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Recherches anarchistes
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3 BASISME ET ASSEMBLEISME.

10.

Les militants de l’Alliance étaient soit des militants libertaires ayant une solide expérience syndicale, soit des militants issus du mouvement syndical qui se sont ralliés à nos positions.

Si nous estimions que le pouvoir de décision devait être décentralisé, qu’il fallait promouvoir la rotation des mandats, la liberté de débats etc., nous n’avions pas d’affinités avec les militants qui prônaient les assemblées générales permanentes et le « pouvoir à la base » perpétuel. Nous savions bien que des milliers de travailleurs organisés ne pouvaient pas débattre en permanence de ce qu’il fallait faire.

Si le système assembléiste est efficace en période de lutte, ce ne saurait être une forme permanente d’organisation des travailleurs. Cela n’a d’ailleurs jamais été une position du syndicalisme révolutionnaire. Les structures permanentes du prolétariat ne peuvent se limiter à un basisme permanent. Sections syndicales, syndicats, unions locales et départementales ont un fonctionnement quotidien et c’est par ces structures que se fait l’éducation des travailleurs à la lutte. Elles constituent également un enjeu de taille pour toutes les apprentis dirigeants de la classe ouvrière.

Dans cette perspective, le « basisme » permanent était une des méthodes les plus efficaces pour contrôler les travailleurs. Par expérience, nous savions qu’il n’y a rien de plus manipulable qu’une assemblée générale, et qu’un petit groupe de militants aguerris peut facilement prendre le contrôle d’un groupement beaucoup plus grand.

Il est piquant de constater qu’un ancien militant des Cahiers de Mai, de tendance conseilliste, devenu permanent à la fédération des services CFDT, s’efforçait, au nom du « basisme », d’enlever tout pouvoir aux syndicats de base, excellent moyen d’éviter toute contestation organisée. Il fut un excellent auxiliaire du « recentrage » opéré par l’appareil confédéral.

C’est pourquoi l’Alliance s’efforçait de montrer aux travailleurs toutes les méthodes par lesquelles les avant-gardes autoproclamées tentaient d’accéder à la direction de leurs organisations de classe. C’était un des points principaux que nous nous efforcions de développer dans les réunions de formation.

L’organisation de classe des travailleurs est une organisation permanente, qui a une fonction de regroupement et de réflexion, qui fonctionne tous les jours, qui a un mode de fonctionnement bien défini. Le problème n’est pas dans le principe même de l’existence de cette organisation, il est dans les modalités de fonctionnement : y a-t-il ou non contrôle des mandats, rotation des mandats, etc.

11.
NOUS AVIONS EN PLUSIEURS OCCASIONS mené des réflexions sur les perspectives de notre activité et sur celles du mouvement libertaire en général. Nous savions que l’Alliance était une forme qui n’était pas destinée à se perpétuer indéfiniment. D’autres expériences étaient en train de se dérouler parallèlement à la nôtre.
Il y avait la CNT(f), dont le bilan n’était alors pas très positif à nos yeux. Nous pensions que les militants de cette organisation, s’ils abandonnaient leur dogmatisme, pouvaient avoir un « créneau ». Ils pouvaient se développer dans des secteurs peu touchés par la syndicalisation traditionnelle et créer ainsi une base pour un développement ultérieur. Nous pensions également que l’aggravation de la crise du syndicalisme pouvait conduire un jour des militants à sortir des structures traditionnelles pour créer autre chose. Cette autre chose aurait pu être la CNT(f) si elle avait pu entre-temps créer des structures d’accueil et abandonner ses positions rigides.
Les choses ne se sont pas passées comme nous l’aurions voulu. La crise du syndicalisme a effectivement poussé des militants et des structures entières à quitter les organisations traditionnelles, mais faute de structure d’accueil crédible ils ont constitué autre chose : les syndicats SUD. Même les libertaires qui ont quitté la CFDT ou, plus marginalement, la CGT, ont évité la CNT(f).
Dans les années soixante-dix se déroulait également une autre expérience intéressante, celle des comités de toutes sortes. Des militants ouvriers quittaient les instances syndicales et créaient dans leurs entreprises, leurs quartiers, des comités de base. Ce mouvement prenait une réelle ampleur. L’Alliance avait établi des contacts avec certains d’entre eux, comme à Roanne. Les militants de ces comités voulaient créer un mouvement en dehors de tous les partis politiques. Notre position était de conserver le contact avec eux, sans cacher nos propres vues, mais nous ne cherchions pas à les « recruter ». Nous pensions que par leur expérience pratique ils finiraient par arriver à quelque chose de proche de l’anarcho-syndicalisme, s’ils avaient eu l’idée de se fédérer.

