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1- À propos de l’Alliance syndicaliste
René Berthier

1.

L’OBJECTIF INITIAL DU PROJET était fort modeste : coordonner l’activité des militants libertaires qui se trouvaient dans les centrales syndicales existantes. Parmi ces militants, il y avait bien sûr des militants dits « de base », mais il y avait aussi pas mal de militants qui avaient des responsabilités syndicales dans leur entreprise ou au niveau local. Il ne s’agissait donc pas à proprement parler de créer une « organisation » mais tout simplement une coordination. Les choses ne se déroulèrent pas ainsi.

Certains militants ont vite fait de comprendre l’enjeu d’une telle initiative et nous avons dû réagir vigoureusement pour ne pas devenir, par l’intermédiaire d’Alexandre Hébert, une sorte d’antenne FO de la pseudo-tendance anarcho-syndicaliste de l’OCI. La tentative a heureusement échoué.

L’attrait de la nouveauté s’estompant, nous nous trouvâmes une poignée de militants confrontés à une tâche qui semblait impossible à réaliser.

Avec les années, l’un des principaux points qu’il faut souligner est que l’Alliance s’est livrée à un véritable dépoussiérage de la théorie, alors que ce n’était pas du tout l’objectif. C’est ce que note l’auteur d’une brochure, « La CFDT et le syndicalisme révolutionnaire ». Une partie des militants parisiens de l’Alliance était passée par le Centre de sociologie libertaire de Gaston Leval. C’est d’ailleurs là que j’ai rencontré Jacky Toublet, qui m’a embringué dans l’aventure.

La préoccupation de Leval était d’assurer aux militants libertaires une solide formation théorique. Il insistait particulièrement sur la nécessité d’acquérir un savoir en économie. Il était également désespéré de l’ignorance des anarchistes devant l’histoire du mouvement ouvrier. Le salon du boulevard Edgar-Quinet était tapissé de livres, qui débordaient sur les meubles et s’entassaient par terre. Gaston avait rempli pendant quarante ans des fiches qu’il rangeait dans des boîtes.

Nous avons tous gardé un souvenir ému et reconnaissant des réunions chez lui, autour de la table du salon, où nous faisions entre autres choses des exposés (si, si...). Les blancs-becs que nous étions pensions tout savoir. Nous pensions en particulier qu’une affirmation péremptoire pouvait tenir lieu d’argument. Avec Gaston, la moindre approximation ou affirmation non fondée solidement était vouée aux foudres du maître. Notre ego en prenait un sacré coup. La choucroute de Marguerite, sa compagne – une Alsacienne –, venait parfois calmer nos blessures d’amour-propre.

Nous avons fini par rompre avec Leval, parce qu’il pensait que nous n’étions pas assez formés ; nous étions, quant à nous, pressés d’agir. Nous sommes partis. Il faut bien que les enfants contestent un jour leur père. Mais on peut dire que les copains qui sont passés par sa bienveillante mais ferme tutelle se sont trouvés par la suite particulièrement bien armés.

Gaston disait fréquemment qu’« on ne fait pas de bons militants avec des ignorants ». On a retenu la leçon. Combien de fois avons-nous vu par la suite des militants anarchistes incapables, par ignorance, de répliquer à une attaque ?

C’est donc incontestablement l’héritage libertaire de Gaston Leval qui est passé à l’Alliance, pour ce qui concerne la préoccupation de notre organisation à développer une réflexion théorique. Je ne ferai pas l’injure au lecteur de lui rappeler qui est Gaston Leval, je dirai simplement que ses liens avec l’anarcho-syndicalisme espagnol ne sont pas à démontrer.

2.

CONCERNANT LA REFERENCE AU SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE, nous faisions une différence entre le sens français et le sens espagnol du terme, et nous adhérions à l’acception espagnole.

Les militants de la CNT espagnole se définissaient comme syndicalistes révolutionnaires. Le communisme libertaire était l’objectif, le syndicalisme révolutionnaire était le moyen. Ils avaient été influencés par les positions de la CGT-SR et connaissaient bien les textes de Pierre Besnard.

Dans le sens français du terme, le syndicalisme révolutionnaire était un courant proche, mais qui pêchait par le fait qu’il se fondait sur la « neutralité » syndicale, sur l’« indépendance » syndicale, tandis que l’anarcho-syndicalisme était, à nos yeux, une doctrine d’affirmation syndicale contre les partis politiques.

