Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
4 LE PASSAGE DE CERTAINS MILITANTS DE L’ALLIANCE A LA FEDERATION ANARCHISTE
et Conclusion

14.

Lorsque l’Alliance s’est dissoute, un certain nombre de militants parisiens, dont moi-même mais un peu plus tard, décidèrent d’adhérer à la FA. A travers Julien Toublet (le père de Jacky) et quelques autres vieux militants nous avions une filiation avec l’ancienne CGT-SR. Mentionnons, parmi les anciens, Georges Yvernel, qui avait milité au Cercles syndicalistes lutte des classes, Antonio Barranco, de la CNT des cheminots de Valence, et d’autres.
Beaucoup de ces vieux militants étaient également liés à la Révolution prolétarienne, dont l’Alliance a utilisé les locaux quelque temps, rue Jean-Robert.

La RP était devenue une sorte de réunion d’anciens combattants, très sympathique par ailleurs, mais nous ne voulions pas nous transformer en cénacle ressassant le passé. Je crois que le groupe Pierre-Besnard, constitué d’anciens de l’Alliance et d’anciens de la CNT(f), s’est créé en 1980 ou 81.

J’ai moi-même adhéré au groupe Besnard, mais plus tardivement, en 1984. La fin de l’Alliance m’avait beaucoup marqué et je suis resté en retrait pendant un bon moment. J’étais un de ceux qui avaient démarré cette expérience, dont on peut sans doute difficilement mesurer à quel point elle a été extraordinaire. L’ironie de l’histoire veut que j’ai fini par céder à l’insistance d’un camarade de l’Alliance, Thierry Porré, qui avait adhéré au groupe Besnard, mais qui n’avait jamais coupé les liens avec la Fédération anarchiste…

* * * * * * * * *

J’AI DIT QUE LORS DE LA CONSTITUTION DE L’ALLIANCE notre texte de référence était la Charte d’Amiens, nous en sommes progressivement venus à la remettre en cause et à nous référer à une autre charte, celle de Lyon. Je voudrais développer ce point.

La relégation de la charte d’Amiens au magasin des antiquités fut le résultat d’un constat tout simple : il n’y avait en 1906 qu’une seule organisation syndicale et prévalait alors de mythe de l’unité du mouvement ouvrier. La classe ouvrière devait être une face au patronat. C’était quelque chose qui ne pouvait même pas être discuté.

En 1970, il y avait multiplicité de confédérations : la CGT contrôlée par les communistes, la CFDT contrôlée par les cléricaux, FO contrôlée par Dieu sait quoi (on me pardonnera j’espère cette audace de langage), etc.

L’unité du mouvement ouvrier n’avait plus de sens. Et brandir la charte d’Amiens sous le nez des directions de toutes ces confédérations en réclamant l’indépendance syndicale n’avait plus de sens.

Il fallait trouver autre chose. Le mouvement ouvrier était colonisé par des partis qui l’utilisaient comme masse de manœuvre dans leurs stratégies politiques. Leur demander l’application des principes d’Amiens revenait à demander à un crocodile de devenir végétarien.
Mais, objectera-t-on, il ne s’agissait pas de demander, il s’agissait d’exiger, et de militer pour amener les travailleurs à ce point de vue.

C’est là qu’intervient le second constat que nous avions fait.
Le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme, dans l’acception française du terme, avaient fait faillite au moment de la révolution russe. Celle-ci avait introduit dans le mouvement ouvrier en France des pratiques nouvelles auxquelles nos camarades n’avaient pas su s’adapter et qu’ils n’avaient pas su contrer. En somme, ils n’ont pas su opposer une alternative viable. Il n’était plus possible de revenir en arrière. S’obstiner à se référer à la charte d’Amiens revenait à soupirer après un ordre plus ou moins idyllique mais complètement dépassé.

* * * * * * * * *

EN CONCLUSION, doit-on dresser un bilan d’échec de l’Alliance ? Bien sûr que non. La dissolution de notre groupe a été un coup dur sur le moment, parce que c’était la fin d’un rêve, c’était un projet qui s’évanouissait. Dix ans d’hyperactivité, de combats, de fraternité, de convivialité et, il faut le dire, de franche rigolade, parce qu’on s’est aussi bien marrés. Le bilan d’un groupe comme le nôtre ne se fait pas seulement sur ses résultats politiques mais aussi sur la façon dont il vivait son militantisme.

Peut-être est-ce dû à sa courte vie, mais l’Alliance n’a jamais été déchirée par des conflits internes. Des engueulades, c’est normal, mais ça n’allait pas loin. Il reste, entre les anciens de l’Alliance qui se croisent, même avec ceux qui ont décroché de l’action, quelque chose d’indéfinissable. Nous avons tous la nostalgie de cette époque, mais personne n’est resté sur le bord du chemin à se morfondre.

Le passage d’une partie des militants parisiens de l’Alliance à la Fédération anarchiste a été une autre histoire... Pendant longtemps, certains militants de la FA ont projeté sur le groupe Besnard les mêmes fantasmes qu’ils projetaient sur l’Alliance. On reprochait aux militants du groupe Besnard d’« investir des postes » à la FA. Le groupe recrutait et s’agrandissait régulièrement : c’était louche ; lorsqu’il atteignait une certaine taille il se constituait un autre groupe. On reprochait donc au groupe de se développer. C’était suspect.