En résumé, il y avait, en théorie, trois options :

• L’Alliance qui coordonnait l’activité dans le mouvement syndical ;
• La CNT(f) qui aurait pu constituer une alternative au mouvement syndical traditionnel ;
• Les comités de base qui développaient des groupes autonomes.

Ces trois options ne s’excluaient pas l’une l’autre ; elles correspondaient à des tactiques répondant à des besoins diversifiés dans des contextes différents. Avec une certaine naïveté, sans doute, nous pensions à l’époque qu’avec un minimum d’imagination, elles auraient pu aboutir à une forme d’unification.

Cependant, J. Toublet montre comment certains militants ont abandonné la pratique des « collectifs » parce qu’ils pensaient qu’elle conduisait à une impasse.

« A l’occasion de deux grèves importantes, celle des postes et celle des banques, vers 1974, les copains les plus lucides – ceux dont je parlais il y a un instant – finirent par constater que les collectifs ouvriers ne servaient à presque rien dans les grèves ; ceux qui décidaient, c’étaient les syndicats. Les grèves étaient commencées par les syndicats, gérées par les syndicats, terminées par les syndicats. Il y avait, sans doute, toujours moyen de faire un petit peu quelque chose dans les entreprises et les centres de tri, mais rien de déterminant… Un débat dans l’ORA s’est donc amorcé pour changer de position, c’est-à-dire pour commencer à investir des militants dans le mouvement syndical, indépendamment des collectifs ouvriers ; la plupart de ces derniers disparaissaient d’ailleurs assez vite... Ces débats – et des questions théoriques : certains parlaient de synthèse entre le marxisme-léninisme et l’anarchisme ou d’un nouveau concept dit “dictature antiautoritaire du prolétariat” – ont déclenché une scission : d’un côté une organisation nommée Organisation communiste libertaire (OCL), très affaiblie aujourd’hui, et une autre qui s’est appelée l’UTCL (Union des travailleurs communistes libertaires) sur la nouvelle orientation. Les futurs militants d’Alternative libertaire (Spadoni, Renard, Cellier) ont alors fait la “tournée des popotes” pour tenter des rapprochements.
« Des incompréhensions de nombreux anarchosyndicalistes sur l’évolution de ces copains, et peut-être des questions de génération, ont fait que l’Alliance et l’UTCL n’ont pas fusionné — et on peut peut-être, aujourd’hui, le regretter …
« Depuis ces années-là, nous avons réussi néanmoins à faire des choses ensemble. En soutien à la lutte antifranquiste, par exemple, lorsque Puig-Antich a été garrotté ou que deux militants basques, Garmendia et Otaegui, ont été assassinés. »

