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De l’auteur...

L’écrivain : l’Unique

L’écrivain anarchiste ne se retranche pas derrière une feinte impassibilité : il affirme au contraire sa subjectivité, c’est-à-dire « tout ce qui a rapport au Moi et à la vie intérieure », selon Han Ryner. Sa parole n’a en aucun cas une portée universelle, prend-il bien soin de préciser : elle n’a pas l’ambition d’être valable pour tous.

« Si, élargissant peut-être le sens actuel du mot, j’ai intitulé Le Subjectivisme un exposé de mon éthique, c’est pour plusieurs raisons. J’indique ainsi que, méprisant toutes les morales qui se veulent universelles et qui osent ordonner, je m’efforce de styliser ma vie selon les conseils d’une "sagesse qui rit" et qui n’a pas la prétention de pouvoir servir à tous » [1].

Comment écrire un récit engagé tout en n’imposant pas son point de vue aux lecteurs ? Les écrivains anarchistes ont résolu la question en trouvant une écriture qui assume pleinement sa subjectivité, tout en usant d’ironie et de dérision afin de libérer les lecteurs de toute tentation de sujétion à la parole de l’auteur. Pierre Michel dit d’Octave Mirbeau qu’il utilise deux moyens privilégiés pour corriger les hommes (c’est là, selon lui, la mission de l’écrivain) : « la totale subjectivité et la dérision » [2]. La subjectivité permet aux lecteurs d’entrer dans la vision de l’écrivain, d’épouser son point de vue. La dérision prévient toute identification du lecteur à l’auteur.

La première personne de l’écrivain anarchiste n’a donc rien de l’affirmation du Moi (à la Barrès, par exemple), mais elle instaure une « vision avec » qui oblige les lecteurs à considérer la réalité décrite de façon fragmentaire, non comme un système clos et ordonné. C’est parce qu’il refuse d’être exemplaire que le « je » de l’écrivain s’affirme comme unique. Dans une nouvelle intitulée Double histoire (1868), André Léo livre la même histoire racontée par les deux protagonistes : les deux points de vue différents donnent deux éclairages complémentaires sur l’intrigue.

Comme l’auteur des Pardaillan, le narrateur des œuvres anarchistes sait glisser ses avis, ses impressions, se livre à de véritables digressions, mais n’exerce jamais sur les lecteurs de pression, ne cherche jamais à leur imposer son idée. Instaurant une sorte de dialogue continuel avec ses lecteurs, le narrateur n’est ni moraliste ni pontife. S’il lui arrive, quelquefois, de prendre les lecteurs par la main, il ne sait cependant jamais où il les emmène. Michel Zévaco disait que ses romans sont « des parties d’échec dont l’auteur lui-même ignore l’issue » [3].

C’est probablement Lucien Jean qui a poussé le plus loin les attaques contre l’autorité auctoriale (le pouvoir détenu par celui qui est installé dans la fonction d’auctor : celui qui écrit) : le narrateur qu’il met en scène dans ses nouvelles est à l’opposé d’un narrateur omniscient ou d’un narrateur-prophète.

Lucien Jean, ou le rejet de l’autorité narrative

Lucien Jean ou la perpétuelle tentative pour faire oublier l’instance auctoriale... Car ce n’est pas tant écrire qui compte - à ce jeu-là combien seraient écrivains qui sont simplement homme de lettres ! -, que sentir. À propos de Charles, personnage de cocher, causeur mais pas bavard, qui connaît beaucoup d’histoires, le narrateur écrit : « J’ai pourtant écouté plusieurs hommes de lettres, dont les récits étaient savoureux et enjolivés, mais Charles a bien plus de verdeur et de spontanéité. Il ajoute moins, mais qu’il a bien senti tout ce qu’il dit ! » [4]

« Le dernier chant de Marsyas » résume bien la position de l’auteur. C’est l’histoire d’un duel entre Apollon et le poète Marsyas, mis au défi : s’il est vainqueur, il aura la gloire d’avoir vaincu Apollon, sinon, il sera écorché vif. Marsyas décrit un beau jour d’été, assombri par un orage avant d’être de nouveau envahi de lumière. C’est un chant humain, qui crée de la colère et de l’amour. Après lui, Apollon dit « un poème parfaitement beau », qui est un hymne au soleil d’un bout à l’autre. « Un Dieu seul peut chanter ainsi », mais sa musique « a-t-elle jamais donné aux hommes une vie nouvelle ? » Marsyas perd le duel : il sera exécuté, mais sa mémoire demeurera (il deviendra fleuve).

