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L’écriture ironique : contre tous les systèmes (en particulier marxistes)

La question de l’intégration et de l’exclusion, de la norme et de la doxa, nous amène à aborder le problème de la loi. Peut-on imaginer une société régie par des lois auxquelles tous se soumettraient, volontairement ? Qui édicterait ces lois ? Le maintien des lois est-il compatible avec la lutte contre toutes les généralisations et catégorisations ?

La question de la loi se pose à de nombreuses reprises chez les anarchistes. De quel droit un homme, parce qu’il serait plus intelligent qu’un autre, dicterait des lois ? demande Jean Grave, dans La Société au lendemain de la révolution. Comment peut-on concevoir une loi qui ne serait oppression de quiconque ?

« Que mettrez-vous, demandent certains, à la place de ces lois, de ces institutions dont vous niez l’utilité ? Rien. La vie  » [1]

écrit Alexandra David-Neel. En rejetant la loi, d’où qu’elle vienne, en répétant qu’il n’y a pas de « bonne » loi, les anarchistes ne s’opposent pas seulement aux conceptions bourgeoises mais également à certaines visions développées par ceux qui, à l’époque, se disent marxistes.

A. « La révolution, c’est l’Inconnu »

« La loi de solidarité »

La seule loi acceptée par les anarchistes est une loi naturelle, c’est « la grande loi de solidarité ». Les lois sont rejetées par les anarchistes en tant qu’elles sont imposées à l’individu de l’extérieur. Pour Bakounine : « Chaque chose porte sa loi, c’est-à-dire le mode de son développement, de son exigence et de son action partielle, en elle-même » [2].

Les sociétés imaginées par les anarchistes sont des sociétés sans lois et sans contraintes. Les anarchistes ne nient pas les problèmes de la vie en commun, mais récusent l’affirmation selon laquelle l’homme n’aurait que la possibilité de recours à des règles extérieures pour vivre avec ses semblables. Comme l’écrit Proudhon dans une lettre en 1864 :

« L’anarchie est, si je peux m’exprimer de la sorte, une forme de gouvernement, ou constitution, dans laquelle la conscience publique et privée, formée par le développement de la science et du droit, suffit seule au maintien de l’ordre et à la garantie de toutes les libertés, où par conséquent le principe d’autorité, les institutions de police, les moyens de prévention ou de répression, le fonctionnarisme, l’impôt, etc., se trouvent réduits à leur expression la plus simple [...] Il est évident que toute contrainte ayant disparu, nous serons en pleine liberté ou anarchie. La loi sociale s’accomplira d’elle-même, sans surveillance ni commandement, par la spontanéité universelle » [3].

Il s’agit là d’une vision de l’ordre radicalement différente de celle que nous connaissons. Selon Proudhon, l’anarchie est « le plus haut degré de liberté et d’ordre auquel l’humanité puisse parvenir » [4]. Et Élisée Reclus dira que « l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre » [5].

Le refus des lois, de la part des anarchistes, découle de leur refus de l’autorité. La fonction réelle de la loi est dénoncée par les anarchistes comme instrument de « normalisation » des comportements, annonçant la vocation totalitaire de l’État moderne [6].

Dans une brochure intitulée La Loi et l’autorité, Pierre Kropotkine dénonce les illusions sur lesquelles repose la loi. Dans les États actuels, la loi est généralement considérée comme étant un rempart contre le désordre, le crime : « une loi nouvelle est considérée comme un remède à tous les maux » [7]. Or la loi n’est qu’une « digue » : au lieu de s’attaquer aux faiblesses de l’organisation sociale, elle ne fait que constater sa déficience et lui opposer un remède aussi éphémère qu’inefficace. Si les lois sont acceptées et considérées comme nécessaires par la grande majorité des individus – y compris des révolutionnaires ! – c’est que nous sommes endoctrinés. La loi fait partie de ces préjugés que nous ne remettons jamais en question :

« Nous sommes tous tellement pervertis par une éducation qui dès le bas-âge cherche à tuer en nous l’esprit de révolte et développe celui de soumission à l’autorité ; nous sommes tellement pervertis par cette existence sous la férule de la loi qui réglemente tout : notre naissance, notre éducation, notre développement, notre amour, nos amitiés, que, si cela continue, nous perdrons toute initiative, toute habitude de raisonner par nous-mêmes. Nos sociétés semblent ne plus comprendre que l’on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants [...] » [8].

