Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
Introduction : Bakounine et la philosophie
Liberté et histoire chez Michel Bakounine

1. Un inconnu en philosophie

Étudier Bakounine en philosophie ne-va pas de soi. Absent des programmes officiels de - philosophie, pas ou peu étudié à l’université, l’anarchiste russe n’est considéré ni comme un philosophe (ce qui en soi n’a rien de rédhibitoire), ni comme l’auteur d’une œuvre théorique qui mériterait l’intérêt des chercheurs en philosophie. Si l’on met de côté les quelques ouvrages qui traitent de la philosophie russe ou de l’histoire des idées en Russie’, il a fallu attendre les travaux pionniers d’Henri Arvon pour qu’une littérature secondaire spécifiquement philosophique soit consacrée à l’ensemble de l’œuvre de Bakounine, et force est de constater que ces travaux, non exempts de nombreux défauts , n’ont guère contribué à lancer les études bakouniniennes en philosophie. Commencer à combler cette lacune, si préjudiciable à la connaissance de l’œuvre de Bakounine, est la première ambition de ce travail. Bien que l’itinéraire politique et personnel du théoricien russe soit désormais mieux connu, grâce aux travaux de biographes et de spécialistes en histoire sociale ou en histoire de la Russie, ces derniers travaux manifestent en général une méconnaissance de la dimension proprement philosophique de l’activité de Bakounine.

Avant même qu’il soit question d’en aborder les problématiques spécifiques, mais aussi les difficultés, on ne peut manquer de relever que l’œuvre de Bakounine, sans appartenir au champ de la philosophie, entretient avec ce dernier des rapports multiples et complexes. Bakounine a été initié à la philosophie allemande au sein du cercle de Stankevitch à partir du milieu des années 1830. En 1840, alors âgé de 26 ans, il est parti poursuivre à Berlin sa formation philosophique. A partir de 1841, il est partie prenante des débats internes à la gauche hégélienne, au sein de laquelle il signe une brillante contribution. Cette formation mériterait à elle seule que l’on s’interroge sur l’influence qu’ont pu exercer les philosophies de Kant, Fichte, Schelling, Hegel et Feuerbach (tous auteurs que Bakounine a fréquentés avec passion) sur la formation des idées anarchistes.

Mais Bakounine ne s’en est pas tenu à cette formation initiale. Au moment où il a commencé à s’éloigner des rivages philosophiques, à partir de 1843, il a également développé une réflexion sur le statut de la philosophie, plus précisément sur ses limites et sur l’opportunité qu’il y avait pour un révolutionnaire de les franchir. Cette réflexion, qui s’inscrit dans les débats qui mèneront à l’éclatement de la gauche hégélienne, mérite de figurer pour son originalité aux côtés de celles développées à la même époque et sur les mêmes questions par des auteurs comme Moses Hess ou le jeune Marx. Il y a donc une période de l’activité théorique de Bakounine que l’on peut qualifier de philosophique, qu’il s’agisse de ses premiers articles en Russie ou de la manière dont il cherche à penser sa rupture d’avec le champ philosophique.

On ne peut pourtant s’en tenir aux cinq maigres années qui virent Bakounine écrire de la philosophie, se poser des questions de philosophe et penser le statut de la philosophie, fût-ce depuis son dehors. Il y a à cela deux raisons, dont la première est interne à l’œuvre de Bakounine. Si ce dernier s’est très vite détourné de la carrière philosophique qu’il avait un temps envisagée, cela ne signifie pas pour autant que la philosophie ait cessé aussitôt de jouer un rôle dans son œuvre, ni même qu’il ait abandonné toute ambition théorique. Et s’il est vrai qu’au cours des deux décennies qui suivent sa sortie de la philosophie, ses écrits se raréfient et sont exclusivement tournés vers la pratique révolutionnaire, il n’en reste pas moins que la philosophie opère un retour en force à partir de 1864, précisément au moment où Bakounine commence à forger les théories anarchistes qui l’ont rendu célèbre. Quoique d’une technicité moindre que leurs homologues du début des années 1840, les textes que produit alors Bakounine n’en sont pas moins nourris de philosophie et en constante confrontation avec des thèses philosophiques contemporaines, qu’il s’agisse de celles de Feuerbach, de Comte ou de Marx. Ce rapport renouvelé à la philosophie ne fait pas pour autant de Bakounine un philosophe, et on peut souscrire au moins partiellement à l’opinion d’Henri Arvon, lorsque celui-ci suggère que l’œuvre de Bakounine gagne en teneur théorique lorsqu’on la confronte aux systèmes constitués dont elle se nourrit.

