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Recherches anarchistes
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Le mouvement libertaire à Bordeaux, 1914-1968
Ludovic Bonleux (université de Bordeaux III, maîtrise d’Histoire sous la direction de Bernard Lachaise, 1997-1998).

Sources : union locale CNT, Centre de documentation et d’études sociales, Association des amis d’Aristide Lapeyre, Organisation communiste libertaire, Centre d’études libertaires, Centre international de recherches et d’études sociales, Centres internationaux de recherches sur l’anarchisme (de Lausanne et Marseille), Michel Slitinsky, Leïla et Manuel. À rajouter les personnes qui ont accordé un entretien : Gérard Escoubet, Valeriano Espiga, Cayo Herrero, Marc Prévôtel, Joachim Salamero, Michel Slitinsky, Emilio Travé.
Également les Archives départementales de la Gironde et les Archives municipales de Bordeaux et les journaux libertaires.

En introduction, Ludovic Bonleux écrit qu’il n’y a pas de « doctrine anarchiste préétablie », mais de nombreux théoriciens et adeptes qui adhèrent à des principes : l’élimination totale de l’État, de l’Église et de la propriété privée (du moins de la grande qui est génératrice d’inégalités).

L’auteur ne fait pas de différence entre les mots « anarchiste » et « libertaire ».
Il discerne trois grandes tendances dans l’anarchisme :
− L’individualisme opposé à une « organisation stricte de la société », favorable à des regroupements « temporaires » ;
− L’anarcho-syndicalisme : le syndicat devant « être la structure de base de la nouvelle société » ;
− Le communisme libertaire qui « emprunte certains thèmes au marxisme » sans pour autant être partisan de la dictature du prolétariat.

Cet ensemble se présente pour l’auteur comme une « nébuleuse » aux limites idéologiques difficiles à cerner, nébuleuse qu’il qualifie de « mouvement libertaire » avec des ramifications avec les milieux libres penseurs et pacifistes.

Ce mémoire ne veut pas traiter du « mouvement anarchiste bordelais » mais du mouvement anarchiste « à Bordeaux ». Ainsi, il marque une différence entre les anarchistes français plus individualistes opposés aux anarchistes espagnols marqués par l’anarcho-syndicalisme. Pour l’auteur, il importait de savoir si ces militants internationalistes avaient « réussi à s’entendre » et « à créer un nouvelle voie, synthèse de ces deux grands courants ».

Itinéraire des militants de 1914 à 1919

Il semble que les compagnons acceptèrent sans enthousiasme la mobilisation, surtout par crainte des dangers que représentaient l’insoumission ou la désertion. D’autre part, il était prévu que ceux qui étaient fichés sur le carnet B seraient enfermés en camp de concentration si la guerre était déclarée. Il faut dire que la plupart des militants n’étaient pas en âge d’être appelés. Crispel et Joseph Durand, quant à eux, mobilisés en août 1914, furent démobilisés en mars 1919.

Aristide Lapeyre, mobilisé à 18 ans en 1917, fut démobilisé en 1920. L’armistice de 1918 le sauva de justesse d’un envoi sur le front de guerre. En trois années, son « comportement » lui aurait valu quelque cinq cents jours de salle de police ou de prison.

Dès 1914, Sébastien Faure fit savoir son opposition à la guerre dans un tract : « Vers la paix » et par la publication du journal Ce qu’il faut dire.

De leur côté, les militants espagnols, foncièrement opposé à l’Union sacrée, n’étaient pas affectés par la mobilisation. S’ils se réunissaient clandestinement, ils étaient pour autant surveillés par la police. À noter une grande mobilité de ces compagnons et leur militantisme (grève des dockers, athénée espagnol).
En 1921, le préfet signale au maire de Bordeaux qu’un nouveau groupe s’est organisé : il s’agit du « Groupe libertaire de Bordeaux » (ou « Groupe des libertaires ») qui tient ses réunions à la Bourse du travail. S’y retrouvent A. Lapeyre, E. Bonnin, J. A. Richard, A. Roumat et d’autres dont Antignac.
D’avril à septembre 1922 paraît la Révolte (organe anarchiste du Sud-Ouest) ; onze numéros tirés à 2000 exemplaires.

La première réunion publique et contradictoire semble avoir eu lieu le 15 mars 1923 sur le thème : « Ce que veulent les anarchistes ». Moins d’une trentaine de personnes présentes.