Pour faire comprendre ce que la loi a d’arbitraire et de non-nécessaire, Kropotkine en retrace l’histoire et rappelle son origine - relativement moderne. Avant l’invention de l’écriture, les relations entre hommes étaient réglées par des coutumes, des habitudes, des usages. Avait-on alors besoin de loi ? La loi est venue s’immiscer dans la vie des gens quand il a fallu régler leurs rapports avec l’État. C’est parce qu’une classe a établi sa domination sur une autre et a voulu conforter cette position que la loi est intervenue. Pour qu’elle soit facilement acceptée, on lui a attribué un double caractère : elle comprend aussi bien des coutumes nécessaires à la vie en commun (par exemple : « ne vole pas ») que des pratiques imposées par les dominateurs (« paye la dîme au prêtre »). Ainsi la loi a-t-elle pu, au dix-huitième siècle, être vue comme un progrès (parce qu’elle touchait tout le monde également), mais il faut reconnaître qu’elle n’a pas tenu ses promesses. À quoi ont servi les lois léguées par la Révolution ? Elles n’ont eu qu’un seul but pour la plus grande partie : protéger la propriété individuelle. Depuis, les lois sont devenues une arme entre les mains de la bourgeoisie, tout comme le gouvernement représentatif, et ont contribué à maintenir la machine gouvernementale qui sert à assurer au Capital l’exploitation et l’accaparement des richesses produites.

Il faut donc reconsidérer nos idées sur la loi – idées qui sont malheureusement partagées même par certains révolutionnaires, car partout, à tous âges, on prône le respect de la loi. Il ne faut donc pas se contenter de critiquer les « abus » de la loi, sans remettre en cause le principe même de la loi. Si une loi paraît bonne, c’est le plus souvent parce qu’elle abroge une loi précédente.

Pour Kropotkine, toute loi est également mauvaise, même celles qui visent à protéger les personnes : « Plus de lois, plus de juges ! La Liberté , l’Égalité et la pratique de la Solidarité sont la seule digue efficace que nous puissions opposer aux instincts anti-sociables de certains d’entres nous » [9]. Et il note que l’art, lui aussi, est soumis à la loi :

« L’art fait chorus avec la soi-disant science. Le héros du sculpteur, du peintre et du musicien couvre la Loi de son bouclier [...] » [10].

Kropotkine incite donc les vrais révolutionnaires à ne plus vénérer la loi, mais à analyser son origine, et il lance ce nouveau mot d’ordre : « Mépris contre toutes les lois ! » [11]

La seule loi reconnue par les anarchistes est donc « cette grande loi de la solidarité, sans laquelle aucune civilisation n’est possible ni durable et sur laquelle reposera la société conçue par les anarchistes », selon les mots de L’Encyclopédie anarchiste, qui conclut l’entrée « utopie » sur les mots de « fraternité » et « d’entr’aide » [12].

« La loi de solidarité » : c’est pour Clément Duval la seule loi que les anarchistes peuvent accepter. Dans le texte de sa défense, c’est ainsi qu’il donne un aperçu de la société anarchiste :

« Apprenant, et sentant le bien-être de se gouverner, ils se fédéraliseront et ne feront plus qu’une grande famille de travailleurs associés tous ensemble pour le bonheur de tous – un pour tous, tous pour un – ne reconnaissant qu’une seule loi : la loi de solidarité, de réciprocité » [13].

