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Conclusion : Contre la littérature dogmatique

Qu’est-ce que la littérature à thèse ?

La question du roman à thèse a été étudiée par Susan Rubin Suleiman dans Le Roman à thèse ou l’autorité fictive  [1], ouvrage dans lequel elle tente de construire le genre du roman à thèse, en explorant quelques-uns des problèmes interprétatifs et descriptifs qu’il pose. Je voudrais me servir de ses analyses pour élargir la notion à la littérature tout entière et montrer en quoi les fictions des anarchistes se sont construites contre cette conception de la littérature.

Le débat autour du roman à thèse se place au niveau des critères du roman réaliste. Dans ce contexte, la distinction entre la « forme » et le « contenu » est justifiée : l’une des caractéristiques du genre est justement de « dire » explicitement ce qu’il faut faire ou penser - d’exprimer ouvertement une tendance doctrinaire ou idéologique. Susan Rubin Suleiman distingue cependant le « contenu idéologique » (les idées explicitement formulées par une « voix » autorisée dans le texte) et le « contenu narratif » (le sujet traité dans la fiction, les structures événementielles et actantielles de l’histoire racontée). Voici la définition qu’elle donne du roman à thèse, et que j’adopterai :

« Je définis comme roman à thèse un roman "réaliste" (fondé sur une esthétique du vraisemblable et de la représentation) qui se signale au lecteur principalement comme porteur d’un enseignement, tendant à démontrer la vérité d’une doctrine politique, philosophique, scientifique ou religieuse » [2].

Le genre du roman à thèse est de nature foncièrement autoritaire : il limite volontairement les possibilités d’interprétation permises au lecteur :

« Que la thèse soit conservatrice ou révolutionnaire, défendant le statu quo ou appelant son abolition, le roman à thèse est en tant que genre foncièrement autoritaire : il fait appel au besoin de certitude, de stabilité et d’unicité qui est un des éléments du psychisme humain ; il affirme des vérités, des valeurs absolues. S’il infantilise le lecteur, il lui offre en échange un réconfort paternel » [3].

Le roman à thèse vise le sens unique, la clôture absolue. L’histoire racontée dans un roman à thèse est essentiellement téléologique (déterminée par une fin qui lui préexiste et qui la dépasse) : elle appelle une interprétation univoque qui implique une règle d’action applicable à la vie réelle du lecteur. Le roman à thèse impose non seulement un sens, mais une axiologie, il propose des valeurs, valeurs qui sont déterminées par rapport à une doctrine qui existe en dehors du texte romanesque et qui fonctionne comme son contexte intertextuel.

Après avoir analysé quelques romans, Suleiman conclut que le roman à thèse est finalement « autant un phénomène de lecture que d’écriture » : « Correspondant au désir du romancier à thèse de communiquer une vérité totalisante qui n’admet pas d’opposition, il y aurait un désir du lecteur d’être assujetti par la fiction, de tirer de tout roman une "leçon", une interprétation univoque » [4]. Le roman à thèse répond au désir d’unité du lecteur, mais la lecture unique qu’il tente d’imposer est aussi une forme de terrorisme.

Cette analyse est particulièrement intéressante : si le roman à thèse est un phénomène de lecture, alors tout roman peut se prêter à une lecture à thèse. Ceci dit, il reste que certains textes sont plus ou moins clos, plus ou moins « verrouillés » que d’autres.

En tout cas, il est certain que « la thèse » est un risque permanent de la littérature engagée. Certains théoriciens ont parfois tendance à figer la réflexion (c’est ce que l’on reprochera, par exemple, à Jean Grave, surnommé le « pape » de la rue Mouffetard). Les écrivains anarchistes sont parfois tentés de se servir de la fiction pour exposer un problème auquel ils donnent une solution. Mais la plupart du temps, l’humour, la dérision, ou bien la position ambiguë du narrateur empêchent toute dérive autoritaire du côté de la lecture.

La lucidité, le soupçon, voilà l’obligation de tout lecteur : c’est ce que nous disent la plupart de ces fictions écrites par les anarchistes, soit dans le paratexte, soit dans le texte même et le jeu qu’il instaure entre le narrateur et le narrataire.