La charte d’Amiens a été le texte de référence lors de la constitution de l’Alliance ; cela est très clair lorsqu’on lit le « Manifeste de l’Alliance syndicaliste », qui était notre document de base, au début. C’était l’époque où nous pensions pouvoir regrouper l’ensemble des militants syndicalistes libertaires ou de sensibilité libertaire et où notre projet se limitait à vouloir créer une coordination de ces militants au-delà de leur appartenance syndicale. Confrontés à la réalité, nous avons peu à peu commencé à faire une analyse critique de la charte d’Amiens, qui a fini par cesser d’être une référence particulière. En 1906, la charte d’Amiens est un texte de compromis de différentes tendances unies contre le guesdisme, un texte dans lequel chacun peut s’y retrouver, mais la notion de neutralité syndicale qui s’en dégage peut être interprétée comme une affirmation de non-intervention sur le terrain politique.

L’idée de neutralité syndicale exprimait alors le désir de maintenir une unité organique malgré la pluralité des courants politiques. Mais inévitable¬ment, la logique des faits devait conduire à des prises de position plus tran¬chées de la part du syndicalisme révolutionnaire, car la re¬cherche à tout prix d’un consensus conduisait à une édul¬coration des principes du mouve¬ ment. Il n’y a par exemple rien, dans la charte d’Amiens, sur la lutte contre l’Etat ni sur les illusions du parlementarisme.

La charte d’Amiens était donc pour nous un texte de compromis, en aucun cas un manifeste syndicaliste révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste. Les adversaires de ces courants ont d’ailleurs parfaitement compris l’enjeu de ce texte, en l’interprétant comme une défaite de l’anarcho-syndicalisme dans la CGT. Edouard Vaillant (socialiste, député à partir de 1893) dira à juste titre que le congrès d’Amiens fut une victoire sur les anarchistes ; Victor Renard, lui, dira plus trivialement : « Les anar¬chistes qui prédominent à la CGT ont consenti à se mettre une muselière. »

Nous étions donc plutôt partisans de la charte de Lyon (1926). Notre syndicalisme révolutionnaire était celui de la CGT-SR, qui affirmait la nécessité pour le syndicalisme non seulement de se développer hors des partis politiques, mais contre eux. Cette attitude est en quelque sorte l’écho des 21 conditions d’admission à l’Internationale communiste, qui préconisaient notamment la constitution de fractions communis¬tes dans les syndicats afin d’en prendre la direction. La charte de Lyon de la CGT-SR affirme que le syndicalisme est « le seul mouvement de classe des travailleurs » : « L’opposition fondamentale des buts poursuivis par les partis et les groupements qui ne re¬ connaissent pas au syndicalisme son rôle essentiel, force également la CGT-SR à cesser d’observer à leur égard la neutralité syndicale, jusqu’ici tradition¬nelle. » C’était la position des camarades espagnols.

L’une des particularités de l’Alliance est que ses adhérents étaient en général des militants confirmés, c’est-à-dire jeunes – 25-30 ans ou plus, mais qu’il y avait aussi des « anciens » de la CGT-SR et, pour ce qui est des Espagnols, des militants de la CNT liés à Frente Libertario. L’Alliance était très liée à ces deux expériences historiques.

3.

IL SEMBLE QU’EMERGE AUJOURD’HUI, TIMIDEMENT, un courant en opposition au « gauchisme » traditionnel, attaché à l’action syndicale, et qui se réfère au syndicalisme révolutionnaire. C’est ce qui apparaît dans la brochure mentionnée plus haut. Mais c’est une référence au syndicalisme révolutionnaire qui se veut en opposition à l’anarcho-syndicalisme, accusé d’être trop lié à l’anarchisme. Ainsi, l’auteur de la brochure « La CFDT et le syndicalisme révolutionnaire » présente comme un handicap le fait que l’Alliance n’ait pas abandonné sa référence à l’anarcho-syndicalisme. Pour nous, l’anarcho-syndicalisme était une référence historique incontournable au mouvement ouvrier du début du siècle. Nous estimions ne pas avoir à rougir de nous réclamer de l’héritage de Fernand Pelloutier et d’Emile Pouget.

Ceux d’entre nous qui étaient à la CGT savaient parfaitement que la référence à l’anarcho-syndicalisme avait un réel impact : malgré les désaccords, personne ne contestait la légitimité historique de ce courant, ce qui n’était pas le cas des trotskistes, assimilés à des intellectuels petits-bourgeois. Par ailleurs, les déclarations d’Edmond Maire, parfaitement opportunistes, cela va de soi, sur la proximité de la CFDT avec l’anarcho-syndicalisme, étaient de toute évidence une tentative d’inscrire cette confédération dans la légitimité historique du mouvement ouvrier. La référence à l’anarcho-syndicalisme n’était pas pour nous un handicap, au contraire.

