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Introduction
La pensée de Kropotkine à l’épreuve des mutations de l’anarchisme contemporain
La pensée de Pierre Kropotkin

« C’est seulement à partir du moment où la condition de la nature humaine est devenue hautement artificielle qu’on a conçu l’idée - ou, selon moi, qu’il a été possible de concevoir l’idée - que la bonté est naturelle : car ce n’est qu’après une longue pratique d’une éducation artificielle que les bons sentiments sont devenus si habituels, et ont si bien pris le dessus sur les mauvais, qu’ils se manifestent spontanément quand les circonstances le demandent. » John Stuart Mill, La nature (1874)

« M. Foucault : Si vous voulez, je vais être un peu nietzschéen. En d’autres termes, il me semble que l’idée de justice est en elle-même une idée qui a été inventée et mise en oeuvre dans différents types de sociétés comme un instrument d’un certain pouvoir politique et économique, ou comme une arme contre ce pouvoir. Mais il me semble que de toute façon, la notion même de justice fonctionne à l’intérieur d’une société de classe comme revendication faite par la classe opprimée et comme justification du côté des oppresseurs. - N. Chomsly : Je ne suis pas d’accord. - M. Foucault : Et, dans une société sans classes, je ne suis pas sûr qu’on ait encore à utiliser cette notion de justice. - N. Chomsly : Là, je ne suis pas du tout d’accord. Je pense qu’il existe une sorte de base absolue - si vous insistez, je vais me trouver dans une position difficile, parce que je ne peux pas la développer clairement - résidant finalement dans les qualités humaines fondamentales, sur lesquelles se fonde une ’vraie’ notion de justice. » Michel Foucault, N oam Chomsky, Fons Elders, « De la nature humaine : justice contre pouvoir », discussion à Eindhoven, Novembre 1971. 9 1.

L’antinaturalisme dans la critique sociale

Débuter en philosophie une étude sur le rapport entre nature humaine et anarchie dans la pensée du savant russe Pierre Kropotkine (1842-1921) n’est pas une entreprise exempte de scrupules. Néanmoins, ces hésitations ne se situent pas du côté où l’on aurait pu les attendre de prime abord. En effet, ce n’est pas vraiment l’ambition de traiter philosophiquement de l’anarchisme qui paraît problématique dans ce cas. Même si, par rapport au marxisme par exemple, il n’existe pas de départements d’université consacrés à l’anarchisme, et même si l’adhésion à l’anarchisme n’inclut pas nécessairement de lectures fondamentales (comme peuvent l’être celles de Marx pour le marxisme), il convient néanmoins de constater que les travaux consacrés aux idées et pratiques anarchistes anciennes ou actuelles ont pris une réelle ampleur dans les vingt dernières années, depuis la dislocation du prétendu « socialisme réel ».’

C’est donc davantage la référence à l’idée de « nature humaine » pour aborder la pensée anarchiste de Kropotkine qui pourrait s’avérer une pierre d’achoppement. La nature humaine, en effet, a mauvaise presse. C’est d’autant plus le cas lorsque la philosophie s’assigne des tâches de critique sociale. La nature humaine, expression de cette catégorie plus large que serait la « nature », s’y trouve critiquée comme une notion à l’extension démesurée, servant à justifier tout et son contraire en apposant à chaque décision morale, à chaque choix politique, à chaque conduite ordinaire des hommes, le sceau ruineux de la nécessité : « c’est dans la nature humaine ». Dans cette mesure, il semble compréhensible que la critique sociale contemporaine, et en son sein un anarchisme articulant sur le plan du discours des pratiques et luttes aussi diverses que le féminisme queer, les luttes pour la reconnaissance des transgenres, la lutte contre la surveillance informatique, les squats, les assemblées de précaires, les collectifs antifascistes, le végétarisme, etc, se soient rangés sous la bannière de l’antinaturalisme. Pour le contexte français, ce sont très certainement les travaux de Michel Foucault (1926-1984) qui ont contribué à façonner de manière nette la position antinaturaliste. Il faut néanmoins leur adjoindre l’apport de Judith Butler (née en 19 56), à partir de son ouvrage fondateur Gender Trouble (1990), ainsi que les auteurs réunis par François Cusset sous l’appellation French Theory  : Jacques Derrida (1930-2004), Jean-François Lyotard (1924-1998) et Gilles Deleuze (1925-1995), entre autres.