Il y a chez Bakounine une forme d’éclectisme philosophique, que l’on ne saurait confondre avec la « vinaigrette philosophique » (VIII, 144 [247]) qu’il dénonçait chez Victor Cousin et ses successeurs, mais qui consiste à entretenir un rapport dynamique avec les auteurs qui alimentent sa réflexion pour les intégrer à une problématique qui lui est propre, et qui découle en droite ligne de sa formation philosophique à la fois fichtéenne et hégélienne. De ce point de vue, étudier en philosophe l’œuvre tardive de Bakounine permet de porter un éclairage inédit sur l’histoire de la philosophie au XIXème siècle. L’anarchisme bakouninien est en effet le lieu de rencontre théorique de traditions philosophiques auxquelles il n’a guère été donné de dialoguer, bien qu’elles fussent contemporaines les unes des autres. Le même itinéraire erratique qui l’a empêché de donner naissance à une œuvre en bonne et due forme lui a permis d’être l’un des rares intellectuels de son siècle à confronter héritage hégélien et matérialisme « scientifique », positivisme et marxisme. Ce qu’il y a de philosophique dans l’anarchisme bakouninien résulte de ces confrontations.

Il est vrai par ailleurs que cette œuvre tardive, au même titre que la période exclusivement pratique qui l’a précédée, est loin de ne présenter que des textes à teneur philosophique. Mais une interrogation philosophique peut très bien être menée sur des textes qui n’ont strictement rien de philosophique, et c’est là la deuxième raison pour laquelle il paraît intenable, si l’on veut étudier Bakounine en philosophie, de ne retenir que les années où celui-ci s’est pensé comme philosophe. On trouve en effet, dans l’abondant et foisonnant corpus bakouninien, à côté d’une correspondance plus que fournie, des textes de natures les plus diverses : projets de conspiration, appels à la révolution, analyses de situations politiques, programmes et règlements de sociétés secrètes.. . Mais la philosophie, et tout particulièrement la philosophie politique, n’a pas à exiger de son objet qu’il soit déjà un objet philosophique. On peut au contraire attendre qu’elle produise une réflexion proprement philosophique sur un dehors qui ne l’est pas. Tout un aspect de ce travail consistera précisément à interroger d’un point de vue philosophique des textes qui ne le sont pas, ou qui n’offrent en guise de philosophie que le lointain souvenir de quelques formules suggestives.

Une approche de cette nature apparaît d’autant plus nécessaire que l’œuvre de Bakounine pose des questions à la philosophie, notamment à la philosophie politique, dont elle remet en question certains attendus. La relative ignorance dans laquelle la philosophie politique a tenu l’œuvre de Bakounine est d’autant plus déconcertante que celle-ci constitue l’une des rares tentatives pour donner à l’anarchisme une consistance philosophique et que Bakounine est l’un des rares anarchistes pour lesquels on dispose d’un corpus aussi fourni. La suite de cette introduction reviendra sur les contraintes matérielles, mais aussi sur les raisons historiques et politiques qui ont pu motiver un tel silence. Je me contenterai ici de relever qu’à l’heure où l’œuvre de Carl Schmitt connaît un regain d’intérêt, où ses écrits font l’objet de débats parfois passionnés, la place particulière qu’y tiennent la figure de Bakounine et les thèses qu’il défend n’a guère été soulignée. Il est pourtant frappant qu’une théorie politique qui fait de la discrimination de l’ami et de l’ennemi le critère de définition du politique comme champ autonome, voie en Bakounine la figure de l’ennemi par excellence. En raison de l’investigation qu’il mène, aussi bien par sa pratique que par ses écrits théoriques, sur la nature de la politique et du politique, l’anarchisme bakouninien apparaît comme une étape obligée pour qui veut mettre en perspective et soumettre à un examen critique certaines des catégories dominantes de la philosophie politique.

Lire la suite -