Heureusement, la FA a changé… et les militants de l’Alliance ont vieilli.

Je pense que l’Alliance a eu une influence durable, peu spectaculaire, mais en profondeur dans le mouvement libertaire. Elle a fourni une génération de militants, et ça, ce n’est jamais perdu. Elle a permis d’organiser pendant dix ans des militants qui se seraient dispersés sans elle, et qui auraient sans doute abandonné par manque de perspectives. Elle a contribué à maintenir le flambeau du syndicalisme révolutionnaire à une époque de transition où les militants de l’après-guerre commençaient à disparaître et où il n’y avait pas encore une relève. Enfin, elle a introduit sur le plan théorique de nouvelles approches, brisé des tabous, cassé la vision diabolique que les anarchistes avaient du marxisme et montré la nécessité d’une réelle cohérence dans l’élaboration théorique. Ce n’est pas si mal...

En relisant avec du recul la collection de Solidarité ouvrière, on constate qu’on a un étonnant témoignage militant sur la période de constitution de l’Union de la gauche qui s’est achevée avec l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste.

Avec la recomposition actuelle du paysage syndical, je pense que la reconstitution de quelque chose ressemblant à l’Alliance syndicaliste, permettant de coordonner les courants SR et AS dans le mouvement syndical, y compris dans les « nouvelles » organisations syndicales comme SUD, serait une excellente chose, mais il est évident cependant qu’on ne pourrait pas reprendre les choses exactement au point où on les a laissées en 1980.

En effet, un certain nombre de données nouvelles sont apparues qui modifient radicalement le contexte. Il est peut-être significatif que la fin de l’Alliance correspond grosso modo avec la fin des trente glorieuses et l’apparition du néolibéralisme et de la « mondialisation ». Peut-être la disparition de l’Alliance est-elle liée à son incapacité à s’adapter à ce nouveau contexte. Pendant la période où nous y militions, il y avait encore massivement dans le mouvement ouvrier une conscience claire de la séparation des classes. C’était là un point qui était évident et qui n’était pas remis en cause.

Aujourd’hui, cette conscience de classe s’est considérablement effritée et il est parfois difficile d’en faire prendre conscience aux jeunes générations. Personne n’a pu empêcher ce phénomène d’effritement. Je me souviens avoir distribué des tracts de la CGT lors d’une des multiples attaques du gouvernement contre la sécurité sociale. L’attitude des passants était significative : beaucoup de personnes considéraient avec un certain dégoût un tract venant de la CGT. C’était pourtant des salariés qui étaient les premiers concernés par ces attaques contre la Sécu. L’imprégnation des idées néolibérales chez de nombreux salariés est le résultat d’une propagande patronale et gouvernementale extrêmement efficace.

– Donc le premier point qu’il me paraît important de souligner est que la lutte sur le terrain idéologique me paraît aujourd’hui plus que nécessaire.

– Le second point est qu’il faut préparer les militants et les travailleurs aux différentes techniques de manipulation des groupes afin qu’ils soient capables de contrer les tentatives de prise de contrôle de leurs structures par de prétendue « avant-gardes » ;
– Le troisième point est que le travail de coordination ne pourrait plus se limiter aux organisations syndicales mais devrait s’étendre à toutes les instances du « mouvement social » qui se sont constituées en dehors du syndicalisme et des partis politiques.
– Le dernier point est la nécessité d’étendre des relations au plan international, pour des raisons évidentes liées à la mondialisation, avec toutes les organisations proches par leurs objectifs et leurs pratiques.

La modernité fournit des atouts considérables au mouvement s’il se montre capable d’en tirer parti. Le fossé existant autrefois entre les couches cultivées de la population et les masses prolétarisées, du moins dans les pays industriels, s’est considérablement réduit, ôtant toute justification aux prétentions des intellectuels petits-bourgeois à se poser en direction autoproclamée du mouvement ouvrier. Les militants syndicalistes d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, se montrent tout autant capables de réflexion et de conceptuali¬sation que les avocats, journalistes, médecins qui étaient il y a un siècle candidats à la direction du mouvement ou¬vrier. Ce constat en lui-même introduit une exi¬gence : la composition sociologique de la classe révolution¬naire s’est modifiée. Si le poids du prolétariat traditionnel n’a pas changé en nature – quoi qu’on dise, une grève d’éboueurs, de cheminots, d’ouvriers d’usine a plus d’incidence sur notre vie quotidienne qu’une grève de coiffeurs, d’huis¬siers de justice ou d’antiquaires – il a changé sur le plan démographique. Le problème, posé par Pierre Besnard en 1926, de l’intégration de couches non ouvrières au sens strict ; l’employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain, l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail reste donc plus que jamais d’actualité.

Cela implique, là encore, l’exigence d’une ré¬flexion nouvelle sur la notion de travail productif, qui ne peut plus se limiter aux critères élaborés par les penseurs so¬cialistes du siècle dernier, et sur la fonction du travail dans la société d’aujourd’hui.