Qu’entendre par antinaturalisme  ? De manière générale, le terme recouvrirait toute position qui considère que la nature, prétendument extérieure au champ de l’artifice humain, n’est en fait rien en dehors de ce que notre langage, nos représentations et nos pratiques permettent d’en dire et d’en faire. L’un des principaux intérêts de cet antinaturalisme consiste à saper la constitution d’un naturalisme métaphysique, qui aurait tendance à sacraliser la nature ou la vie, en les élevant au rang de références absolues, qu’il s’agisse de s’y absorber dans un fantasme de fusion (comme y invite la religiosité New Age) ou d’en tirer les valeurs suprêmes guidant l’action éthique et politique (on peut penser ici au « principe responsabilité » de Hans Jonas (1903-1993)). Cet antinaturalisme-là, qui refuse de voir dans la nature une source d’enseignement moral, un guide sûr de la conduite humaine à travers la spontanéité des instincts, et finalement une entité que l’homme devrait respecter comme si son ordre obéissait à un plan divin, se trouve déjà tout entier dans la charge de John Stuart Mill (1806-1873), La Nature, citée en exergue. Les auteurs majeurs dont la critique sociale actuelle recycle et refond les concepts s’inscrivent pleinement dans cet argumentaire, et Foucault en particulier en a donné les prolongements les plus décisifs dans le domaine de la critique des institutions. Je retiendrai pour cette introduction deux objets de l’antinaturalisme foucaldien, particulièrement importants en ce qu’ils nourrissent les nouvelles élaborations de la pensée anarchiste : tout d’abord la critique de l’ « hypothèse répressive » telle qu’elle apparaît dans les cours de 1976 et dans La volonté de savoir ; ensuite la présentation conséquente d’un modèle réticulaire du pouvoir, opposé à une conception « juridico-discursive » où la concentration en un point central, l’État, et l’assujetissement par la loi sont les points de passage obligatoires.