Ce qui ne nous empêchait pas d’être extrêmement critiques sur l’incapacité de nos anciens à s’organiser pour faire front à la bolchevisation de la CGT – critique qui valait également pour les syndicalistes révolutionnaires. Après la révolution russe, nos anciens se sont trouvés face à une pratique qu’ils ne connaissaient pas, les fractions. Les communistes s’organisaient en dehors du mouvement syndical pour déterminer les positions qu’ils développeraient dans les structures syndicales ; ils arrivaient ainsi dans les réunions en s’étant préparés : quelques militants organisés parvenaient à prendre le contrôle de l’organisation. Les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires n’ont pas su faire face à cette pratique inédite, ni trouver de contre-mesures.

C’est en référence à cet échec de nos anciens que nous avons eu l’idée de créer des « contre-fractions » pour faire face aux trotskistes. Ça s’est révélé très efficace. Lorsque nous pensions qu’à l’occasion d’une assemblée générale nous risquions d’avoir à faire face à une offensive d’un quelconque groupe gauchiste, nous organisions une réunion préparatoire des libertaires pour préparer la contre-offensive, mettre au point des contre-motions etc. L’une des raisons de cette efficacité résidait dans le fait que les trotskistes ne pensaient pas que les « anars » étaient capables de ça...

Il est significatif que la pratique de la « contre-fraction » a été mise en œuvre pour la première fois, et avec succès, dans un syndicat de la CGT.

« Une des choses les plus originales que nous avons inventées, c’est la pratique de la contre-fraction. Qu’est-ce qu’une contre-fraction ? Dans une organisation syndicale où des fractions politiques tentent de monopoliser les postes de direction, c’est proposer aux adhérents de constituer une structure plus ou moins clandestine d’opposition avec comme objectif de rétablir la démocratie et le pluralisme syndicaux ; dans cette contre-fraction, les anarcho-syndicalistes sont le noyau et ils s’emploient sans cesse à développer la surface de la contre-fraction, en faisant appel à tous ceux qui veulent que le syndicat appartienne aux syndiqués et non au PCF ou à la LCR ou encore à la social-démocratie chrétienne. Il ne s’agit nullement d’une fraction anarchiste ; elle n’a pas de programme anarchiste, mais une plate-forme de rétablissement de la démocratie, des élections pour les postes de responsabilité, des assemblées générales pour gérer les luttes et discuter des accords. » (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)

Dans tout ça, le modèle sur lequel nous nous appuyions était celui de l’Alliance bakouninienne – autre référence à l’anarchisme : une organisation qui impulse des actions et des idées mais qui ne se substitue pas aux travailleurs. Je ne pense pas que l’emploi du mot « Alliance » dans le nom de notre organisation ait été fortuit.

4.

SI NOUS NOUS DEFINISSIONS COMME ANARCHO-SYNDICALISTES, la plupart d’entre nous, en tout cas à Paris, ne se définissaient pas du tout comme des anarchistes. Nous avions à l’époque la même défiance envers les organisations anarchistes qu’envers les partis. Opposés à la séparation entre organisation de classe et organisation politique, nous estimions que l’organisation anarchiste participait de cette même division du travail. La lecture de Solidarité ouvrière révèle des articles très critiques sur Malatesta et Kropotkine.

D’ailleurs, nos relations avec la FA étaient devenues très mauvaises. Certains de ses militants s’efforçaient à donner de nous une image apocalyptique de dangereux bolcheviks manipulateurs qui n’avaient qu’une envie, prendre le contrôle de la FA. L’anti-alliancisme de la FA frisait la paranoïa la plus délirante. Un militant de cette organisation eut un jour l’imprudence de laisser bien en vue sur le siège avant de sa voiture, garée dans le XVIIIe arrondissement, le magnétophone contenant les bandes magnétiques d’un congrès de la FA. Bien entendu, le magnétophone fut volé. Dans le bulletin intérieur de la FA, la main sournoise de l’Alliance fut désignée comme responsable de ce forfait.