« Je sais que tu as envoyé parmi les hommes des poètes à ton image, fanfarons, menteurs et sonores : ils chantent ta gloire et celle des rois, qui sont aussi des dieux », dit Marsyas à Apollon. Ce qui est en jeu ici, c’est aussi le contenu de l’art. Mais si l’artiste ne doit pas chanter la gloire des puissants, il doit aussi prendre garde à ne pas passer pour un prophète » [5].

« Passer pour un prophète », c’est ce qui risque d’arriver à un autre personnage de Lucien Jean : c’est l’aventure de « Barnabé » qui revient à son village natal, cinquante ans après en être parti, après avoir rencontré la gloire. Les habitants l’accueillent comme un roi et attendent de lui une parole, un miracle. Ils sont profondément déçus en découvrant un petit homme, vieux et cassé, qui refuse de poser en prophète : « - Mes amis, je crains de ne pas vous plaire, car les hommes accueillent joyeusement ceux qui viennent à eux avec des promesses, et je n’ai rien à vous promettre ». Le seul enseignement qu’il peut transmettre, c’est de se garder des vérités imposées : « Et d’abord, méfiez-vous de celui qui vient à vous en disant : je porte avec moi la vérité. C’est un imposteur ou un fou » [6]. Évidemment, le discours de Barnabé lui vaut injures et coups.

La nouvelle se termine sur cette phrase qui sera reprise en exergue du recueil et qui en a inspiré le titre : « Barnabé s’en retourna à sa destinée et nous à la nôtre, parmi les hommes, nos frères » [7].

Georges Sorel voit dans cette nouvelle un éloge de l’esprit critique, opposé à la science ; Lucien Jean nous montre

« les illusions barbares que le rationalisme démocratique répand parmi les travailleurs ; au rôle magique que le peuple attribue à la science, il a opposé son véritable rôle critique ; elle nous permet d’éviter beaucoup d’erreurs, mais la création n’est pas de sa compétence » [8].

On trouve chez Lucien Jean bien des ressemblances avec l’inspiration de Bernard Lazare. Dans Le Miroir des légendes (1892) par exemple, le chapitre intitulé « La Lyre » met en scène le poète Marsyas. « L’ineffable mensonge » décrit le cas d’un prophète qui prône une nouvelle religion à laquelle il ne croit pas : c’est en fait un imposteur par amour car il donne aux hommes la vérité qu’ils ont envie d’entendre.

Lucien Jean s’emploie donc, dans ses nouvelles, à la manière de Bernard Lazare, à inciter à la méfiance envers tous les personnages de prophètes, de savants, d’écrivains. La position de celui qui sait ne doit jamais devenir celle de celui qui domine. En ce sens, il rappelle constamment que savoir ne doit pas impliquer pouvoir (pouvoir sur les autres, et en particulier pouvoir sur les lecteurs).

Portrait de l’artiste en jeune chien, fourmi ou gorille

À partir du moment où le savoir devient un instrument de domination, la liberté est en danger : il faut donc prendre garde à ce que savoir n’égale jamais pouvoir. Or le narrateur d’une œuvre de fiction est bien souvent dans la position de celui qui sait… Sauf lorsqu’il avoue son ignorance, sauf lorsqu’il se fait bête – au sens propre.

En effet, pour éviter d’exercer sur les lecteurs un pouvoir, il arrive souvent à l’écrivain anarchiste de se travestir… en animal. L’objectif est double : d’une part, la voix de l’animal, espèce que l’on situe généralement au plus bas de la hiérarchie des êtres vivants, ne saurait devenir une autorité. D’autre part, le point de vue ainsi institué permet de faire entendre une voix inhabituelle et formuler des critiques nouvelles sur la société des hommes.

Faire entendre des voix minoritaires, des voix qui n’ont jamais la parole, c’est clairement la perspective de Séverine, qui fait parler un chien dans Sac à tout (sous-titré : Mémoires d’un petit chien, 1903 [9]). Elle précise ainsi dans la dédicace (à son chien) :

« Parce que je ne suis "qu’une" femme, parce que tu n’es "qu’un" chien, parce qu’à des degrés différents, sur l’échelle sociale des êtres, nous représentants des espèces inférieures au sexe masculin – si pétri de perfections ! – le sentiment de notre mutuelle minorité a créé entre nous plus de solidarité encore, une compréhension davantage parfaite ».

