

« la Révolution n’est pas un dogme ; elle ne procède pas d’une révélation définitive ; elle ne comporte aucune obéissance à des principes politiques. Dans le corps social elle est quelque chose d’organique : une inquiétude de vivre, et, pour nous, une idée en formation contemptrice du présent [...] » [1].

Les révolutionnaires anarchistes s’ils veulent rester révolutionnaires doivent être comme ces hommes nouveaux à qui s’adresse Victor Barrucand : ils seront « en harmonie » avec l’univers, jamais « isolés », jamais coupés de la réalité. Les révolutionnaires doivent rejeter toutes les abstractions, qui l’éloignent de la vie :

« Ici les idées éversives seront d’autant plus morales qu’elles affirmeront les intérêts méconnus de l’espèce et, chez l’individu, le sentiment de sa personnalité en harmonie avec l’univers, car le plus grave attentat de l’ordre capitaliste, c’est peut-être d’avoir isolé l’homme dans la nature et dans la société : possesseur de la terre, il ne considère plus les choses et les êtres que comme sources de revenus ; aux notions nécessaires, vie et beauté, il substitue la valeur, cette abstraction, et se complaît aux agiotages sans plus se soucier des intérêts inviolables qui sont en jeu ; partant du dogme absolu de la propriété, il en dégage une métaphysique commerciale funeste aux enthousiasmes panthéistiques ; de là cette sécheresse d’âme particulière aux gens d’affaires, qui lentement infectent nos races et qui dévient le sens de leur activité. Un immense suicide cosmique en résulte avec l’abaissement des caractères et la prédominance du calcul borné sur l’effusion de la vie qui se dépense pour la participation totale aux richesses du monde » [2].

Les idées « éversives » (qui bouleversent, qui détruisent) expriment un accord entre l’individu et l’univers : elles mettent fin à la distorsion qui existe entre les mots et les actes.

Victor Barrucand constate que les foules sont apathiques. Comment, dans ces conditions, la transformation souhaitée pourra-t-elle s’effectuer ? Par l’intelligence désintéressée d’une minorité, « ces ouvriers nouveaux de la Révolution », qui rejetent tout mysticisme et refusent de construire de nouvelles idoles. Ces révolutionnaires sont ainsi définis par Victor Barrucand :

« Sans croire aux absolus, ils vont vers quelque chose de meilleur. Ils comprennent que toute hypertrophie sentimentale témoignerait d’un mysticisme nouveau ; ils n’élèvent point d’idoles de peur d’être bientôt dans l’obligation dans les renverser ; leur Liberté n’a pas d’autels, il ne faut pas que l’oppression et les persécutions puissent s’exercer en son nom, et c’est la déesse qui n’existe pas. [...] Mais le bonheur est en dehors des fictions paradisiaques et des terres promises, il naît d’une activité généreuse sans obligation et du reflet immortel de nous-mêmes que nous avons vu dans les yeux des autres » [3].

Dans un article paru dans le numéro suivant, il fait l’éloge de Zo d’Axa. C’est que la figure de l’« endehors » (suivant l’orthographe choisie par Zo d’Axa) dit bien la volonté de ne jamais reproduire un ordre, un système.

La position en marge est une position revendiquée par les anarchistes : être en marge (de la société, du pouvoir), c’est être sûr de ne jamais être aliéné, ne jamais être dépossédé de son jugement critique. Mais la marge, on l’a vu, n’est pas synonyme de retrait : ce qui compte, c’est le mouvement de marginalisation, plus que la position finale.