Littérature à idée(s)

On a vu que les problématiques de la littérature à thèse étaient, à la fin du dix-neuvième siècle, esquissées. On parle cependant davantage, à l’époque, de romans à idée(s) [5]. Dans un ouvrage passionnant intitulé Le Disciple et l’insurgé : roman et politique à la Belle Époque  [6], Pierre Masson note que c’est à partir du dix-neuvième siècle que l’écrivain semble s’être soucié de justifier sa position de manière théorique, de penser son engagement ou son abstention, au lieu de simplement les vivre. Il voit dans l’entre-deux-guerres (1871-1914) la période où « bouge » le roman à thèse, période particulièrement propice à l’éclosion d’œuvres qui correspondent à la volonté de propager des opinions politiques à travers des fictions romanesques, ce genre s’imposant « comme le terrain idéal où exercer un principe d’autorité » [7]. C’est la notion même de roman à thèse qu’il est amené à préciser sensiblement : on ne peut pleinement apprécier sa signification sans tenir compte en permanence de son contexte historique, politique et social. Selon lui, la pratique de certains romans à thèse a entraîné, par réaction, une autre forme d’écriture, qui comporte elle aussi une thèse et des apparences romanesques, mais que son opposition déclarée à l’idéologie dominante conduit à être une sorte d’anti-roman à thèse.

Dans les années 1870-1890, après la Commune, Masson observe une « dérive conservatrice » de l’écriture romanesque traditionnelle (enrôlement de ses clichés, politisation de son lyrisme). Le roman progressiste fut plus long à se constituer : l’écrivain révolutionnaire, ou simplement progressiste, contestataire, a quelque peine à se définir : il n’a guère les moyens de mettre en scène l’évolution générale de la société, sauf peut-être en la sublimant ce qui lui faisait courir le risque de reproduire les schémas romanesques des conservateurs. L’écrivain est dépossédé de l’écriture : les mots sont piégés, détournés par les écrivains officiels. Certains reproduisent quelques traits des romans conservateurs et participent tout de même à l’écriture bourgeoise : c’est ce que Pierre Masson nomme un « conformisme de gauche ». Au-delà de la différence d’éclairage, c’est le même esprit qui glorifie le cheminement d’un personnage vers une vérité supérieure et sans doute éternelle. L’écueil du dogmatisme guette ceux-là même qui tentent de s’opposer aux romans à thèse produit par les écrivains réactionnaires [8] :

« dans tous les cas, il suffit de lire sous la conduite d’un écrivain maître d’école qui, nous tirant par la main jusqu’à la fin de sa démonstration, confère à chacune de ses étapes une allure de nécessité logique » [9].

L’important n’est donc pas tant dans la situation politique de l’écrivain que dans la manière d’appréhender celle-ci et de concevoir son rôle, révélatrice de ses véritables positions idéologiques.

Pierre Masson voit alors dans la littérature du doute, de la dénégation, la seule opposition véritable à ce genre de roman. Signe du refus d’affirmer, de prendre quoi que ce soit au sérieux, le sarcasme, conçu comme une arme dirigée contre soi-même, est le signe de cette littérature. C’est dans l’ironie, analysée comme un contre-pouvoir, que Pierre Masson voit la véritable ligne de démarcation entre deux types de sensibilité : « il y a ceux qui réclament un drapeau, quelle que soit sa couleur, et ceux qui le refusent de toute façon, ceux qui veulent croire à un idéal déjà constitué, et ceux qui se méfient de toute formulation définitive, donc de toute culture trop rigide » [10]. L’ironie, méthode critique, interdit à l’écrivain de se prendre au sérieux. Ce ne sont pas seulement les théories adverses qu’il combat mais la tendance générale à théoriser, à sublimer le réel pour mieux le posséder, ainsi que le recours à la sensiblerie pour déguiser l’injustice.

« L’ironie est une ascèse. En un siècle où politique rime encore avec emphatique, où le drapeau révolutionnaire s’agite encore du souffle des Montagnards et des envolées de Lamartine, elle signifie une suspension du langage, une mise en cause des mots dont Gambetta et les opportunistes ont dévalué la portée. [...] Parce qu’ils refusent le mélodrame, ces auteurs se condamnent à l’aphasie ou au cri, à des juxtapositions de notations brèves, aussi décousues que sont composées les fables de leurs adversaires » [11].

L’écrivain progressiste est tiraillé entre sa peur de faire de la littérature, de reproduire à son tour la rhétorique conservatrice, et le besoin viscéral de parler.