La critique de l’« hypothèse répressive » est dirigée globalement contre le courant dit du « freudomarxisme », qui à travers des figures comme Wilhelm Reich (1897-1957), Erich Fromm (1900-1980) et dans une moindre mesure Herbert Marcuse (1898-1979), a proposé à partir des années 1930 une critique de la société bourgeoise comme fondamentalement répressive, opposant au déploiement du potentiel érotique de la nature humaine les exigences castratrices du puritanisme et de la rationalité instrumentale. Le discours de la libération sexuelle qui a fleuri lors de l’après-guerre empruntait sa rhétorique au freudo-marxisme, et c’est précisément la logique de ce discours que récuse Foucault. Dans La Volonté de Savoir, il énonce trois doutes sur la validité de l’ « hypothèse répressive », en se demandant si la répression du sexe est une évidence historique, puis si le pouvoir peut être rabattu sur la seule répression et enfin si le discours critique de la répression (au nom d’une nature pure qui lui serait extérieure) ne fait pas partie de cela même qu’il dénonce. L’ensemble de l’ouvrage visera, en réponse à ces doutes, à montrer que loin d’être constamment réprimé, le sexe n’a jamais été autant mis en discours que dans les trois siècles qui précèdent l’avènement du freudo-marxisme. Mais ce qui doit retenir notre attention ici, ce sont surtout les rapports entre le pouvoir et la répression qu’il serait censé opérer. Dans un entretien paru en 1980 dans la revue italienne Il contributo, Foucault revient sur ce point en relevant la limite des travaux des philosophes de l’École de Francfort (dont Fromm et Marcuse furent des compagnons de route), dont il se sent par ailleurs assez proche : 11 « Je ne pense pas que l’école de Francfort puisse admettre que ce que nous avons à faire ne soit pas de retrouver notre identité perdue, de libérer notre nature emprisonnée, de dégager notre vérité fondamentale ; mais bien d’aller vers quelque chose qui est tout autre. Nous tournons là autour d’une phrase de Marx : l’homme produit l’homme. Comment l’entendre ? Pour moi, ce qui doit être produit, ce n’est pas l’homme tel que l’aurait dessiné la nature, ou tel que son essence le prescrit ; nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et dont nous ne pouvons savoir ce qu’il sera. » Le naturalisme des penseurs de l’École de Francfort et des freudo-marxistes se trouve ici bien circonscrit : il consiste dans ce modèle d’opposition schématique d’un pouvoir répressif à une nature humaine potentiellement bonne, capable de justice et de coopération, mais qu’il aliène et détourne de la vérité de son expression. Dès lors, l’issue des luttes sociales semble tracée et programmée : il s’agira toujours de restituer une identité perdue ou gauchie, et en somme de revenir en arrière vers ce qui aurait prétendument existé de tout temps mais se serait trouvé « mutilé » (pour reprendre l’adjectif adornien du sous-titre des Minima moralia. R flexions sur la vie mutilée) sous l’influence délétère du pouvoir. C’est ne pas voir, selon Foucault, que la critique sociale et les luttes qu’elle promeut ne sont pas extérieures au champ des rapports de force, qu’elles s’effectuent au coeur de rapports de pouvoir de sorte que ceux qui s’y engagent s’en trouvent nécessairement changés, dans un processus qui n’est pas prévisible au départ. En s’appuyant sur ces postulats, Foucault peut alors présenter dans la quatrième section de La Volonté de savoir son modèle « réticulaire » du pouvoir, déjà mis à l’épreuve dans l’analyse du maillage carcéral qui clôt Surveiller et Punir (1975). Ainsi pensée, l’approche du pouvoir sort de son enfermement dans le cadre juridique, celui de l’État de droit. Le modèle réticulaire propose d’envisager un fonctionnement plus fin et diffus du pouvoir, modelant et produisant les individus par la norme et le contrôle davantage qu’il ne les réprimerait par la contrainte et la loi. Par conséquent, c’est aussi la question de la résistance au pouvoir qui doit être formulée en de nouveaux termes. Au « Grand Refus » marcusien, Foucault opposera une multitude de tactiques de résistances locales, en des points précis du réseau du pouvoir ( dans les prisons, les hôpitaux, les écoles, dans la famille, entre les sexes, dans les asiles), formant elles-mêmes un ensemble fluent et hétérogène. Il découle de cette conception deux conséquences liées à l’anarchisme, où Foucault semble donner des pistes pour une refondation des pratiques de résistance. D’une part, le modèle réticulaire du pouvoir le conduit à marquer sa différence nette par rapport à un anarchisme que l’on pourrait dire « classique » (ou que Foucault à tout le moins pouvait considérer à son époque comme classique). Dans un important texte, « La vérité et les formes juridiques », repris de conférences données en 1973 à l’Université pontificale catholique de Rio de Janeiro, Foucault a ce jugement clair sur l’anarchisme : « je ne suis pas anarchiste au sens où je n’admets pas [cette] conception entièrement négative du pouvoir »4 . 