Bien sûr, toutes les formes de solidarité et de coopération ne sont pas libératrices (une certaine solidarité fasciste existe) mais la solidarité anarchiste est synonyme d’autonomie (la fin doit apparaître dans les moyens mis en œuvre pour l’atteindre) : l’autodétermination commence pour soi, chez chacun.

Ainsi, les utopies anarchistes mettent en scène des sociétés sans lois. Dans l’utopie de Pouget et Pataud, Comment nous ferons la révolution :

« En même temps que disparaissait le salariat, devait disparaître tout vestige de subordination. Nul ne devait, à aucune titre, être le salarié, non plus que le subordonné de quiconque : il y aurait, entre les êtres humains, contacts, contrats, associations, enchevêtrements de groupes, - mais chacun rendrait service à son semblable, sur le pied d’égalité et à charge de réciprocité. Et c’est parce qu’il allait en être ainsi que toute assemblée légiférante était surannée, - qu’elle fût nationale, départementale, cantonale ou communale » [14].

Émile Pouget et Émile Pataud montrent la résistance de certains « réacteurs » qui défendent la société de leur temps, et insistent sur le fait que cette société est conservatrice : elle refuse le mouvement, l’évolution, alors que la vie collective est invention permanente d’elle-même. L’utopie anarchiste, parce qu’elle va dans le sens de l’évolution, accueille la transformation et le changement.

« La caractéristique du régime capitaliste avait été la peur du changement, de toute secousse, de toute modification on se complaisait dans l’immobilisme ; l’ankylose et la pétrification pouvaient être tenues pour l’idéal.

Maintenant, c’était l’opposé ; la plasticité était l’essence du régime ; son équilibre était obtenu par son extrême mobilité ; grâce à ce perpétuel devenir, la société allait être en constante transformation, en progrès indéfini » [15].

Si les anarchistes ne peuvent envisager aucune loi, c’est que la vie est invention permanente, renouvellement constant . La loi ne saurait être bonne, car elle fige un état de fait, elle est irrévocable. Parce que la loi est par essence médiation, elle est un frein aux forces du changement, elle est un obstacle au libre développement des individus. C’est ainsi que Joseph Déjacque peut parler de « législation directe et universelle ». Dans un article du Libertaire intitulé « L’échange », il montre que puisque « la loi est le contrat entre les habitants », comme il appartient à tous les travailleurs de contracter entre eux, c’est donc à tous les habitants d’une commune ou d’une nation qu’il revient de légiférer. Il faut d’abord sortir de « l’autorité gouvernementale pour entrer dans la législation-directe », et ensuite pousser jusqu’à l’anarchie qui est la « négation de la légalité » :

« En législation directe et universelle, tout ce qu’on légifère, tout ce qu’on décrète est toujours provisoire, et le vote du lendemain n’hérite du vote de la veille ou ne l’accepte que sous bénéfice d’inventaire. [...] À vrai dire, ce n’est pas positivement de la législation que fera le peuple, puisque ses décisions, ses votes ne seront qu’éphémères, et que l’idée de législation entraîne avec soi une certaine idée d’immuabilité, la loi naturelle, la loi innée, - contrairement à la loi arbitraire, à la loi de fabrication humaine, - étant immuable en son principe. La dénomination de dictature directe et universelle, sans être beaucoup plus correcte, eût peut-être mieux convenue. Car je n’entends pas que le peuple soit convié à faire une constitution, ni un Code civil, ni un Code pénal, mais à formuler trois ou quatre principes fondamentaux, qui serviraient de liens à toutes les communes fédérées et à décréter au fur et à mesure, dans chaque commune, les mesures de salut public exigées par les nécessités du moment » [16].

La loi est rejetée car elle s’oppose au mouvement, au changement incessant. L’utopie anarchiste ne cesse de chercher le nouveau, d’être à l’écoute des possibles, de prendre en compte, non seulement le réel, mais aussi le potentiel : elle ne peut se figer.