L’Alliance avait également auprès de la FA la réputation d’être « marxiste », ou crypto-marxiste. Cela tenait au fait que nous avions développé une réflexion critique à la fois sur le marxisme et sur l’anarchisme et que nous reconnaissions qu’il y avait tout de même certaines convergences dont il fallait bien parler : entre Proudhon et Marx sur l’analyse économique, entre Marx et Bakounine sur les dérives droitières de certains successeurs de Proudhon, etc. Ceux qui ont lu le Système des contradictions économiques de Proudhon et le Capital de Marx ont pu quand même constater qu’il y avait certaines convergences de vues. Mais évidemment, il fallait au moins avoir lu ces deux ouvrages…

Un jour se tint dans une des petites salles de la Mutualité, à Paris, une réunion avec le grand personnage charismatique de la FA. Un de nos camarades se fit virer de la réunion par un lancer de chaise dudit personnage charismatique – c’est qu’il était vigoureux, le vieux – parce qu’il avait parlé de « plus-value ». Evidemment, c’était du marxisme…

Nous avons longtemps traîné cette réputation à la FA. Quelques années après mon adhésion à la Fédération anarchiste, en 1984, j’ai participé à une réunion de travail pour mettre au point une structure de formation des militants. Chacun devait exposer les thèmes qu’il souhaitait traiter. En fin de compte on m’a dit que je devais travailler avec X. J’ai alors fait remarquer que ce brave camarade X était un de ceux qui m’accusaient hystériquement d’être un trotskiste. On m’a répondu : « Justement », ce qui était une façon de coller à mes basques un commissaire politique. Je me suis levé et je suis parti, et la FA n’a toujours pas, à ma connaissance, de structure de formation des militants.

C’est vrai qu’il y avait chez nous une discipline interne, mais c’était une discipline toute bête, basique, dirais-je, consistant à appliquer les décisions prises, à tenir ses engagements et à arriver à l’heure, enfin ce genre de choses. A l’époque, c’était du bolchevisme pour la FA. En fait, je pense que ce qui a contribué à l’image, effrayante pour les militants de la FA de l’époque, d’une Alliance cohérente et soudée, c’est la capacité de ses militants à tenir tête à tout le monde, marxistes ou non, dans les débats publics. Il est vrai que nous étions effrayés par l’absence de formation des militants libertaires de l’époque. Les plus jeunes militants de la FA d’aujourd’hui ne savent pas que Gaston Leval n’était pas en odeur de sainteté à la Fédération anarchiste et qu’il a été l’objet d’une mise au rancart assez dégueulasse. C’est qu’il avait la mauvaise habitude d’être assez critique sur certains aspects et certaines personnalités charismatiques du mouvement anarchiste de l’époque. Par ailleurs, son bakouninisme affiché était mal perçu.

Pour une raison que j’ignore, Bakounine sentait quelque peu le soufre à la FA. On a une illustration plus récente de ce constat dans le fait que les camarades qui ont sorti pendant des années une revue, Itinéraires, consacrée aux principaux militants et penseurs du mouvement libertaire, ont consacré un numéro à tout le monde, du plus connu au plus inconnu... sauf à Bakounine.

Donc, l’Alliance avait peu de relations avec la FA, sinon des relations personnelles avec certains militants. D’autant que le recrutement, par le canal syndical, de militants ayant une réelle expérience de terrain, mais qui n’avaient rien à voir avec le mouvement anarchiste, ne favorisait de toute façon pas un rapprochement « organique », même s’il avait été possible. On n’a pas eu besoin de prendre nos distances avec l’anarchisme. Cette distance, c’est l’anarchisme qui l’a créée.

L’anarcho-syndicalisme était pour nous une doctrine et une pratique qui pouvaient et devaient se passer de l’anarchisme. C’est dire que nous étions à 100 lieues de la « synthèse » de Sébastien Faure ; nous pensions également que 100 lieues séparaient Malatesta de Bakounine : nos sympathies allaient évidemment au second, qualifié par Gaston Leval de fondateur du syndicalisme révolutionnaire – dans l’acception espagnole du mot, bien évidemment.

La quasi-absence de relations entre l’Alliance et la Fédération anarchiste était due surtout à la peur de la FA vis-à-vis d’une organisation qui était perçue comme quelque chose de mystérieux et d’inquiétant, une sorte de société secrète élitiste passant son temps à fomenter des complots. Nous souhaitions que les militants syndicalistes de la FA nous rejoignent pour coordonner leur activité avec la nôtre, et d’ailleurs certains copains l’ont fait, notamment le groupe de Fresnes-Antony composé de jeunes particulièrement dynamiques, dont Hervé Trinquier qui s’engagera plus tard dans la belle aventure du TLP (Theâtre libertaire de Paris) et Jean-Louis Larédo qui participera à l’élaboration des statuts du STC (Syndicat des travailleurs corses).