12.
JE VOUDRAIS REVENIR SUR LA BROCHURE évoquée ci-dessus, « La CFDT et le syndicalisme révolutionnaire ». Son auteur fait plusieurs erreurs d’appréciation, à propos de la coordination nationale anarcho-syndicaliste.
Il n’a jamais été question d’y prévoir des représentations de structures syndicales CFDT, FO ou CGT, etc. en tant que telles. L’absence de « syndicats issus de la CFDT » à cette conférence n’était donc absolument pas dû au « caractère anarchiste trop marqué de la CNAS » puisque, de toute façon, les structures de la CFDT qui avaient une activité « SR » étaient animées par les militants de l’Alliance. La conférence de Sotteville n’avait pas cet objectif, tout simplement parce que cela serait revenu à désigner ces structures à la répression. L’auteur de la brochure aimerait se convaincre que si le courant « SR » n’avait pas été pollué par les anarchistes, les choses auraient mieux tourné. Il n’en est rien. Si les anarcho-syndicalistes regroupés dans l’Alliance n’avaient pas été là, l’auteur de la brochure n’aurait pas eu grand chose à dire sur les « SR » de la CFDT.
On n’aurait jamais parlé de l’UD de la Gironde, de l’UL du IXe, de Lyon-Gare, des UD du 92 et du 94, de la BNP et que sais-je. Car les seules instances de la CFDT que mentionne l’auteur de la brochure sont celles où il y avait des militants de l’Alliance, ou des instances dans lesquelles des militants étaient proches de l’Alliance.
Il est également faux de dire que les « SR refusent toujours de se structurer comme tendance au sein des confédérations ». C’était précisément le rôle de l’Alliance. Il y a cependant un contresens sur notre opposition aux tendances. S’organiser pour diffuser nos positions, faire de la propagande, pour regrouper les militants, etc., oui. C’est ce que nous faisions. Nous étions catégoriquement opposés à ce que la structure de l’organisation syndicale soit fondée sur la représentation des tendances, car c’était introduire dans le mouvement syndical les pratiques parlementaires (25 % de voix pour la tendance A, 32 % de voix pour la tendance B, etc.). Ce n’est pas du tout la même chose. Il y a, dans Solidarité ouvrière un article critique très explicite là-dessus, à propos des tendances dans la FEN.
Quand l’auteur de la brochure dit que « très peu de SR de la CFDT rejoindront la CNAS », de qui veut-il parler ? Cette affirmation n’a pas de sens. Nous n’avions pas l’impression, alors, qu’en dehors de nous il y eût beaucoup de « SR ». Dans la pratique, quand l’auteur de la brochure parle du syndicalisme révolutionnaire en général, il évoque un courant aux contours flous sans qu’on sache ce qu’il y a dedans, mais où ce serait quand même mieux s’il n’y avait pas trop d’anarchistes. Mais quand il parle du courant SR dans la CFDT en donnant des exemples concrets, il désigne à chaque fois l’Alliance.
Il est tout à fait exact de dire que l’Alliance apparaissait « autant comme une organisation spécifique, politique, que comme une structure syndicale ». Nous étions (un peu par la force des choses et indépendamment de notre volonté, en fait) devenus une sorte d’organisation politique, un peu spéciale cependant, qui développait dans le mouvement syndical l’idée que les travailleurs devaient prendre les choses en main, qu’il fallait développer l’activité interprofessionnelle contre les partis politiques et que tous les problèmes de la société devaient être pris en charge par l’organisation de classe, ce qui n’était pas tout à fait la même perspective que celle de la Ligue ou de LO.
Si certains militants de structures dissoutes ou expulsées de la CFDT ne nous ont pas rejoints, ce n’est pas parce que nous étions des libertaires, c’est parce qu’ils avaient eux-mêmes d’autres projets. Rappelons que les libertaires ne sont pas les seuls à avoir été exclus. Beaucoup de militants exclus de la CFDT, parmi lesquels nombre de libertaires, sont aujourd’hui à SUD. La question : pourquoi ces derniers ne sont-ils pas à la CNT(f) ? trouve sa réponse dans le comportement de celle-ci à l’époque.
Quant au « courant anarcho-syndicaliste de FO mené par Alexandre Hébert », nous avions coupé tout contact avec lui, pour plusieurs raisons : parce qu’il nous était apparu avec évidence que ce « courant anarcho-syndicaliste » était manipulé par les lambertistes (nous soupçonnions Hébert de faire partie du bureau politique de l’OCI), et que les militants de FO nous semblaient prendre un peu trop parti en faveur de leur direction confédérale. Les camarades de FO reprochaient aux copains de l’Alliance de militer dans la CFDT. Ils étaient absolument obsédés par le fait que la direction de cette confédération était aux mains de cléricaux. L’anticléricalisme des copains de FO finissait par devenir agaçant, non pas parce qu’il n’était pas justifié, mais parce qu’il était obsessionnel. Les camarades de la CFDT ne niaient pas que la direction de la confédération à laquelle ils avaient adhéré était influencée par la doctrine sociale de l’Eglise. Mais au niveau où ils militaient, ça n’avait pas grande importance. Dans les sections syndicales, les unions locales, les syndicats, les copains étaient parfaitement armés pour faire face à la moindre intrusion de cléricalisme, et l’encyclique Quadragesimo anno du pape Pie IX n’avait pas cours. L’Alliance n’avait pas l’intention de prendre la direction de la CFDT.