« L’adoration de la vie ne peut admettre aucune loi fixe de l’existence »

On trouve fréquemment chez les anarchistes l’éloge de l’inconnu :

« Mais la Révolution, c’est l’Inconnu, et la terreur de l’Inconnu nous donne la chair de poule, chantent pieusement les bonnes âmes bourgeoises. – Stupides bipèdes ! Mais l’Inconnu, c’est l’espérance ; le Connu, c’est le Désespoir ou tout au moins l’Ennui !

D’où je conclus :

Je ne me raidis pas contre la prochaine transformation des peuples ; j’affirme qu’elle est utile ; je l’attends comme une délivrance. J’ai déchiré la carte d’Europe entre mes dents » [17],

écrit Ernest Cœurderoy. Le refus des anarchistes d’établir des lois est en effet basé sur l’incertitude quant à l’avenir. Alors que les idéologies refusent de prendre en compte l’inconnu, les anarchistes tiennent à laisser place aux possibilités infinies ouvertes sur le futur.

Souvent, les projets anarchistes sont basés sur un grand espoir dans la science, comme chez Louise Michel ou Charles Malato. Mais cette foi dans la science est d’abord une foi dans l’avenir et dans tout ce qu’il recèle. Charles Malato, à la prison de la Santé en 1905, écrit Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique  [18], où il essaie de réfléchir sur l’influence que pourrait avoir une révolution sociale (c’est-à-dire profonde et non superficielle comme les révolutions politiques). Selon lui, la révolution bouleversera non seulement l’organisation sociale mais aura aussi des conséquences sur l’évolution de l’espèce humaine :

« Les révolutions sociales sont un de ces nouveaux facteurs [qui modifient la loi d’évolution]. Détruisant les barrières de castes et de races, elles soufflent comme un cyclone terrible mais salutaire ; elles mêlent et refondent les individus comme des molécules chimiques au fond d’un creuset » [19].

Tout sera possible, après la révolution. Qui sait, même, si les lois de l’espèce ne seront pas modifiées, comme il le laisse entendre dans la suite ?

« Si cette séparation du genre humain en espèces ennemies, destinées à s’entre-déchirer n’est qu’une possibilité et non une loi inexorable de la nature, si les individus arrivent à être autre chose que pasteurs, chiens, loups et moutons, ce sera grâce à la Révolution » [20].

On trouve chez Louise Michel des considérations analogues. Son inspiration fouriériste se traduit par une grande confiance accordée à ce qui est, et à ce qui peut advenir. C’est d’ailleurs le nom de Fourier qui vient sur ses lèvres lorsque, dans une interview, elle évoque l’avenir des idées sociales :

« Les querelles d’école ne sont rien pour moi. Chacune de ces écoles me paraît fournir une des étapes par lesquelles va passer la société : socialisme, communisme, anarchie. Le socialisme auquel nous touchons, réalisera et humanisera la justice ; le communisme perfectionnera cet état nouveau qui aura son expérience dernière dans l’anarchie. [...] Et [comme le rêvait déjà le vieux Fourier] peut-être des sens nouveaux seront-ils trouvés » [21].

Et Fernand Pelloutier écrit dans L’Organisation corporative et l’anarchie : la société future est une « société transitoire, car, si vive que soit notre imagination, le progrès l’est plus, encore, et demain peut-être notre idéal présent nous paraîtra bien vulgaire » [22]. Il en vient à considérer le problème de la loi pour conclure qu’« il faut supprimer les lois pour que l’homme n’ait plus à s’insurger contre elles » [23].