C’est ceux-là qui feront plus tard le pont entre l’Alliance syndicaliste et la FA lorsque la première se dissoudra et que certains de ses militants, dont moi-même, rejoindront la seconde...

5.

L’UTCL. LES RELATIONS AVEC L’UTCL étaient d’une tout autre nature. La position de principe de l’Alliance était de coordonner l’activité des militants libertaires dans le mouvement ouvrier. Cela s’appliquait donc aussi à l’UTCL. Il y a eu quelques tentatives de rapprochement, qui ont échoué. Je me souviens d’une conférence nationale entre nos deux organisations, qui s’est tenue dans le XIXe arrondissement de Paris. Les militants de l’UTCL nous apparaissaient un peu comme des martiens, dogmatiques et rigides, avec un langage totalement stéréotypé imité du trotskisme. On avait du mal à les considérer comme des libertaires. Ils étaient tellement identiques à la Ligue communiste qu’il aurait été plus simple de proposer de travailler avec la Ligue.

Paraphrasant Trotsky qui accusait les ouvriéristes d’avoir « le nez dans le trou du cul de la classe ouvrière », nous disions que l’UTCL avait le nez dans le trou du cul de la Ligue.

Plus encore que l’Alliance, l’UTCL était la bête noire de la FA, sans doute parce qu’elle en était indirectement issue (c’était la scission d’une scission de la FA...). Bien entendu, nous ne partagions pas les terreurs de la FA sur l’UTCL, mais en retour nos tentatives de définir des actions communes avec cette dernière nous rendaient encore plus suspects aux yeux de la FA. Nous pensions que l’UTCL était le symptôme de l’échec de la FA à proposer une alternative en termes d’organisation, à une époque de luttes des classes intenses, et que l’UTCL, elle-même incapable de proposer une alternative, en était arrivée à purement et simplement imiter les léninistes .

6.

LA QUESTION DE LA CNT(F) . Il existait à l’époque une CNT, en France, avec laquelle nous avions pris contact, selon le principe que l’Alliance, ne remettant pas en cause les appartenances des uns et des autres, se contentait de coordonner les luttes des militants libertaires.

Je me souviens d’une rencontre avec une sorte de petit coq arrogant qui nous a sommés d’adhérer à la CNT(f) ou de cesser de l’importuner, l’Alliance n’ayant pas de raison d’être parce que tous les libertaires devaient passer à la CNT(f), un point c’est tout.

Sur le principe, nous n’étions pas opposés à l’idée que les libertaires devaient envisager peut-être un jour de quitter les centrales « réformistes », mais nous estimions que ce jour-là n’était pas encore arrivé. Passer à titre individuel à la CNT(f) ne présentait aucun intérêt ; il s’agissait d’y passer avec armes et bagages, c’est-à-dire avec les structures syndicales, ou en tout cas avec une quantité substantielle de militants.

Au début des années 70, à tort ou à raison, nous estimions qu’il y avait encore du travail à faire dans le mouvement syndical traditionnel ; beaucoup de nos camarades étaient militants ou occupaient des fonctions électives dans les structures de base et les structures intermédiaires. Nous pensions que de l’eau coulerait encore un peu sous les ponts avant que ces militants soient en mesure d’emmener avec eux des sections syndicales et des syndicats à la CNT(f). Notre prévision a d’ailleurs fini par se réaliser, plus tard, mais la CNT(f) n’y était pour rien et elle est passée complètement à côté du phénomène. Je fais évidemment référence à la constitution de syndicats de SUD, au sein desquels se trouvent d’ailleurs beaucoup de libertaires.

Nous pensions également que, en attendant, la CNT(f) pourrait se développer dans les secteurs pas ou peu organisés, et qu’une collaboration pourrait être envisagée. Notre jeune coq, qui était d’ailleurs étudiant, a écarté ce genre de compromission d’un revers de main.

Je m’empresse de dire que la CNT(f) d’aujourd’hui, en tout cas celle de la rue des Vignoles, qui est la seule que je connaisse personnellement, n’a rien à voir avec celle que nous avons connue à l’époque.

7.

NOUS AVONS ASSEZ RAPIDEMENT FAIT LE CONSTAT que le projet initial, fort modeste, d’ailleurs, de l’Alliance n’était pas réalisable : coordonner l’activité des militants syndicalistes libertaires, indépendamment de leur appartenance organisationnelle. Le succès de ce projet n’a été que très marginal : quelques militants par-ci, par-là nous rejoignaient.

