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De l’homéopathie à dose politique

Examinons maintenant l’attitude des anarchistes face à ce que l’on considère comme maladie du corps social. Que faire lorsque le corps peut survivre, mais qu’une de ses parties est souffrante ? C’est-à-dire, si l’on poursuit la métaphore du « corps social », lorsqu’une partie de la population fait souffrir l’autre partie, lorsqu’une classe d’individus est indésirable et menace l’équilibre même (la santé) de la société ?

Dans la société du dix-neuvième siècle, le remède est tout trouvé : c’est l’amputation. Qu’est-ce que la peine de mort ? Rien d’autre que « l’expiation légitime que la justice inflige à ses condamnés, l’amputation nécessaire que l’immense corps social fait subir à ses membres gangrenés » [1]. Ainsi parle un bourreau mis en scène dans une comédie de Jules Jouy. On se souvient du personnage de Zola qui, dans La Débâcle, se demande si « on a le droit de douter d’un peuple qui, pour vivre, n’hésite pas à couper le mal à sa racine, à s’amputer héroïquement ? » [2]

Les anarchistes refusent évidemment ce remède. Pour eux, la maladie n’est pas un mal qu’il faut éradiquer, mais un symptôme qu’il faut savoir comprendre et interpréter. Le choix de l’amputation, c’est-à-dire la répression violente exercée à l’égard d’un membre réfractaire (par la prison, voire l’exécution) agit sur les conséquences (le vol, le crime) sans rechercher les causes (la misère, due à une mauvaise organisation sociale).

Dans l’utopie de Pouget et Pataud (Comment nous ferons la révolution, 1909), le problème est abordé de façon originale. Partant de l’image du système capitaliste vu comme un organisme vivant, les deux auteurs posent la question de sa destruction : il ne s’agit pas alors de soigner, mais au contraire de paralyser cet organisme néfaste et de le remplacer par un autre. La classe ouvrière a réussi à vaincre la bourgeoisie « en se croisant les bras », c’est-à-dire en cessant toute activité et en paralysant ainsi les centres vitaux du système :

« Or, à peine ce geste est-il esquissé que voici le capitalisme secoué par les spasmes symptomatiques de l’agonie. C’est preuve qu’il en est du corps social comme du corps humain : tout arrêt de fonctionnement, de circulation lui est préjudiciable et néfaste » [3].

Le sabotage, qui immobilise une immense usine, est plus loin assimilé à « un accident, - comparable à la rupture d’un anévrisme dans le corps humain » [4]. Et lorsque la grève, contre les attentes du patronat, persiste, les auteurs écrivent :

« L’État se trouvait démantelé : tout craquait ; amputé de ce qui avait fait son prestige, - les organismes vitaux de la société, - il se trouvait presque réduit aux seuls organismes de répression : magistrature, prisons, police… » [5]

Le centre vital du système se trouve désormais dans les syndicats et les Bourses du travail :

« Là, désormais, était la vie, - une vie encore embryonnaire, - qui n’en était qu’à sa période d’incubation, mais qui, demain, allait s’épanouir en organismes vigoureux, se substituant aux organismes morts » [6].

Car la grève s’est progressivement étendue, semblable à un germe, au départ peu impressionnant et dont on ne prend pas toute de suite la mesure, et qui s’est peu à peu développé de manière inattendue :

« Il en est de cataclysmes sociaux comme des organismes vivants : ils naissent d’une cellule, d’un germe qui se développe graduellement. Aux débuts, l’être est faible, la révolution est informe » [7].

La comparaison entre les deux organismes permet à Pouget et Pataud d’illustrer la supériorité de l’organisation anarchiste : le capitaliste, organisme artificiel qui ne peut survivre que grâce à des centres vitaux faciles à paralyser, est aisément destructible. En revanche, les organismes qui se développent autour des Bourses du travail, non centralisés, autonomes et solidaires, plus conformes à l’évolution, sont plus sûrement viables. Pouget et Pataud rejoignent les analyses d’Élisée Reclus en présentant le système capitaliste comme une force qui s’oppose, artificiellement, à l’évolution :

« les révolutions, sous des formes d’ailleurs multiples, sont donc inévitables puisque les évolutions sont contrariées dans leur fonctionnement normal » [8].