En mai 1924, le Groupe libertaire invite Germaine Berton à un meeting « pour l’amnistie des prisonniers politiques et contre le fascisme » ; elle avait été acquittée après avoir assassiné le chef royaliste Auguste Plateau. Le maire de Bordeaux décide d’annuler le meeting où quelque 1500 personnes s’étaient présentées. Le meeting eut lieu aux limites de Bordeaux où, peut-être, 8000 personnes y assistèrent. Puis les manifestants revinrent en ville où eurent lieu des échauffourées des plus violentes avec à la clé une audience devant le tribunal correctionnel pour coups et outrages à agents pour un certain nombre de manifestants.
Suite à ces événements et à un nouveau meeting de protestation, on assiste à un renforcement du groupe anarchiste qui atteint jusqu’à une cinquantaine de personnes.

Mais, en cette année 1924, des dissensions conduisent à la création du Club des réfractaires animé par Aristide Lapeyre tandis que le premier groupe reste influencé par Antignac. Problème de personnes ? Le premier groupe plus anarchiste que le second qui, lui, se veut surtout anarcho-syndicaliste ? J. A. Richard, qui voulait intensifier l’activité révolutionnaire, trouvait « que l’action de Lapeyre n’était pas assez violente », plutôt portée sur l’éducation et la prise de conscience individuelle…

Mais un autre paramètre entrait en ligne de compte : l’apparition d’une nouvelle tendance, le plate-formisme, impulsée au niveau national par Makhno et Archinov qui préconisaient une « organisation anarchiste puissante et unie au point de vue idéologique et tactique ». Cette thèse s’opposait à l’autonomie des groupes et au « synthésisme » préconisés par de Sébastien Faure.

En 1926, le Groupe libertaire, sous l’impulsion d’Antignac, devient le Groupe anarchiste communiste qui finit par s’effondrer après le départ d’Antignac qui meurt en 1930.

En 1933, le Club des réfractaires se transforme en groupe « Culture et action » : d’abord l’éducation, l’action et la révolution ensuite. Et puis il fallait oublier les anciennes fractures entre « réfractaires » et « anarchistes communistes ». Parallèlement au groupe, dès 1936, se forme un groupe des Jeunesses libertaires.

Les syndicats

Les anarchistes bordelais se sont toujours intéressés aux syndicats. Mais suivre les positions des compagnons entre la CGT, la CGT-U, la CGT-SR, les syndicats indépendants, les autonomes (et la CNT), etc., est un peu compliqué.

Donnons la parole à Antignac qui s’exprime à propos de la charte d’Amiens : cette dernière « a peut-être quelques défauts mais nous serions lâches si après l’avoir ardemment défendue, nous voulions la violer ». « Les anarchistes ont le devoir de prendre part à tous les mouvements révolutionnaires du prolétariat (et doivent agir en son sein) des syndicats réformistes, unitaires et autonomes. »

À noter qu’en septembre 1929, les dockers de Bordeaux se mettent en grève pour une augmentation des salaires. Henri Laveau (Lavaud ?) du Club des réfractaires est parmi les dirigeants de cette action.
Sur le plan national, il semble que les anarcho-syndicalistes bordelais eurent une certaine influence. Ainsi, de 1935 à 1939, Paul Lapeyre, qui était un actif propagandiste, donna une série de conférences pour le compte de la CGT-SR.

Cette partie pourrait sans doute être étoffée.


Luttes entre les deux guerres

Il s’agit surtout de campagnes de solidarité organisées conjointement par les anarchistes avec la CGT, la SFIO, la Section française de l’Internationale communiste, la CGT-U, le Secours rouge, la Ligue des droits de l’homme, etc. :
− En été 1926 pour soutenir Sacco et Vanzetti.
− En décembre 1926, en faveur d’Ascaso, Durutti et Jover, des militants ibériques qui risquent la peine de mort s’ils sont renvoyés dans leur pays.
− En janvier 1929, une campagne est lancée pour Paul Louis Vial, anarchiste déserteur, « condamné au bagne et à l’exil pour vol ».

Il s’agit aussi de l’affaire des stérilisés. Le 1er avril 1935 éclate un scandale : Aristide Lapeyre et les époux Prévôtel sont arrêtés et inculpés pour castration, violences sur autrui et mutilations volontaires. Ces derniers avaient aidé Norbert Bartosek, libertaire de nationalité autrichienne, à pratiquer au moins sept vasectomies au domicile des Prévôtel. Un non-lieu finit par être prononcé en avril 1936 pour deux personnes et de la prison pour d’autres.