13.
SUR LA QUESTION DE L’INTERPROFESSIONNEL, ou ce que nous appelions la « structure horizontale ».
Le développement du travail dans les structures horizontales – unions locales et unions départementales – a constitué une expérience extraordinaire car cela nous a confirmés que nos positions étaient les bonnes.
Nous défendions l’idée que le syndicat, ou toute structure du même type, organisant les travailleurs sur la base de leur rôle dans le processus de production (dans les structures d’entreprises) devaient également les organiser dans des structures géographiques, sur le lieu d’habitation.
Ces structures géographiques existaient, mais leur rôle était selon nous artificiellement réduit. Elles devaient non seulement coordonner l’activité revendicative des entreprises se trouvant dans la localité, mais également prendre en charge toutes les questions qui concernent la vie des travailleurs. Les structures horizontales se voyaient donc chargées d’une véritable activité politique : on n’avait plus besoin des partis. Tout cela n’était en rien original, puisque c’est précisément ce qui définit l’anarcho-syndicalisme, mais les camarades avaient l’occasion d’expérimenter la chose sur le terrain.
Les UL se développaient, elles devenaient un réel pôle d’organisation des travailleurs sur une base géographique. Les militants qui étaient formellement membres de l’Alliance étaient peu nombreux par rapport à ceux que les pratiques qu’ils proposaient attiraient. Nous ne cherchions d’ailleurs pas à « recruter » à tout prix. Les militants qui finissaient par acquérir une certaine expérience finissaient naturellement par adhérer.
On coupait l’herbe sous les pieds de tous les groupes gauchistes qui se concurrençaient pour le titre de direction de rechange de la classe ouvrière. C’était pour eux inacceptable. La liquidation de cette expérience, qui n’a pas eu le temps de se développer suffisamment pour résister aux attaques, a été extrêmement brutale, et elle s’est faite avec la complicité active de ces groupes gauchistes et en particulier de la Ligue communiste. Il reste que l’expérience a été menée pendant plusieurs années à une échelle qui n’était pas négligeable, et que ça marchait. Les travailleurs étaient attirés par ce type d’activité et les structures qui la pratiquait se développaient. Cela donne la mesure du gâchis politique provoqué d’une part par la gauche et l’extrême gauche parlementaires, mais aussi par la carence d’une partie du mouvement anarchiste qui restait repliée sur elle-même.

Lorsque des militants de l’Alliance sont arrivés au syndicat des intérimaires, on en était au début de cette forme de travail en France. Les intérimaires n’avaient pas de droits, étaient mal perçus par les travailleurs en fixe dans les entreprises. Nous avons développé une habitude de travail systématique avec les unions locales : on contactait les UL, on rencontrait les responsables, on leur expliquait la situation et on proposait de faire des réunions-débats avec les élus et les militants de la CFDT. On proposait également que les UL nous mettent en contact avec les sections syndicales des boîtes où il y avait beaucoup d’intérimaires. Ce système fonctionnait très bien. Cela nous permettait en outre de rencontrer plein de militants et de discuter. Le simple travail syndical « basique » nous a permis de faire en même temps un travail de propagande syndicaliste révolutionnaire et de rencontrer des militants qui faisaient déjà ce travail dans leur coin, et que nous ne connaissions pas. Je dois cependant préciser que les militants de l’Alliance étaient minoritaires : ce travail se faisait naturellement, sans parti-pris idéologique ou politique. Personne ne se disait : « Ah, mais, c’est qu’on fait de l’anarcho-syndicalisme, là ! »