Littérature à cris

Faute d’accepter la littérature de leur époque et de peur d’en reproduire les mécanismes autoritaires, « ces auteurs se condamnent à l’aphasie ou au cri », écrit Pierre Masson. On reconnaît bien là certains écrivains anarchistes. Certes, ces derniers ont parfois tendance à trop crier. C’est ce que regrette Jean-Manuel Traimond :

« Il est difficile d’être un bon écrivain engagé, il est difficile d’écrire de la littérature anarchiste parce qu’il faut savoir limiter son indignation, parce qu’il faut comprendre qu’en la matière le compromis n’est pas lâche, parce qu’il faut avoir acquis la sagesse et l’humanité d’un écrivain accompli sans en avoir attrapé le désenchantement.

Enfin, dans les genres dits majeurs, le chant, le phrasé, le modulé, la variation pour la variation, la forme pour la forme, sont essentiels. Les anarchistes tendent, eux, à crier » [12].

Pourtant, il me semble que le cri est une caractéristique de l’écriture anarchiste. Le cri est la tentative pour échapper à la littérature. La pratique politique et littéraire des anarchistes a un caractère double. Ils brouillent volontairement les frontières de l’institution - ce qui est une façon de mettre en cause la clôture du champ littéraire. Il y a là une réelle volonté d’en finir avec La Littérature, de réinsérer la pratique littéraire dans un autre champ, plus conforme à la vie. Lucien Jean salue la Vie d’un simple, d’Émile Guillaumin, comme un « événement en dehors de la littérature » [13]. Il y a là une réelle volonté de déplacer les limites de la littérature, de créer une œuvre qui serait « hors littérature ».

Le cri est donc le gage de l’authenticité de l’œuvre littéraire, et le cri a le mérite de ne pas emprisonner le lecteur : le cri n’enrôle pas (comme le slogan), au mieux, il se communique. Mais alors, c’est à chacun de le reprendre à son compte. Aucun cri ne se ressemble (contrairement aux discours politiques). Ni littérature à thèse, ni littérature à idée, la littérature des anarchistes est bien plutôt une « littérature à cris ».

Cette littérature à cris est bien sûr une littérature ouverte. Dans Les Cités futures, André Ibels écrivait :

« Et nous jetterons l’ancre, ô Pilote sacré,
Malgré la mer hostile et les Tempêtes fortes,
Aux Chanaans, jaillis des rivages dorés,
où nous saurons bâtir une Cité sans porte » [14].

La « Cité sans porte » : cela pourrait être (encore !) une métaphore de la littérature écrite par les anarchistes.

Les écrivains anarchistes tentent, non seulement, de ne pas reproduire une littérature à thèse, mais aussi d’inciter les lecteurs à se méfier de toutes les thèses développées dans les œuvres littéraires.

Les œuvres des écrivains anarchistes ne se présentent pas comme des textes non problématiques, ne proposent pas des solutions définitives, mais soulèvent des questions. On ne trouve chez eux aucun message simple, si ce n’est le message suivant adressé aux lecteurs : pense par toi-même ! [15] Ils tentent donc de créer une littérature qui pousse les lecteurs à réfléchir sur le monde, mais aussi à modifier leur façon de sentir, de lire… et d’agir. Pour reprendre les mots de Pierre Masson au sujet du roman contestataire, il s’agit de fictions qui ne démontrent pas, mais démontent [16].

Les écrivains anarchistes sont conscients qu’il n’y aura pas d’évolution possible sans évolution préalable des consciences, et ils savent qu’ils ont ici un rôle à jouer.

Dans un article adressé « aux compagnons » [17], Élisée Reclus rappelle : « Pour que l’anarchie triomphe, il faut qu’elle soit déjà une réalité concrète avant les grands jours qui viendront ». C’est dire l’importance de la littérature, qui peut habituer des esprits à cette « réalité concrète ». En effet, qui, mieux que les artistes, peut remplir cette tâche ? Les écrivains ne font pas de discours, mais créent des personnages, inventent un monde, et l’exposent, concrètement, aux yeux du lecteur. C’est ainsi qu’il faut comprendre la phrase d’Octave Mirbeau : « si l’état social doit s’améliorer, il le sera plus par les littérateurs que par les économistes et les politiciens » [18].

Non pas que l’œuvre de quelques littérateurs agissent sur le monde plus que les bouleversements politiques ou économiques. Mais parce que les écrivains sont les seuls à pouvoir engager une véritable réflexion sur l’idéologie et sur les motifs de nos actions.

Comme l’écrit André Veidaux (citant Joseph Déjacque), le plus grand mérite de Proudhon, « ce n’est pas d’avoir été toujours logique, tant s’en faut, mais d’avoir provoqué les autres à chercher la logique » [19]. Ainsi pourrait-on dire de tous les écrivains anarchistes.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.