Il s’agit encore de la solidarité avec la Révolution espagnole. Le 19 juillet 1936 commençait « une sanglante guerre civile mais aussi une révolution sans précédent ».

« Dès 1926, A. Lapeyre tenait une rubrique hebdomadaire dans l’Insurgé intitulée “Choses d’Espagne” dans laquelle il faisait des comptes rendus sur “la presse, la littérature et le mouvement social espagnol” dans laquelle il écrivit : “Je suis parfaitement convaincu qu’une révolution éclatera en Espagne […] et qu’elle prendra là-bas, plus que partout ailleurs, une forme à tendance anarchiste. Je ne prétends pas […] que cette révolution est une affaire de quelques mois ou d’un ou deux ans [mais] cela est possible. »
Dès janvier 1935, Paul Lapeyre écrit dans le Combat syndicaliste sur les événements des Asturies et fait des tournées de conférences pour la CGT-SR.

À l’annonce de la réponse populaire au pronunciamento franquiste, la solidarité s’organisa :
− Solidarité en partant pour l’Espagne ; si les militants français furent rares à combattre sur le front, ils eurent un rôle de soutien important ; de même qu’au niveau de l’information par des traductions d’articles et par des émissions de radio en français.

− Solidarité depuis la France par des collectes de fonds, de vêtements, de médicaments et d’armes. Puis fut fondé le Comité pour l’Espagne libre qui deviendra la SIA (Solidarité internationale antifasciste). En septembre 1937, Aristide crée « l’Espagne antifasciste, organe trimensuel au service de la révolution espagnole à laquelle participèrent son frère Paul, Jean Barrué et des militants non bordelais » ; action contre Franco mais aussi contre Staline. De nombreuses conférences furent organisées ; une de Sébastien Faure, sur le « rôle des anarchistes dans la guerre civile en Espagne », en décembre 1936, réunit près de 1500 personnes dans la salle de l’Alhambra de Bordeaux.

Des luttes internes se manifestèrent entre ceux qui voulaient élargir la lutte antifasciste en s’alliant à d’autres tendances politiques et ceux qui pensaient qu’il fallait immédiatement détruire l’État et faire la révolution.
Les frères Lapeyre semblent avoir jugé les faits avec objectivité « sans craindre de signaler ce qui était mal fait ».

Sur la répression communiste contre la CNT, les anarchistes et le POUM, les anarchistes bordelais semblent avoir été unanimement d’accord.
− Solidarité en accueillant, en secourant les réfugiés, entre autres ceux qui étaient au camp de Mérignac dans de terribles conditions. « Faire évader des camarades des camps français, les cacher, les faire partir… », s’occuper des orphelins, etc.

  • La Seconde Guerre mondiale

C’est avec un très relatif enthousiasme que les libertaires bordelais apprennent les accords de Munich. Dès 1938, A. Lapeyre, Trémouille et Bernard avaient créé une section bordelaise de la Conférence contre la guerre en parallèle avec la Ligue internationale des combattants de la paix où militait Jean Barrué.

« A. Lapeyre gardait espoir et il affirma, en septembre 1938, que “la classe ouvrière allemande (était) sur ses gardes, prête à opposer la force d’inertie à tout appel à la mobilisation”. »

« À la guerre opposons la révolution sociale », était-il écrit sur un tract de l’union locale de la CGT-SR.
Mais devant l’événement catastrophique, chacun se débrouilla comme il put :
Jean-René Saulière refusa de rejoindre son régiment, se cacha pendant quelques mois à Bordeaux, puis se rendit à Marseille avec les papiers d’un compagnon (André Arru) qui ne pouvait être appelé. À Marseille, Saulière-Arru eut une activité clandestine.

Paul Lapeyre, après quelques hésitations, se rendit à la caserne. Envoyé en Alsace, il fut fait prisonnier et se retrouva en Allemagne à travailler dans une ferme ; il tenta de s’évader, fut déporté successivement dans quatre camps d’internement et libéré en 1945 par l’armée anglaise.

Laurent Lapeyre, sous-lieutenant de réserve, accepta l’ordre de mobilisation.

Aristide Lapeyre était mobilisé en 1940.