Si aucune loi ne saurait donc être tenue pour bonne, il en va de même de la loi de la science. C’est chez Mécislas Golberg que l’on trouve – rappelant certains textes de Bakounine – la critique de la science la plus virulente. Dans un inédit, probablement écrit en 1898, qui devait former la dernière partie du recueil Intuitions sociales, il dénonce le fait que la raison, au départ simple moyen de comprendre, est devenue un but. L’homme s’est enfermé dans un monde rationnel, d’où il a rejeté tout phénomène inconscient. La science, sous prétexte de libérer l’homme, a fini par l’enfermer dans un système totalitaire de faits. Dans ce texte intitulé « Culte de la raison » [24], il met en cause la science, érigée en nouveau dogme. Il montre que les progrès de la science et de la technique réduisent finalement la liberté des individus – dans une critique de la technique qui annonce les analyses de Jacques Ellul :

« Malgré les conquêtes et les découvertes des sciences nous ne savons plus aimer et haïr ; malgré les données de la physique et de la chimie, nous manquons de l’eau, de l’air et du pain ; malgré les aéronautes, le monde est étroit ; malgré la puissance électrique, la vie est lente et monotone. Malgré tant de lumières nous nous cognons dans l’obscurité ; les baromètres, les chronomètres, les thermomètres, et tous les mètres possibles ne peuvent garantir notre vie et notre demain. Aussi la science actuelle, constituée en dogme qui ordonne les volontés, est stérile et même malfaisante » [25].

Mécislas Golberg, reprenant certaines idées de Bakounine, dénonce le risque d’abstraction lié à la science. Il observe que la science est devenue une religion, et se substitue à la vie. Il regrette la « domestication » de la vie qu’elle entraîne :

« Partout, dans les clans savants, au nom du fait, de l’esprit et de la matière, se dresse la garde nationale de la Raison qui voudrait, à l’usage des lois scientifiques, domestiquer l’imprévu, la spontanéité et la vie » [26].

« L’homme vivant » est devenu la fonction d’une loi de l’esprit :

« La patrie, la famille, la nature, la matière, la force, l’humanité, le devoir, etc., ces simples signes de rapport entre les choses sont devenus des faits génériques, des réalités d’ordre supérieur. Les fantômes verbaux hantent le réel, nivellent les particularités, froissent les volontés excentriques. Et même quelques faibles cervelles rêvent déjà le règne de la science dans la société ».

Alors que c’est la science qui procède de la société, elle veut aujourd’hui la précéder. Il faut donc, selon Mécislas Golberg, laisser la science et reprendre l’histoire - Bakounine disait : « la vie », lui qui voyait en l’art « le retour de l’abstraction à la vie », le gardien de la part immortelle de l’homme contre les nouvelles menaces qui pèsent sur le destin de l’humanité : la science et le gouvernement des savants (une science « immuable », « impersonnelle », « abstraite », « insensible » qui tend à appauvrir la vie et à paralyser le mouvement des forces sociales).

« La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. À cet égard, elle est très inférieure à l’art, qui, lui aussi, n’a proprement affaire qu’à des types généraux et des situations générales, mais qui les incarne, par un artifice qui lui est propre. [...] L’art est donc en quelque sorte le retour de l’abstraction à la vie. La science est au contraire l’immolation perpétuelle de la vie, fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles » [27].

Pour Mécislas Golberg, c’est l’art qui peut réveiller les forces « inaccessibles à la dialectique des sciences et des religions ». Dans un texte inédit, « De l’adoration » [28], datant probablement de 1898, il écrit :

« Quand l’homme comprend, passionnellement, que la vie doit tendre, non plus à la compréhension de l’existence, mais à sa manifestation, aucun dogme ne l’empêche d’agir, aucune défaillance ne le menace.

Les sociologues ont inventé des lois sociales, les politiciens ont créé des programmes de société, les moralistes ont forgé des règles de conduite. L’adoration de la vie ne peut admettre aucune loi fixe de l’existence, aucune forme rationnelle du devenir. Tout est en mouvement, il faut que tout - à tout prix - puisse se manifester, se ressaisir, sombrer, féconder, disparaître. L’émotion de vivre, qui dépasse toute expression, qui est calme comme le ciel et embrasse la mort et la naissance, le rire et la larme, conçoit l’apparition de nouvelles foules, l’écroulement des empires, l’accalmie et la tempête. Les hommes menés par elle ne déraisonnent pas pour convaincre les peuples d’une vérité, d’une forme rationnelle. Ils ne disent pas que comprendre c’est tout, car ils ont appris que le savoir est bien peu de chose. Au contraire, ils admettent les choses qui orientent, les confusions qui précisent, les errements qui permettent de se ressaisir » [29].