Le même procédé est employé par Han Ryner qui se fait fourmi (L’Homme fourmi, 1901) ou par Charles Malato, qui écrit pour les jeunes lecteurs, sous le pseudonyme de Talamo, Les Mémoires d’un gorille, en 1901 [10]. Le narrateur se présente ainsi dès les premières lignes :

« Je suis un gorille, né au sein des grandes forêts de l’Afrique centrale, de parents qui ne laisseront aucun nom dans l’histoire. J’ajoute cependant que cette humble naissance ne m’humilie aucunement car j’ai toujours été démocratique et sais que l’individu ne vaut que par lui-même » [11].

Une note de l’éditeur précise que ce dernier s’est permis de rectifier quelques incorrections qui ont échappé à la plume du singe auteur. Celui-ci, apprend-on, a appris à écrire parmi les hommes. Ses deux parents ayant été tués, il a été apprivoisé par un colon hollandais, avant d’être vendu à un explorateur français. Éprouvant bien vite le désir de vivre libre, le singe prend la décision de quitter ses maîtres bien-aimés et va essayer de se réadapter à la forêt. Mais cela lui demande toute une nouvelle éducation. Serait-il devenu humain ?

« Humain ? Pourquoi pas ? La distance qui nous sépare de l’homme est-elle infranchissable ? » [12]

De retour chez ses frères gorilles, il refuse de profiter de son savoir pour devenir roi, et décide de se vouer à leur éducation.

On peut bien sûr voir dans ce roman sans prétention l’utilisation d’un procédé ludique destiné à faire entendre une critique de la société des hommes (sous la plume du singe narrateur, Charles Malato dénonce bien évidemment la colonisation, la traite des noirs). Mais j’y vois également se dessiner – traitée à la légère, comme bien souvent chez Malato – une certain vision de l’écrivain, un écrivain humble, vivant « parmi les hommes », refusant les privilèges : son savoir doit être mis au service des autres. C’est bien ici la « leçon » que nous donne le gorille, qui livre son récit dans le but d’instruire les lecteurs (sans édifier) :

« Après une vie aussi bien remplie et qui n’est cependant pas arrivée à la moitié de son cours naturel – mais qui peut répondre du lendemain ? – j’ai pensé qu’il y aurait, en même temps qu’une satisfaction intime pour moi, un profit pour les jeunes lecteurs à l’esprit ouvert, au cœur généreux, à lire ces mémoires d’un singe qui, parfois se croit un homme ! » [13]

Avec Dingo (1913) [14], Octave Mirbeau met en scène le point de vue d’un chien sauvage, c’est-à-dire étranger aux habitudes des bourgeois civilisés du dix-neuvième siècle. Ici, contrairement aux deux romans que je viens de mentionner, le narrateur est un humain non-animal : la figure du narrateur est d’ailleurs assez difficile à différencier de celle de l’auteur : de nombreuses références à l’actualité ou à la biographie de l’écrivain sont aisément déchiffrables par les lecteurs. Le discours prévaut ici sur le récit : la forme de la confession fictive se prête à de nombreuses digressions sur la politique, la société, la nature. Mais l’arrivée du chien dans la vie du narrateur est le sujet même de la narration.

Dingo est un chien sauvage, qui a de nombreuses qualités propres à séduire son maître. Il n’est pas sensible aux signes extérieurs de richesse : il aime les gueux, les pauvres gens. Il est tendre avec les assassins… mais les assassins vaincus, dénoncés, prisonniers. Il démasque les faux amis (dans un chapitre que Mirbeau a renoncé à intégrer dans le roman, Dingo s’en prenait à Jules Clarétie, avec qui Mirbeau s’était disputé à propos de la représentation du Foyer  !). Malgré ces traits de caractère qui nous le rendent sympathique, le chien, grand carnassier, ne saurait être pris en exemple. Souvent cruel, parfois injuste, il ne saurait en aucun cas passer pour un modèle.

Son comportement sert cependant à éclairer, en retour celui des hommes. Ainsi apprend-on que cette race de chien peut abattre, en quelques heures et en bande, des centaines de moutons et de bœufs, mais qu’ils massacrent « pour le plaisir, par gaieté naturelle, en artistes du massacre, comme des hommes. Mais plus artistes que les hommes, conséquemment plus généreux, plus désintéressés, ils ne mangent pas leurs victimes » [15]. Comme chez Georges Darien dans Le Voleur (1897), la description de l’état sauvage permet à Octave Mirbeau de souligner toute l’horreur de la domesticité de l’homme. Randal, le héros du Voleur, déplore la domestication des bêtes fauves qu’il observe au jardin zoologique : « Douloureux spectacle que celui de ces êtres énergiques et cruels condamnés à mâcher des rêves d’indépendance sous l’œil liquéfié des castrats » [16]. Il y voit bien sur une analogie avec les criminels que la société enferme :