Par la force des choses, nous avons été amenés à nous développer, moins en tentant de rallier les militants libertaires déjà organisés qu’en nous développant dans les entreprises, tâche qui, cependant, n’a été rendue possible que parce que nous avions une implantation qui était loin d’être ridicule (en comparaison aux groupes trotskistes, par exemple).

Autrement dit, nous nous sommes pratiquement « extraits » du mouvement libertaire organisé. Aurions-nous dû cesser toute référence à l’« anarchisme » ? Je ne pense pas, car c’est sur le socle libertaire de l’anarcho-syndicalisme que l’Alliance a pu se créer et se développer.

Progressivement, les militants qui venaient à nous n’avaient strictement rien à voir avec le mouvement libertaire, c’étaient des militants issus du mouvement syndical. Beaucoup, après avoir vécu Mai 68, s’étaient engagés dans la CFDT, notamment dans les structures interprofessionnelles. Les positions syndicalistes révolutionnaires se multipliaient, par exemple : « L’acquisition de la conscience de classe n’est pas le résultat de l’adhésion à un parti politique, mais de la pratique de l’action et de la confrontation directe entre les travailleurs dans les structures décentralisées du syndicat » (Rôle des UL, congrès UD 92, novembre 1972) ; « La destruction de l’Etat par la grève générale est l’acte négatif de la révolution […] Ce n’est que par la reprise de la production sur des bases socialistes que la lutte révolutionnaire montera d’un cran » (Contre-projet de résolution politique du Syndicat du commerce de Paris, Congrès UD 75, novembre 1974).

C’est largement grâce à eux que l’Alliance a pu exister pendant dix ans ; sans eux, nous aurions représenté une vague et éphémère tentative de plus de regroupement libertaire, qui aurait fini par disparaître au bout de quelques mois ou qui se serait maintenue sous la forme d’un cercle de nostalgiques vieillissants ressassant toujours les mêmes regrets.

L’Alliance s’est de fait transformée en organisation politique dont l’objectif était de se développer dans la classe ouvrière et d’y diffuser les thèses anarcho-syndicalistes. En 1973, le secteur politique de la CFDT alors animé par Albert Détraz, qui affichait une certaine sensibilité libertaire, édita une brochure sur l’anarcho-syndicalisme rédigée par des compagnons de l’Alliance et destinée aux responsables des diverses structures de la CFDT. Devant les nombreuses demandes d’exemplaires supplémentaires, il fit faire un second tirage. La diffusion de la brochure fut bloquée par l’appareil confédéral. C’est après qu’on vit apparaître des cessions de formations contre l’anarcho-sydnicalisme…

Les contacts très étroits que nous avions établis avec les camarades d’Usinor Dunkerque n’avaient rien à voir avec le réseau des militants libertaires. C’était le résultat de notre implantation syndicale dans la métallurgie, à travers laquelle nous sommes entrés en contact avec les militants de l’usine de la Grande Synthe. Nous avions également établi des relations avec les dockers CGT de Saint-Nazaire. Aucun d’entre eux n’a adhéré à l’Alliance, mais des relations se sont établies, qui durent encore, à titre personnel. Ces camarades étaient en relation avec le mouvement des paysans travailleurs de Loire-Atlantique avec lequel nous avons pris contact.

A propos d’Uninor  :

« Lorsque nous prenons contact avec la section CFDT de cette grande usine, au tournant des années quatre-vingts, plus de dix mille personnes travaillaient dans l’entreprise et la section représentait environ trente pour cent des voix aux élections professionnelles et plusieurs centaines de cartes.

« C’est à la suite d’articles parus dans Libération que nous y allons ; nous rencontrons là-bas quelques-uns des sidérurgistes qui animent la section et qui ont des problèmes avec l’appareil de la CFDT. Dès les premiers moments, Serge et moi, nous avons été très touchés par ces rencontres. Alors que, souvent, lors des prises de contact, nous faisons la connaissance de personnes de la mouvance gauchiste, par exemple dans la Santé ou l’Enseignement, pour l’essentiel les camarades que nous rencontrons à Dunkerque sont de purs produits de la classe ouvrière du Nord, aussi durs à la peine que solidaires dans l’épreuve. Ils se méfiaient de nous, d’ailleurs. Ça a duré quelque temps.