André Maurasse fut incorporé et envoyé en Syrie.

Jean Barrué fut commandant d’artillerie puis prisonnier de guerre pendant quatre ans.

André Prévotel réussit à se faire réformer ; sa compagne, Andrée, fit cinquante jours de prison pour propos défaitistes.

La plupart des militants, comme en 1914, se résignèrent…

Après l’armistice du 17 juin 1940, chacun s’engagea, à titre individuel, dans des activités clandestines de résistance qu’il est parfois difficile de débrouiller.

Le parcours des Espagnols est différent. Ils n’étaient pas incorporables, mais ceux de la CNT ou de la FAI qui s’étaient réfugiés en France, après la défaite républicaine, peuplèrent les camps de concentration divers ou furent employés dans des compagnies de travailleurs étrangers. Puis ils commencèrent à se réorganiser dans le Mouvement libertaire espagnol. C’est en octobre 1941 que se situe l’assassinat d’un officier allemand, Reimers, qui aurait contresigné l’ordre de reconduire à la frontière des anarchistes espagnols ; et c’est pour cela qu’il aurait été exécuté par des anarchistes, mais rien n’est prouvé. Suite à cet attentat, 50 otages furent fusillés, principalement des communistes.

Donc des anarchistes espagnols travaillèrent plus ou moins pour l’occupant allemand, notamment pour fortifier le Mur de l’Atlantique ou à la base sous-marine de Bacalan ou sur le camp de Mérignac à reboucher des trous d’obus.

Puis beaucoup s’échappèrent pour se retrouver dans le bataillon Libertad, participant à la libération du Médoc, de la Pointe-de-Grave, etc. Ils espéraient, une fois l’occupant chassé, retourner combattre en Espagne : la chute de Hitler provoquerait celle de Franco. La déception fut grande.

La réorganisation de l’après-guerre

La première réunion pour une réorganisation des libertaires eut lieu à Toulouse le 19 juillet 1943 ; sans les Bordelais trop surveillés et désorganisés. Une seconde réunion se tint à Agen. Les groupes de Bordeaux étaient représentés alors par Aristide et Laurent Lapeyre et par Cayo Herrero.

La reconstitution du mouvement libertaire se fit à Paris en octobre et décembre 1945 ; elle prit le nom de Fédération anarchiste et devait théoriquement regrouper toutes les tendances de l’anarchisme : individualistes, communistes libertaires, anarcho-syndicalistes et jeunes libertaires. C’était compter sans la tendance plate-formiste animée par Georges Fontenis, omniprésente à Paris, qui au congrès de 1952 fit exclure M. Laisant, M. Joyeux, P. et A. Lapeyre, principaux opposants à une motion de vote par mandat.

En 1953, la FA de Fontenis devenait la Fédération communiste libertaire alors que les exclus recréait une nouvelle Fédération anarchiste avec le Monde libertaire, la FCL conservant le Libertaire.

Au niveau local bordelais, le groupe reconstitué prit le nom de Sébastien-Faure, puis relança l’« école » rationaliste Francisco-Ferrer. De nouvelles têtes apparaissent : G. Escoubet, J. Salamero, Marc Prévotel, Y. Peyraut. « Dans les années 1950-1060, entre trente et quarante-cinq personnes étaient adhérentes au groupe mais seulement la moitié pouvaient être considérée comme des militants actifs. »

En 1954, apparaît un groupe de « Jeunes libertaires de Bordeaux » en parallèle des « Juventudes libertarias ».

En 1963, un accord est signé entre Franco et le gouvernement français qui amène l’interdiction de la CNT. C’est à l’occasion d’un « Rassemblement international Jeunes libertaires » à Reynac-Vezac en Dordogne que les jeunes Bordelais vont s’engager dans une lutte pour la libération de jeunes militants espagnols qui avaient été arrêtés. Mais on assiste toujours à la vieille séparation entre des Espagnols plutôt anarcho-syndicalistes et des Français plus « synthésistes ».

Au niveau national, le mouvement anarchiste connaît de nouvelles turbulences avec l’arrivée de jeunes militants influencés par les thèses situationnistes, conseillistes ou communistes libertaires. Il ne semble pas que les groupes bordelais en aient beaucoup pâti.