La problématique médicale est abordée dans la pièce d’Urbain Gohier intitulée Le Ressort (1900), au deuxième acte. La scène présente une réunion de révolutionnaires, infiltrée par des mouchards. La métaphore du corps social est justement introduite par l’un d’eux, avant d’être poursuivie par un révolutionnaire – preuve qu’il s’agit bien d’un stéréotype. La question est de savoir comment traiter la maladie qui atteint le « corps social », et l’un des mouchards propose la solution suivante :

« Une purge ! citoyen, une purge de cheval. Il en est du corps social (Entrent, par la porte du fond, les quatre hommes, qui s’approchent.) comme du corps humain : par une existence trop longtemps paisible, les canaux s’encrassent, les articulations se rouillent, des végétations malpropres souillent la peau. Alors, il faut un traitement vigoureux, le bistouri dans les abcès, la pierre infernale sur les chancres, le fer et le feu partout » [9].

« Bravo ! la voilà, la vraie médecine ! », s’écrit l’un des révolutionnaires présents, applaudissant au remède préconisé par le mouchard. La solution est pourtant quelque peu autoritaire : la purge, remède chirurgical, apparaît comme le symbole de la destruction complète, sans égard pour le terrain ni pour les individus. La révolution mise en scène dans la pièce d’Urbain Gohier est d’ailleurs, effectivement, une révolution autoritaire et nullement anarchiste.

La méthode utilisée par les anarchistes sera bien sûr entièrement différente. Cette méthode, nous en trouvons le développement dans L’Humanisphère de Joseph Déjacque :

« En médecine individuelle comme en science sociale, les palliatifs, les vieux et routiniers procédés n’ont jamais réussi à rendre un malade à la santé ; médicaments plus nuisibles qu’utiles, ils n’ont jamais produit que l’empirisme. Le corps social comme le corps humain souffrent d’une maladie qui s’aggrave chaque jour. Il n’y a qu’un moyen de les sauver, c’est de les traiter par un nouveau système, c’est d’employer l’homéopathie. L’oppression est entretenue par le vol et l’assassinat ; il faut la combattre par l’assassinat et le vol. On ne guérit le mal que par le mal. - Provoquons donc une crise terrible, une recrudescence du mal, afin que demain, au sortir de cette crise, l’Humanité, prenant possession de ses sens et entrant dans une ère de convalescence, puisse se nourrir le cœur et le cerveau du suc des idées fraternelles et sociales, et que, rendue enfin à la santé et forte de ses mouvements, elle témoigne alors de la libre et généreuse circulation de tous ses fluides nutritifs, de toutes ses forces productives, par une physionomie rayonnante de bonheur ! » [10]

Le remède préconisé par les anarchistes sera évidemment l’homéopathie. C’est dans cette médecine relativement nouvelle à l’époque que les anarchistes voient la seule façon de traiter le mal social.

L’homéopathie, fondé par le médecin Samuel Hahnemann au début du dix-neuvième siècle, est un système thérapeutique fondé sur le principe de similitude. Hahnemann, au cours de ses recherches conduites sur plus de cinquante ans, découvre surtout que les symptômes d’une maladie ne sont pas la maladie elle-même, mais seulement son expression perceptible de l’extérieur. L’ordre et l’harmonie qui règnent dans le corps humain ayant été perturbés, la maladie en est le résultat. Elle n’est donc pas considérée comme quelque chose de matériel qu’il faudrait éradiquer, mais comme une force dynamique, énergétique, qu’il convient de mener à son épanouissement afin que se rétablisse l’harmonie.

Le choix de l’homéopathie était donc, logiquement, pour les anarchistes, le seul choix conséquent. Bien qu’encore marginale, cette une méthode est bien connue dans les milieux révolutionnaires de l’époque [11]. Les anarchistes y font fréquemment allusion : « La vérité crue est ici la meilleure, la médication homéopathique la seule rationnelle » [12], écrit Proudhon.