« En effet, très vite, nous avons compris, l’expérience aidant depuis la dissolution du bureau de l’UD de la Gironde, ce qui allait se passer. Pour des raisons que nous n’avions pas perçues tout de suite, ces camarades gênaient, et on pouvait deviner, dans le récit qu’ils nous faisaient des ennuis qu’ils commençaient à avoir avec le syndicat local, l’UD du Nord ou la Fédération des métaux, qu’on allait leur faire un sort. Sinon à tous mais à un certain nombre d’entre eux, sûrement les plus actifs… Ils ne nous crurent pas, tout d’abord, lorsque nous comparâmes leur situation à celles de Bordeaux ou de Lyon-Gare, ou d’autres — ce n’était pas des militants oppositionnels mais des syndicalistes actifs, sans état d’âme concernant l’orientation et la direction de la CFDT ; l’essentiel de leurs activités consistait à combattre leur patron… Plus tard, ils nous confièrent qu’ils n’avaient pas compris réellement ce que signifiait la campagne qu’avait lancée Edmond Maire en dénonçant les “ coucous ”, en phase très active alors. Les “ coucous ”, c’étaient, insinuait Maire, les militants d’extrême gauche qui déposaient leurs œufs dans les nids de la CFDT — plus tard, ceux qui formeront Sud ou le CRC, ce seront les “ moutons noirs ”. Les camarades d’Usinor ne croyaient pas que les coucous, c’étaient ceux, tous ceux qui, pour une raison ou une autre, déplaisaient aux démocrates chrétiens de la direction confédérale. A Usinor-Dunkerque, les camarades avaient un “ coucou ”, un sur dix mille, prénommé Frank, venu plus ou moins de la mouvance “ mao-spontex ”, et, disaient-ils en riant, ils l’avaient bien en main !

« Ils ne prirent aucune précaution, bien que nous le leur suggérions, pour se protéger contre l’orage qui arrivait. Par exemple, ils ne cherchèrent nullement à se constituer en syndicat d’entreprise, pour avoir un statut de personne morale ; ils restèrent en section syndicale. Aussi, lorsque les exclusions arrivèrent, dans la commission exécutive du Syndicat métallurgique de Dunkerque, ils furent minoritaires — les bureaucraties savent organiser les majorités !

« Un certain nombre, les militants, furent jetés de la CFDT comme des malpropres ; Frank fut en outre licencié…

« Qu’allaient-ils faire, les sidérurgistes combatifs d’Usinor-Dunkerque, pour continuer le bon combat ? La CGT ? Depuis dix ans, ils polémiquaient avec ses militants…

« Le groupe de militants expulsés nous chargèrent d’explorer toutes les solutions possibles. A cet effet, je rencontrai même, à la Bourse, mon camarade Pepito Rosel, vieil anarchosyndicaliste espagnol qui s’était réfugié à FO dans les années cinquante, pour examiner un recours à Force ouvrière. (Après ça, ne me dites pas que je suis sectaire !) Peine perdue. Dans la région du Nord, nous informèrent les copains d’Usinor, FO-Métaux c’était le RPR ! Ils refusèrent et se lancèrent, avec comme seul appui un petit groupe d’anarchosyndicalistes, dans la constitution d’un syndicat autonome, fièrement nommé Syndicat de lutte des travailleurs d’Usinor-Dunkerque (SLT).

« On ne peut s’étendre sur les innombrables difficultés qu’ils durent affronter, simplement d’abord pour se faire connaître des travailleurs, puis pour être reconnus comme représentatifs dans l’entreprise… En tout cas, ils y arrivèrent, à la représentativité ; beaucoup aussi quittèrent l’entreprise, lassés de tout cela.

« Nous les avons aidés comme nous le pouvions, par les contacts ou l’aide matérielle ; je me souviens que nous leur avons offert une machine SAM à imprimer les tracts. Car, après l’exclusion, ils n’avaient plus rien, ni local, ni papier, ni machines, ni trésorerie… L’école des correcteurs recueillit, quelques mois, Frank, dans un stage où il s’ennuya copieusement.

« Quelques mots encore. D’abord pour souligner combien nous étions démunis, avant l’apparition de Sud ou la renaissance de la CNT(f). Nous n’avions rien en magasin à proposer aux camarades qui se faisaient jeter.

« Et pour envoyer mon meilleur souvenir à Pierre Suray, qui fut militant et trésorier du SLT, si jamais un jour il lit ses lignes.