Derrière les politiciens qui « ont créé des programmes de société », les lecteurs reconnaîtront facilement les socialistes autoritaires, nouveaux dogmatiques, qui, en établissant pour le futur des plans, appauvrissent le réel et ne laissent pas de place à l’inconnu.

Démolir « les calculs des statisticiens »

Ainsi peut-on comprendre aussi les attaques répétées des écrivains anarchistes contre les statistiques et les statisticiens. Les calculs des statisticiens apparaissent à la fin du dix-neuvième siècle comme l’un des moyens de gérer les richesses sociales, par l’État.

Mais certains partis révolutionnaires, également, basent leur système sur les statistiques, et c’est à eux que s’en prend Jean Grave dans La Société au lendemain de la révolution :

« Nous pouvons dire comment une société pourrait évoluer, sans avoir besoin de ces fameuses "commissions de statistique", de ces bons de travail, etc., etc., dont les collectivistes veulent nous gratifier [...] » [30].

Il consacre un chapitre entier à « la mesure de la Valeur et les commissions de statistiques » et dénonce le préjugé selon lequel on devra continuer à évaluer les efforts des individus et ne leur donner de jouissances que selon ce qu’ils auront produit. De là la nécessité de création d’une valeur d’échange et de commissions de statistiques chargées de faire la répartition des produits, selon les socialistes. Mais si l’on remplace l’argent, valeur d’échange, par une autre valeur d’échange, il n’y aura rien de nouveau, note Jean Grave. Malgré toutes les dénégations, on voit poindre le rôle de ces fameuses commissions de statistiques qui réglementeraient les heures de travail et la production : « Cela peut être du "collectivisme", mais à coup sûr ce n’est pas de la liberté, et de l’égalité encore bien moins » [31].

Le statisticien est celui qui érige des règles, qui planifie, qui fixe, fige, cristallise ainsi le mouvement de la vie et résorbe l’inconnu dans le prévisible. La liberté ne peut s’accommoder des statistiques et des prévisions : Jean Grave dénonce ici la fausse égalité, illusoire, imposée de l’extérieur. Le vœu de Paternoster, le receleur du roman de Darien (Le Voleur), était que chacun de ses larcins démolisse « les calculs des statisticiens, fausse leurs évaluations soi-disant rigoureuses de la richesse des nations... » [32]

Ainsi, que les anarchistes s’en prennent à la science érigée en dogme, ou aux commissions de statistiques, leurs attaques visent essentiellement, dans les deux cas, les collectivistes, les socialistes autoritaires. C’est eux que Jacques Mesnil désigne comme des « adversaires » dans son étude sur Le Mouvement anarchiste, en 1897 :

« j’ai montré qu’il [le parti socialiste] ne défendait plus que les intérêts momentanés d’une classe spéciale de travailleurs, qu’il tendait à modifier simplement la forme présente de domination, qu’il comprimait à son tour le développement spontané des individus en vertu de principes et de théories ; j’ai indiqué la genèse et recherché les causes profondes de cette involution du socialisme » [33].

Ce qu’il dénonce ici, c’est lavolonté des socialistesautoritairesdedevenirla prochaine classe dirigeante, et les menaces que cela représente pour les libertés. Car leur volonté de prendre le pouvoir est la preuve que ces aspirants dirigeants veulent reproduire les mécanismes de domination de la bourgeoisie. Ils n’ont pas su se défaire de l’esprit dogmatique, de la « tradition religieuse » : « Ces braves socialistes, pour être conformes à la tradition religieuse, promettent la société où la production, la distribution, etc., seront organisées par la science » [34] écrit Mécislas Golberg. Et Bernard Lazare :