Le syndicalisme

« À la Libération, pratiquement tous les syndicalistes français (dont les libertaires bordelais et certains Espagnols) se sont retrouvés à la CGT reconstituée. » Mais l’emprise du Parti communiste était telle que des scissions ont eu lieu avec à la clé la formation de syndicats indépendants ou autonomes.

En 1946 est ainsi créée la CNT française, rappel de la CNT espagnole ; elle connaît un certain succès pour rapidement s’affaiblir pour cause de divisions.

À Bordeaux, dans les années 1946-1947, il y aurait eu un millier d’adhérents à cette CNTf. La création de Force ouvrière va faire baisser les effectifs.

En effet, en Gironde, des socialistes et des réformistes s’allièrent à des syndicalistes révolutionnaires pour contrebalancer l’influence communiste et créèrent un « Comité départemental de coordination des syndicats ayant quitté la CGT ». Des anarcho-syndicalistes y prennent part, entre autres Paul Lapeyre, mais n’y resteront pas : les anarcho-syndicalistes espagnols ne voulaient pas que leur organisation soit intégrée à FO. Puis ces mêmes anarcho-syndicalistes espagnols abandonnèrent peu à peu la CNTf qui disparut vers 1956 pour reprendre une certaine influence dans les années 1960.

La CNT « en el exilio », dès 1939, s’était réorganisée dans les camp de concentration français. En 1945, lors du congrès de Paris, 26000 militants votèrent. Tous n’étaient pas anarchistes. Ces cénétistes étaient moins intéressés par les problèmes spécifiquement français que par un retour en Espagne après la chute espérée du franquisme. Bien organisés, ces militants sont également minés par des conflits historiques, entre autres la participation de la CNTe au gouvernement du Frente popular. À Bordeaux, des « collaborationnistes » furent expulsés de l’union locale en 1966.

Un anarchisme typiquement bordelais ?

Il semble, d’après notre auteur, que plusieurs personnages influents éclairent l’anarchisme bordelais :
− Paul Lafargue qui vécut à Bordeaux jusqu’en 1861. Ce gendre de Karl Marx était socialiste révolutionnaire avec des tendances libertaires ;
− Élisée Reclus, natif de Sainte-Foy-la-Grande ; il a vécu à Bordeaux ;
− Sébastien Faure, sans doute le plus important. Beaucoup de Bordelais l’ont connu et le considéraient comme un « sage de l’anarchisme ».
− Aristide Lapeyre qui fréquenta la Ruche, école rationaliste animée par Sébastien Faure avec une « idée de l’anarchisme qui consiste à privilégier toujours l’individu par rapport au groupe, tout en conservant une forme d’organisation commune ». Idée que l’on retrouvera dans le « synthésisme ».

La formation des militants, l’éducation, la propagande

Les militants bordelais semblent avoir toujours privilégié l’éducation et la formation des travailleurs pour les tenir prêts à la lutte et aussi les préparer à une situation post-révolutionnaire. En septembre 1924, le Libertaire informait que le Club des réfractaires organisait une « école du militant ». Sous des formes diverses, cette école a toujours existé jusqu’à maintenant. En 1944, c’était l’école rationaliste Francisco-Ferrer, fonctionnant sous forme de cours du soir tous les jeudis. Cours assurés par P. et A. Lapeyre, J. Barrué, mais aussi par tout un chacun qui avait préparé un sujet. Puis la discussion était libre…

Sujets traités : cours de langue française et espagnole, philosophie, anatomie et physiologie, apprendre à parler en public, pensée proudhonienne, marxisme, surréalisme, révolutions de 1789, de 1848, la Commune, révolutions russe, espagnole, étude des religions, l’histoire en général, la géographie, les origines du mouvement, la répression communiste.

L’école était ouverte à tout le monde : on pouvait n’être pas anarchiste et y participer.

Un projet d’éducation pour les enfants fut tenté en 1939 ; il fut stoppé par la guerre.

La propagande se fait toujours par des « manifestations publiques » (à l’athénée municipal entre autres) et par les périodiques. La possession d’un local par les anarchistes n’est pas possible suite aux « lois scélérates » de 1894 ; lois abolies sous Mitterrand. C’est en 1963, sous l’impulsion d’Aristide Lapeyre, que fut acheté le local de la rue du Muguet ; achat collectif fait sous forme de société immobilière.