« Ah ! J’oubliais : la raison réelle de la décapitation de la section CFDT d’Usinor-Dunkerque, c’était évidemment la préparation de la modernisation de l’outil sidérurgique français, Dunkerque et Fos, qui allait s’accompagner de divers regroupements, de fusion et de nombreuses pertes d’emplois. La section, dans son état premier, aurait pu créer de vraies difficultés à l’actionnaire principal, à savoir l’Etat français. Un nettoyage préalable s’imposait et la direction de la CFDT s’en fit la complice. » (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)

En fait, l’Alliance, c’était d’une part un certain nombre de militants solides, un noyau dur, mais c’était aussi de nombreux contacts avec des militants et des groupes avec lesquels nous avions des affinités mais qui n’envisageaient pas du tout d’adhérer. Tout cela fonctionnait plutôt bien parce que nous étions plus intéressés par ce qui pouvait nous rapprocher que par ce qui nous séparait. C’était une sorte de toile d’araignée de relations informelles, très dans la tradition bakouninienne. Avec le temps, quelque chose aurait pu en sortir, mais nous étions trop peu nombreux. On ne pouvait pas être partout à la fois, tout le temps. Ce qui nous mettait en pétard était que le mouvement libertaire ne manquait pourtant pas de militants.

8.

L’UNE DES « CREATIONS » DE L’ALLIANCE fut le Comité Espagne libre, en collaboration étroite avec Frente Libertario.

Frente Libertario n’était pas à proprement parler une « dissidence » de la CNT espagnole ; c’était un courant organisé en Espagne et en France qui soutenait les militants de l’intérieur.

Nous avions constitué ce comité pour soutenir les militants libertaires espagnols emprisonnés. Le plus marrant de l’histoire, que beaucoup de camarades ignorent, est que nous nous étions débrouillés pour mettre Eugène Descamps dans le comité d’honneur de l’association...

Concernant l’Espagne, la position de l’Alliance était simple : il fallait que le mouvement anarcho-syndicaliste espagnol détermine lui-même ses instances et sa stratégie librement. Tant que cela n’était pas possible, l’Alliance soutenait les militants de l’intérieur en lutte. Un certain nombre de militants de la CNT espagnole en France estimaient représenter la légitimité et la continuité de l’organisation malgré quarante ans d’exil. En Espagne même, la lutte avait pourtant continué et l’organisation se reconstituait. Il y avait un conflit féroce pour la légitimité de la succession historique de la CNT. La CNT française soutenait les positions des militants en exil. En affirmant que c’est le mouvement en lutte à l’intérieur qui devait définir ses positions, l’Alliance prenait implicitement position contre l’exil, et par conséquent contre la CNT française…

De fait, nous avions des relations tout à fait privilégiées avec Frente Libertario, que nous soutenions et dont certains militants étaient à l’Alliance. Ces camarades étaient opposés aux revendications de l’exil à l’hégémonie sur le mouvement libertaire espagnol et soutenaient activement les militants de l’intérieur. Nous avons donc également participé à certaines actions de soutien aux camarades d’Espagne. Jacky Toublet et moi-même avons eu l’occasion de nous rendre dans ce pays sous Franco, de rencontrer à Barcelone et à Madrid des militants de la CNT de l’intérieur. L’alliance a notamment contribué à leur faire parvenir du matériel d’imprimerie.

Ces conflits d’hégémonie se manifestent encore aujourd’hui par la coupure entre la CNT espagnole et la CGT (espagnole) qui en est issue.

Nous avons également soutenu la CGT portugaise. Le fasciste Salazar avait pris le pouvoir en 1926. La CGT, organisation sœur de la CNT espagnole, avait été alors écrasée. Elle s’est reconstituée après la chute du régime. Là encore, Jacky et moi sommes allés rencontrer les camarades dans ce pays.

En Suède, nous étions très proches de l’organisation syndicale Sveriges Arbetares Centralorganisation (SAC). La SAC n’était pas un « syndicat alternatif », elle se réclamait explicitement de l’anarcho-syndicalisme et avait 25 000 adhérents. Comme nous, elle soutenait activement la CNT de l’intérieur et avait des liens étroits avec Frente libertario. C’est à ce titre que nous avions établi des relations permanentes et très proches avec elle. Aucun militant de la SAC se rendant à Paris ne manquait de nous rendre visite. Certains camarades de l’Alliance, comme Thierry Porré, qui avait vécu en Suède et parlait la langue, avaient des liens d’amitié avec des membres de la direction de la SAC. La SAC, Frente Libertario et l’Alliance étaient naturellement liés par le soutien à la CNT en Espagne.