3 Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits, II, Paris, Gallimard, 2001, p. 893. 4 M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 2001, p. 1510. 12 Par conséquent, selon Foucault, l’anarchisme classique (celui qui procède de Proudhon jusqu’à la fin de la Guerre d’Espagne) reste prisonnier de la conception répressive du pouvoir, et partant d’un schéma binaire opposant la nature humaine (présumée bonne) à la négativité du pouvoir incarné par l’État. Le principal danger serait alors de se focaliser sur cette dimension unique du pouvoir en laissant subsister à l’intérieur de la société (dans les écoles, sur les lieux de travail, dans la famille) les mêmes relations de pouvoir. Mais cette critique permet d’autre part à Foucault d’évoquer sous un autre angle l’anarchisme. Dans cette seconde acception, il ne l’évoque plus comme un corps constitué de doctrines, mais plutôt comme un mode opératoire de pratiques de résistance qui traduit leur sensibilité à une nouvelle façon de comprendre le pouvoir. Ainsi, dans le cours du 7 Janvier 1976 repris dans Il faut d fendre la société, Foucault revient sur les rapports que doit nouer l’intellectuel critique avec les nouvelles résistances, et réintroduit la dimension anarchique. Les attaques des années 1960-1970 contre l’institution psychiatrique, la hiérarchie sexuelle, l’institution pénale etc, sont abordées à cette occasion. Pour Foucault, elles partagent a minima un caractère dispersé, discontinu, une absence de cadre théorique commun, des emprunts flous à des thèses philosophiques ou sociologiques auquel se mêle le savoir habituellement inaudible et invisible des gens sur le terrain, tout cela les faisant tourner autour d’une « thématique anarchiste ».° En somme, la réflexion foucaldienne sur le pouvoir nous laisse avec deux conceptions de l’anarchisme. L’une, rapportée à un corpus d’idées relevant d’une vision naturaliste du pouvoir, qui s’exerce sur le mode répressif en coupant la nature humaine de ce qu’elle peut. L’autre, rapportée à une façon de mener des offensives en des circonstances multiples, de maruere a se désassujettir du pouvoir sur le plan pénal, médical, pédagogique, sexuel, universitaire, etc. Or, il semble bien, en première approximation, que la pensée de Kropotkine entre dans la première conception. Que pourrait-on penser, en effet, d’un auteur du XIX siècle spécialisé dans la géographie, rompu par conséquent à l’étude des interactions entre l’homme et son milieu, retraçant dans son maitre-ouvrage L’Entraide (1902) le legs coopératif de notre passé animal, et concluant son grand ouvrage d’économie politique Champs, Usines et Ateliers par l’espoir qu’une société anarchiste puisse prendre « librement son essor vers les plus hautes régions du progrès compatible avec la nature humaine » ? La pensée de Kropotkine peut ainsi clairement être considérée comme un naturalisme, que nous caractériserons par trois traits, en lui ajoutant le qualificatif critique : 1) la position de principe selon laquelle l’homme n’est pas un « empire dans un empire » (pour paraphraser Spinoza) mais s’inscrit dans la continuité de l’évolution naturelle ; 2) l’idée selon laquelle cet héritage naturel se manifeste sous la forme de besoins et de capacités intrinsèques qui appellent leur développement et leur satisfaction dans un cadre culturel et social approprié ; 3) la proposition conséquente selon laquelle la nature humaine ainsi considérée constitue une instance critique pour juger la société présente et orienter la vision d’une 5 M. Foucault, « Il faut la société ». Cours au cotlge de France, 1976, Paris, Seuil/ Gallimard, 1997, p. 7. 6 Kropotkine, Champs, Usines et Ateiüers, Paris, Phénix Éditions, 1999, p. 391. 13 société future meilleure. D’un point de vue strictement foucaldien, il semble clair qu’une pensée comme celle de Kropotkine devrait être tenue pour dépassée et non critique. C’est en outre le verdict que prononcent sur elle tout un pan des théories anarchistes contemporaines, qui ont intégré à leur discours critique les modèles de Foucault et des penseurs « post-modernes » (selon l’expression popularisée par Lyotard) français, afin de promouvoir ce que Vivien Garda a englobé sous la dénomination « post-anarchisme » dans son ouvrage L’anarchisme a jourd"hui (2006). C’est à la prégnance de ces théories que souhaite se confronter le présent travail.