Si donc l’homéopathie a les faveurs des anarchistes, ce n’est pas en vertu d’une mode ou d’une quelconque lubie, mais suite à une logique : l’homéopathie est en effet une méthode qui correspond aux principes anarchistes. Médecine « radicale », pourrait-on dire, en ce qu’elle s’appuie sur la recherche des causes du mal, la méthode homéopathique renouvelle fondamentalement l’approche de la maladie. Comme l’écrira Louis Rimbault dans L’Encyclopédie anarchiste (sans prononcer jamais le mot d’homéopathie) : « La maladie est mal appelée, ou bien on l’interprète mal dans son sens, son origine » [13]. La « médecine ordinaire » est vaine, poursuit-il, car elle se contente de dépister le mal, sans en détruire les causes profondes. Or la maladie n’est pas le mal mais le symptôme du mal : ce n’est pas elle qu’il importe de vaincre, puisque son rôle est justement de protéger le sujet contre le mal qui atteint son organisme [14]. Louis Rimbault utilise l’analogie de l’organisme et du corps social pour insister sur le paradoxe qu’il y a à voir de nombreux anarchistes se soigner avec des médicaments venant du pharmacien : comment peut-on être « révolutionnaire contre la société et réactionnaire contre soi-même », demande-t-il ?

« Ce qu’on ne permet pas de faire contre le social est permis quand il s’agit de la société que constitue le corps humain ! Cependant il y a des cas où l’on se comporte contre le mal social à l’instar des méthodes médicamenteuses employées contre la maladie des humains : quand une région se rebelle contre les mauvais traitements qu’elle subit ou parce qu’elle manque de pain, on expédie contre elle, non pas des secours de justice ou de bouche, tout d’abord, mais la force armée qui étouffe la rébellion, aussi légitime soit-elle !

Le corps humain, malmené par l’ingestion habituelle d’aliments nocifs, par les atteintes du toxique, du stupéfiant alcool ou tabac, se plaint-il, quelque part, de ne plus pouvoir tant en supporter ? L’homme, le plus révolutionnaire du monde, enverra la force brutale, contre la province révoltée, sous la forme de médicaments provenant du pharmacien ou du bistrot, les deux se confondant de plus en plus » [15].

Les deux principes empruntés à la méthode homéopathique guident donc les anarchistes pour la résolution du problème social : premièrement, il convient de combattre le mal par le mal (par exemple : le vol par le vol – et non par la prison), et deuxièmement, de modifier le terrain afin de retrouver l’ordre et l’harmonie qui permettent l’expansion de la force vitale (c’est-à-dire : transformer la société en s’attaquant aux causes du mal social).

Combattre le mal par le mal, c’est ce qu’André Léo préconise, dans La femme et les mœurs… (1869), afin de faire disparaître certains préjugés misogynes :

« À des préjugés de ce genre [contre le droit politique des femmes], qui sont l’habitude des esprits irréfléchis, il n’y a d’autre remède que la production d’actes contraires. Le fait seul aux yeux du vulgaire, corrige le fait. C’est une homéopathie » [16].

Accepter la maladie comme un bienfait, c’est le conseil que donne F. Duhamet dans sa « République révolutionnaire », au chapitre intitulé : « L’hygiéniste ». Il vaut mieux, nous dit l’auteur, prévenir que guérir, cependant, si l’on sait utiliser la maladie, on peut en tirer profit :

« La maladie finirait bien par mettre un terme aux excès dans tous les sens ou à accoutumer les organes à un nouveau genre de vie, mais il est préférable, soit d’éviter la maladie, soit de la provoquer et de la guider de façon à la transformer en un malaise insensible tout en bénéficiant de la rénovation organique qu’elle détermine » [17].

En effet, la maladie est la manifestation d’un « progrès interne », et ses effets sont bienfaisants à terme. On ne doit donc pas redouter le mal et le combattre, mais l’accueillir, l’accepter. Lorsque la maladie éclate sans prévision, l’individu doit accompagner son évolution, la « guider », en modifiant son hygiène par exemple.

« Inutile de la combattre, d’enrayer son développement. Il s’agit de faire en sorte qu’elle ne se développe pas assez promptement pour arrêter net l’exercice d’une fonction essentielle. Les médicaments mauvais, répugnants, c’est-à-dire les médicaments qui agissent sur le mal par le mal, ne sont pas inutiles pour garder le développement d’une maladie, mais ce ne sont pas eux qui opèrent la guérison ; c’est le régime modifié suivant la nature de la maladie : régime d’alimentation, régime de relations sexuelles, régime d’attouchements, de vêtements, de logement, régime artistique et scientifique » [18].