« Des voleurs et des brigands, tous ces galériens ; c’est pour cela qu’ils sont au bagne. Parce qu’ils mangeaient les autres bêtes, les bêtes qui ne sont point cruelles et n’aiment pas les orgies sanglantes, les bonnes bêtes que l’homme a voulu délivrer de leurs oppresseurs. Et elles sont heureuses, les bonnes bêtes, depuis qu’il s’est mis à tuer les fauves et à les enfermer dans des cages » [17].

Dingo est comme les bêtes féroces que décrit Darien : il paraît supérieur aux hommes, leur fait honte, est « une injure vivante à son progrès factice, un sarcasme à sa religion d’assassin » [18]. Et Randal admire les hommes qui, « dans un monde de serfs et de brutes hypocrites », savent encore agir « en franc sauvage » [19], car aux simagrées et aux mensonges des hommes civilisés, « un geste d’animal peut seul répondre » [20], un geste de fauve.

L’état domestique est d’ailleurs ce qui guette la race des dingos. Comme les voleurs et les brigands, le chien est sans cesse rejeté par une société qui ne saurait tolérer ses instincts sauvages. Dingo a des tendances anarchistes : c’est un « animal réfractaire à la classification par espèces », un « individu unique ». Tout en étant altruiste, il veut « garder jusque dans l’effusion son indépendance et sa personnalité », il désire rester « un chien libre » [21]. Les efforts du narrateur pour lui inculquer un « idéal quelconque » sont vains. Mais s’il est guerrier, il est cependant antimilitariste :

« Oui, ce guerrier farouche et cruel, ce pillard, ce massacreur, qui eût dû tant aimer la guerre et les militaires, voilà qu’il était devenu tout d’un coup un antimilitariste des plus dangereux. Pas théoricien, non. Mais homme, ou plutôt chien d’action, d’action directe » [22].

Il n’a pas rejoint un groupe anarchiste, mais il agit en solitaire : « sans explications, sans phrases, résolument » en sautant à la gorge de tous les uniformes. Comme le voleur de Georges Darien (qui disait représenter « le Vol sans phrases » [23]), Dingo incarne l’action, chère aux anarchistes. D’ailleurs, si le narrateur, au départ réticent, garde le chien auprès de lui, c’est que ce dernier, à peine sorti de sa boite, se révolte et émet « des cris de protestation » :

« Je l’avoue, l’idée seule que cet embryon protestât déjà, et si spontanément, et sans aucune littérature, contre la stupidité, la malignité, la malpropreté des hommes ou contre leurs caresses, m’enflamma » [24].

Le cri du chien, protestation « sans aucune littérature », nous fait songer au rêve du romancier anarchiste, et Pierre Michel n’a pas tort en voyant dans Dingo une image de l’écrivain engagé [25]. D’ailleurs, Dingo sait des histoires : il « savait toutes les histoires du pays » [26]. Et si Dingo était romancier, il ne serait certainement pas idéaliste, ni même réaliste… Dingo renvoie sans cesse à la seule réalité tangible, la nature. C’est donc tout naturellement qu’il repousse la théorie de l’art pour l’art et se moque de la tour d’ivoire :

« Il avait, en toute choses, des idées exclusivement réalistes. Contrairement aux défunts poètes symbolistes qui, par une ironie vengeresse du sort, sont devenus académiciens, bookmakers, critiques de théâtre, placiers d’automobiles, réparateurs de porcelaines, il se refusait avec la plus belle énergie à vivre dans un "chenil d’ivoire", d’abstractions prosodiques et – autant que cela fût possible à un chien – d’idéales chevauchées avec des crémières neurasthéniques, d’immatérielles amours avec des fruitières de rêve » [27],

nous dit le narrateur. Dingo, parce qu’il ne respecte rien, sinon sa nature, est le garde-fou contre tous les dogmatismes, y compris révolutionnaires. Le chien est en effet un démystificateur, celui qui lève les masques, comme Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre (1900).

Comme l’écrit Robert Ziegler [28], dans ce récit, Octave Mirbeau rend clair le lien entre l’art et la cruauté : l’expression esthétique constitue une violence exercée sur son sujet dans la mesure où elle impose à la nature un ordre artificiel.