Alain Pessin a souligné à plusieurs reprises les pièges de la notion de marginalité. Citant Gilbert Durand (Champs de l’imaginaire, 1996), il rappelle que toute société produit des marges sans que cette marginalité soit nécessairement historiquement signifiante : souvent elle ne joue aucun rôle dans le processus de transformation sociale et mentale. Ce qui est plus intéressant, ce sont les phénomènes de marginalisation, « c’est-à-dire ceux où le collectif crée des situations individuelles impossibles, qui ont besoin de s’exprimer, sous des formes nouvelles, dans la création ou dans l’action » [4], créant une disponibilité individuelle à ce qui n’existe pas encore. C’est pourquoi Alain Pessin préfère privilégier l’approche en termes d’anomie. Dans un article paru dans Réfractions [5], il revient sur ce concept repris dans les années 1970 par Jean Duvignaud, en lui donnant une dimension tout à fait nouvelle, tout en précisant la part qu’a pris Jean-Marie Guyau dans l’élaboration de ce concept. Pour Guyau, l’individu se crée lui-même, et ce par le risque d’une aventure qui échappe à la société instituée, par la création de solidarités nouvelles. Ainsi l’anomie est créatrice d’autonomies qui ne sont pas une référence à des normes constituées, mais ouvertes aux possibles.

« Le grand intérêt de la notion d’anomie est donc de faire pénétrer dans la dynamique du fait collectif pour y saisir l’origine du jaillissement individuel. Elle sert à tout autre chose qu’à regrouper sous le même chapeau tous les inclassables et elle permet donc fort opportunément d’échapper aux pièges de la notion de marginalité ».

La notion d’anomie rejoint, me semble-t-il, l’en-dehors, qui est au centre de la réflexion anarchiste sur l’utopie. En effet, la plupart des personnages porteurs d’utopie, dans les fictions que nous avons passées en revue, sont des en-dehors, c’est-à-dire des individus qui se situent en marge de la société, qui ne sont intégrés à aucun groupe social, qui échappent à la norme dominante. Le marginal est autre, étranger, porteur d’un point de vue radicalement différent [6].

Être en-dehors, c’est d’abord déconstruire les lieux communs, sortir du lieu commun pour montrer qu’un autre espace est habitable. Le vagabond, le trimardeur, incarnent la figure de celui qui refuse de hanter les lieux communs – au sens spatial. Le marginal apparaît comme l’expression du rêve d’altérité qui hante l’imaginaire anarchiste. L’identité proclamée avec les parias permet aux écrivains libertaires d’affirmer symboliquement l’originalité de leur situation et de marquer la distance qui les sépare des autres prolétaires exploités ou des autres courants de pensée socialiste. Mais il répond aussi à la recherche de l’évasion de sa condition, en idéalisant un mode de vie en rupture avec les conditions de vie de l’époque ou avec le mode de production capitaliste. L’anarchiste ne se pense jamais exclusivement comme un prolétaire exploité, mais comme un réfractaire, un irrégulier, un hors-normes, refusant de se soumettre aux contraintes de la société marchande (et au productivisme).

La marge devient alors ce qui prévient toute « intégration » qui serait contraire à l’évolution. La position de « l’Endehors  » – d’où le nom du journal créé par Zo d’Axa – est fondamentale : être toujours en-dehors permet de ne jamais développer une idéologie. Le « peuple » des socialistes ne joue pas un grand rôle dans les fictions des anarchistes : le peuple, c’est celui qui est un jour amené à prendre le pouvoir. D’où le nom du journal de Darien, L’Ennemi du peuple. Les héros de Georges Eekhoud pas plus que ceux d’Henry Fèvre n’appartiennent à ce peuple-là. Comme l’écrit Sébastien Faure dans L’Encyclopédie anarchiste au sujet des mots « peuple », « humanité », « prolétariat » : « je me méfie de ces expressions par trop générales. L’expérience m’a enseigné qu’elles cachent presque toujours un piège » [7]. Il leur préfère l’expression « chaque individu ».

Georges Eekhoud avait bien vu que la menace qui pesait sur les révolutionnaires venait des efforts mis en œuvre pour intégrer culturellement et politiquement les travailleurs dans la société bourgeoise. L’embourgeoisement, c’est l’assimilation par la classe ouvrière des normes, des idées, des comportements bourgeois : c’est ce à quoi il faut résister. L’œuvre de Georges Eekhoud dit bien ce rêve d’être toujours un en-dehors, de ne jamais intégrer les modes de pensée dominants.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.