De 1922 à 1967, on dénombre plusieurs publications : la Révolte, organe de lien entre les divers groupes du Sud-Ouest, qui a été tiré à 2000 exemplaires ; Lucifer, organe de libre pensée et de culture individuelle, l’Espagne antifasciste et Demain, revue des Jeunesses libertaires et d’autres…

Moins d’une trentaine de brochures ont été rédigées par Jean Barrué (4), Aristide Lapeyre (8), Paul Lapeyre (6), Yves Peyraut et Jo Salamero (2).

Les manifestations publiques peuvent être des meetings, des conférences ou réunions et des fêtes.
On dénombre, sur une quarantaine d’années, 26 interventions sur le syndicalisme et la défense des travailleurs, 23 consacrées à la lutte contre la guerre, le nationalisme, l’État ou le fascisme, 23 sur la religion, 23 en soutien et protestation (Sacco et Vanzetti, les stérilisés, l’Espagne antifasciste), 15 sur l’anarchisme, l’organisation du mouvement, la révolution libertaire, les théoriciens, 11 consacrées aux fêtes et 3 contre le PC ou l’URSS.

Quelques centaines de personnes à chaque fois ; un peu plus, un peu moins suivant les sujets traités. « La télévision a tué cela », de même que l’évolution de la société.

Un ciné-club (« du 19 juillet ») a fonctionné dans les années 1960.

« Une des principales activités des libertaires bordelais fut la lutte contre l’Église catholique et contre toutes les formes de religions ensuite. » Thème qui fut l’objet de nombreuses réunions publiques contradictoires animées par Paul et Aristide Lapeyre dans le cadre de la Libre Pensée dont ils sont devenus par la suite des orateurs nationaux.

La lutte contre l’État qu’il soit libéral, démocratique ou totalitaire est présente.

En 1954, la Fédération anarchiste et les militants bordelais prirent position contre la guerre d’Algérie mais pas pour le FLN. La solidarité a été pratiquée avec ceux qui voulaient se soustraire à cette guerre coloniale.
« Le seul moment où les anarchistes bordelais soutinrent unanimement une lutte armée fut pendant la guerre civile espagnole, mais le cas est différent car celle-ci défendait une révolution. »

Si « la révolution violente est défendable […], cela ne veut pas dire que toutes les révolutions sont à soutenir ». Si en 1917 il y eut quelques sympathies pour la Révolution russe, à partir de 1920-1921, la répression contre les militants libertaires changea la donne.

Si le Front populaire fut accueilli avec enthousiasme, les anarchistes ne se gênèrent pas pour critiquer ses dirigeants : « Pour eux, les réformes sociales furent directement liées à l’action directe des seuls travailleurs (grâce aux grèves et aux occupations d’usines) et non à celle des hommes politiques. »

« Un autre “cheval de bataille” […], hérité de la conception de l’individualisme anarchiste fut la liberté sexuelle. » Ce qui fit dire au commissaire central : « Les membres du Club des réfractaires s’occupent plus de pornographie que des intérêts de l’Union anarchiste. »

Dans les années 1950-1960, les anarchistes bordelais ont participé à des actions clandestines et à l’introduction de moyens contraceptifs. Beaucoup se firent vasectomisés. Après un accident, suite à un avortement, Aristide Lapeyre fut condamné à une lourde peine de prison en 1973.

Pour de multiples raisons, il est toujours difficile d’apprécier le nombre exact des libertaires. D’autre part, même s’ils sont très liés, il faut différencier les militants espagnols des militants français. Par ailleurs, il faut noter le rôle très minoritaire des femmes en contradiction, semble-t-il avec les théories avancées.

En conclusion, si le nombre de militants a toujours été relativement faible, la diffusion des idées anarchistes a perduré, même au pire moment, au début de la guerre de 1914. Les anarchistes, souvent divisés, ont toujours su s’unir dans les moments difficiles. La population n’a pas adhéré en masse aux idées voyant dans les anarchistes des terroristes potentiels, des émeutiers et des agitateurs. Pourtant, nombre de militants syndicaux et politiques ont été « formés » par les anarchistes.

Des militants reconnus comme Aristide Lapeyre et ses frères ainsi que Jean Barrué ont toujours su faire cohabiter les différentes tendances de l’anarchisme.

« Il semblerait pourtant qu’à la fin des années 1960, avec l’émergence d’une nouvelle génération de militants constituée de jeunes d’origine française et d’enfants de réfugiés, il ait existé une certaine unité… »
Mai 1968 était passé par là…