« Au centre de la conception mirbellienne de l’activité esthétique se situe la préférence accordée à la production sur le produit fini, au transitoire sur le statique, au processus de création sur l’existence de l’œuvre d’art » [29].

Mais sur le lecteur, nulle violence n’est exercée : celui-ci est libre, à l’image de Dingo, d’interpréter le roman comme il le souhaite. Le narrateur le délivre des pièges du didactisme et du réalisme.

Comme Les Mémoires d’un gorille ou Sac à tout, Dingo est loin d’être un récit naturaliste : on y trouve, non des « effets de réel », mais, pourrait-on dire, des « effets d’irréel ». Les anecdotes rapportées par le narrateur sont volontairement grossies et paraissent bien peu vraisemblables aux lecteurs.

« La mystification apparaît ici comme la forme achevée de la démystification du roman prétendument réaliste, et l’affirmation inaugurale du narrateur, qui se dit allergique aux mystifications, n’est évidemment qu’un subterfuge transparent dont personne n’est dupe » [30],

écrit Pierre Michel.

Mais Octave Mirbeau ne résout pas les contradictions qu’il soulève dans ce roman : d’un côté, le narrateur fait la critique de l’éducation qui dénature les individus, de l’autre il montre l’impasse d’une nature qui ne permet pas de vivre en société. Nulle troisième voie n’est esquissée. Et surtout, une telle attitude met à mal l’autorité de l’écrivain, comme le souligne Pierre Michel : « comment faire confiance à un "auteur" qui avoue aussi ingénument ses faiblesses et ses contradictions et qui adopte, par rapport à lui-même, un tel regard ironique ? » [31] Ce faisant, Octave Mirbeau sape toute autorité :

« En refusant d’être lui-même un berger alternatif digne de foi et en se moquant de ses propres prétentions à l’apostolat, il pousse son anarchisme radical jusqu’à ses conséquences extrêmes. En déconcertant un lectorat en quête de réponses toutes faites, en le frustrant, et en ébranlant toutes ses certitudes sans rien lui proposer à la place, il contribue à faire table rase de tous ses préjugés, à l’émanciper » [32].

Un procédé quelque peu différent est utilisé dans Le Journal d’une femme de chambre  [33], mais le but est le même. La narration est confiée au personnage de Célestine, femme de chambre, qui a accès à tous les secrets de ses maîtres. Elle est celle qui révèle le dessous de la réalité, qui dévoile ce qui reste caché aux yeux du public. Elle est donc dans la situation de celle qui détient un savoir, et elle use de ce savoir pour obtenir un certain pouvoir (et échapper ainsi à son statut de domestique). Mais Célestine, si elle a un certain contrôle sur la vie de ses maîtres dont elle connaît les manies et les faiblesses, est elle-même impuissante face aux discours. Impuissante en tant que narratrice (elle se méfie de sa propre imagination : par exemple lorsqu’elle décrit le caractère de Joseph [34]), elle est tentée par l’apparente rationalité des discours antisémites de Joseph, elle se montre aux lecteurs comme un personnage peu fiable. Avec Célestine, Octave Mirbeau introduit donc la suspicion au cœur même du récit : Célestine, contrairement à Dingo, est finalement celle qui a le pouvoir (de nuire, de s’élever dans l’échelle sociale) mais ne possède pas le savoir (elle ne connaît jamais Joseph, par exemple, ni la cause de l’emprise qu’il exerce sur elle).

Dans tous les cas, si j’ai accordé beaucoup d’importance à ces quelques romans finalement assez peu représentatifs de la production littéraire de l’ensemble des écrivains anarchistes, c’est qu’ils me semblent emblématiques de leur démarche. À une vision totalisante du monde, portée par un narrateur omniscient, ils préfèrent une vision éclatée, anecdotique – à l’opposé d’un système explicatif du monde, cohérent et satisfaisant. La subjectivité du narrateur est ici nettement affirmée – mais il en va de même dans nombre de nouvelles, de poèmes ou de chansons. C’est à partir d’expériences individuelles que l’auteur construit son récit (expériences particulières et non généralisables), mettant en scène des personnages qui découvrent le monde non pas tel qu’on le leur a décrit, mais tel qu’ils le vivent.

Tous ces procédés visant à faire du narrateur une instance fragile, peu fiable, visent évidemment à éveiller chez les lecteurs la méfiance : ceux-ci ne doivent jamais abandonner leur sens critique. La parole qu’ils reçoivent ne doit jamais être une autorité : il convient d’examiner son origine, de ne jamais l’accepter pour argent comptant.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.