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Recherches anarchistes
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Les milieux libertaires bordelais (1963-2003)
Jules Faucher

réseaux, générations, acteurs, lieux et pratiques

Mémoire de Master d’histoire sous la direction de Christine Bouneau
Université Bordeaux-Montaigne
Années universitaires 2019-2021

Introduction

« Nous devons construire des réseaux au lieu des pyramides. Toutes les institutions autoritaires sont organisées comme des pyramides : l’État, l’entreprise privée ou publique, l’armée, la police, l’Église, l’université, l’hôpital : ce sont toutes des structures pyramidales avec un petit groupe de décideurs au sommet et une large base de gens à la place desquels sont prises les décisions. L’anarchisme ne demande pas un changement d’étiquette sur les niveaux, il ne veut pas des gens différents au sommet, il veut que nous escaladions de là-dessous [1].

L’anarchisme tel que le décrit Colin Ward est une remise en cause des structures politiques et intellectuelles au profit de nouvelles organisations des rapports humains sous toutes leurs formes. L’application de la pensée anarchiste serait une arborescence de réseaux latents, d’expressions différentes mais réunis par les mêmes désirs et conceptions. Le militant anarchiste bordelais Jean Barrué définissait l’anarchisme de la sorte : « L’anarchisme n’est pas une doctrine rigide, avec ses articles de foi, ses tables de Loi, ses prophètes et aussi ses excommunications, ses procès en hérésie et ses exécutions capitales… Il existe cependant un fonds commun d’idées et de principes, sur lesquels accorder tous les anarchistes, et les diverses tendances de l’anarchisme manifestent entre elles plus de communion spirituelle que les sectes issues du marxisme […] [2]. Comprendre l’anarchisme est réaliser que cette idéologie est plurielle et poreuse, que les personnes qui s’en revendiquent sont membres de plusieurs cercles, de plusieurs groupes qui aspirent tous à défendre la liberté et à promouvoir les idées anarchistes. La plume de Jean Barrué relève cette nuance :

« Les anarchistes ne forment pas un parti monolithique et, tout en restant fidèles à quelques principes essentiels, il se divisent en bien des tendances plus encore au début de ce siècle que dans la période actuelle. Certains anarchistes s’orientent plus particulièrement vers la Libre-Pensée, vers le pacifisme, vers la non-violence, jadis vers l’antimilitarisme, l’illégalisme, la fondation d’ateliers libertaires.

Et j’oublie les malthusiens, les partisans de l’amour libre, les végétariens. Toutes ces activités sont compatibles avec l’anarchisme, mais ne sont pas nécessairement l’anarchisme. En mettant l’accent sur telle ou telle de ces tendances, les compagnons ont rendu un mauvais service à l’anarchisme proprement dit et en ont donné une image déformée pour le public mal instruit de ces questions » [3]

Ainsi, au regard de cette multitude de trajectoires, peut-on parler d’ « anarchismes » au pluriel ? Si pour autant les réseaux qui composent l’anarchisme peuvent former une nébuleuse, ce sont surtout les acteurs des réseaux eux-mêmes qui en constituent la diversité. L’anarchisme s’établit principalement sur l’émancipation de l’individu de toute aliénation. Une fois l’individu émancipé notamment par l’esprit critique, la culture, les valeurs et les convictions anarchistes, il contribue à fonder une société nouvelle vidée de toute domination autoritaire fondée sur le pouvoir. Plus qu’une doctrine politique de l’émancipation, l’anarchisme s’apparente à une philosophie de vie. En conséquence, la question du nombre se pose : peut-être il y a-t-il autant d’ « anarchismes » que d’anarchistes. Ou alors, il n’y a pas d’ « anarchismes » au pluriel mais des anarchistes qui composent cet ensemble, qui défendent et promeuvent une idéologie commune mais dont l’application ou les conceptions diffèrent d’une personne à une autre. La deuxième interprétation semble plus correcte mais dans les deux cas, considérer l’anarchisme comme un bloc « monolithique » serait donc un contresens conceptuel et une méconnaissance de la réalité militante. Cette étude de l’anarchisme bordelais sera placée alors sous le signe de la pluralité. En raison de la très grande hétérogénéité, de la porosité naturelle de l’anarchisme et de ses réseaux, nous parlerons de milieux libertaires bordelais au pluriel pour éviter de cacher la diversité sous une interprétation trop simpliste.

Dans le dernier quart du XXe siècle et au XXIe siècle, l’appellation libertaire fait de plus en plus son apparition dans l’utilisation sémantique de certaines organisations militantes, dans la culture et dans les médias pourtant en apparence très éloignés de l’idéologie anarchiste. Cette utilisation en-dehors du milieu politique d’origine opère un distinguo entre les termes anarchiste et libertaire. Le sociologue Jean-Pierre Garnier revient sur cette différenciation qui gomme la synonymie originelle entre les deux mots. Il rappelle que ce processus de différentiation s’est réalisé en dehors des organisations et acteurs anarchistes.

La preuve en est, l’hebdomadaire français de la Fédération Anarchiste a conservé son titre sans opérer un quelconque changement de sens depuis sa création en 1954 : Le Monde Libertaire. Selon lui, il s’agit surtout d’un double processus : à la fois de diabolisation et de neutralisation par les partisans de l’ordre établi et les ennemis de l’anarchisme. En enlevant le caractère libertaire de l’anarchisme, ce qui revient à déposséder l’anarchisme de ce qu’il est – à savoir la défense et la promotion de la liberté sous toutes ses formes – il ne reste que la marque au fer rouge et indélébile du terrorisme qui colle à l’anarchisme depuis l’aube du XXe siècle. Dans la même logique, étendre le terme libertaire à des organisations qui n’en n’ont que l’étiquette, vide de sens ce mot empreint des valeurs et convictions anarchistes4. En effet, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le terme libertaire a été popularisé par Sébastien Faure pour se démarquer des anarchistes terroristes comme Ravachol ou Bonnot et sera même repris au profit du libéralisme5. À la suite de ces précisions, l’utilisation des termes anarchistes et libertaires au cours de notre étude sera équivalente de sens et interchangeable.

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