Ernest Cœurderoy juge de même les crises utiles pour l’organisme, et les maladies de la société, ce sont les révolutions.

« Je crois les crises utiles dans le corps social comme dans le corps humain ; j’espère que la fièvre qui est en moi secouera l’humanité de sa torpeur » [19].

Il y a ici l’idée que la maladie ne doit pas être perçue comme un obstacle, mais comme une étape, et qu’il faut s’en saisir pour pouvoir avancer.

« Toutes les fièvres, toutes les surexcitations nerveuses ne nous sont pas funestes ; parmi les inflammations et les délires, il en est qui exercent sur nous une influence salutaire. La vieille médecine, qui ne croyait pas cela, opposait systématiquement les contraires aux contraires. Mais un grand philosophe est venu qui a dit : "Les semblables sont guéris par les semblables." Et ce grand philosophe a opéré, dans la science, la révolution homéopathique ! [...]

De même, il est des despotismes et des réactions qui ne sont pas nuisibles au progrès et qui sauvent l’humanité des autres despotismes, en les étouffant. Tel est le rôle que jouera le Tzarisme septentrional vis-à-vis du Bonapartisme corse. Si je croyais à la longévité ou même à la viabilité d’un despotisme quelconque en phase socialiste, je m’effraierais, je l’avoue, d’un système d’homéopathie politique. Mais les systèmes ne sont durables maintenant ni scientifiquement ni politiquement » [20].

Ernest Cœurderoy cite à l’appui de sa démonstration les découvertes de la physiologie : ce n’est jamais au moyen d’une perturbation totale que les véritables crises agissent sur le corps de l’homme, mais c’est par un mal quelconque (variole, rougeole, crise dentaire, crise de croissance, de puberté, d’allaitement) « que la vie se renouvelle plus complète et plus intégrale » [21]. Semblable à l’effet qu’ont ces maux sur l’évolution de l’homme, la Révolution peut donc être utile à la société, en constituant une crise dont elle sortira renforcée. Et Ernest Cœurderoy de conclure : « La Crise, c’est la Souffrance, mais c’est aussi le Salut » [22].

À Ernest Cœurderoy fait écho Mécislas Golberg qui juge que le suicide peut exprimer soit « la santé organique » (l’équilibre des forces), soit « la maladie » (le déséquilibre). Dans un long article intitulé « De l’éducation de la personnalité » [23], il analyse les suicides ratés, expression d’une commotion violente pour assurer un meilleur équilibre des forces. Dans une démarche également inspirée par la méthode homéopathique, il propose, pour soigner les tempéraments suicidaires, d’employer des remèdes qui produisent sur le sujet des effets similaires. Parlant des tempéraments chez qui la tentative de suicide est le résultat d’une dépression momentanée, et qui en ressortent plus forts, il écrit :

« Ce dernier groupe peut trouver des dérivatifs qui remplacent le suicide, en provoquant les mêmes effets. Les époques pré-révolutionnaires fournissent plus de suicides que les époques révolutionnaires. Les saisons, les passions subites comme l’amour, peuvent aussi intervenir pour établir l’équilibre en élevant le seuil de la vitalité » [24].

Comment remédier aux affaiblissements de l’organisme ? « Le mal indique la guérison » [25], répond Mécislas Golberg.

Les remèdes homéopathiques ainsi proposés par les écrivains anarchistes sont bien à l’opposé des remèdes chirurgicaux (purge, amputation) appliqués par les gouvernements. Dans l’optique qui est la leur, il s’agit, non pas de retrancher l’élément malade du corps social, mais d’atteindre un nouvel équilibre, qui puisse assurer la coexistence pacifiste et harmonieuse de tous ses membres. La société ainsi esquissée par les anarchistes est une société assez forte pour soutenir les oppositions, les dissensions, les contestations. Au niveau politique, une telle conception a d’énormes conséquences : elle nous amène à reconsidérer les questions de l’exclusion et de l’intégration des individus dans le corps social.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.