Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
MICHEL FROIDEVAUX
Préambule
Les avatars de l’anarchisme, la révolution et la guerre civile en Catalogne (1936-1939) vues au travers de la presse anarchiste.

Table des matières

Froidevaux. Avatars de l’anarchisme - Thèse complète

PREAMBULE

Les périodes où les peuples veulent faire véritablement l’histoire plutôt que de la subir ne sont pas fréquentes. Et moins encore celles où les hommes et les femmes aspirent à transformer de fond en comble l’édifice des relations sociales. L’Espagne de 1936 fut l’une de ces périodes.

Avec comme spécificité, la présence massive et active de l’anarchisme, soit du mouvement qui a poussé le plus loin l’idée de la suppression du pouvoir dans le projet d’une société à liberté maximale. La révolution et la guerre civile espagnoles ont servi de révélateur à l’anarchisme.

Pour la première (et seule) fois, le courant libertaire était en mesure d’influencer profondément et de manière décisive un processus global de changement social. L’ampleur et la radicalité des transformations effectuées dans un temps très court, sous l’impulsion, pour une bonne part, de l’action spontanée des masses ouvrières et paysannes, créaient des conditions propices à la mise en œuvre du projet libertaire. Les anarchistes, par conséquent, se retrouvaient au pied du mur, comme contraints de démontrer la validité de leurs thèses.

Mais qu’est-ce que l’anarchisme ? A l’égal des autres pensées proposant une philosophie générale del ’homme et de la société, l’anarchisme est rétif aux définitions concises. De plus. étant anti-dogmatique par nature, l’anarchisme comprend diverses approches, parfois contradictoires. Cependant, plusieurs éléments clés peuvent être retenus, en précisant que, bien que l’anarchisme n’ait été formulé comme doctrine qu’à partir de la seconde moitié du 19ème gicle, la sensibilité libertaire offre, quant à elle,un caractère intemporel, a-historique. L’anarchisme représente un plaidoyer passionné pour la liberté de l’individu et une critique fondamentale du principe d’autorité. La subordination de l’homme au pouvoir sous ses formes politiques (gouvernement, État), religieuses (Église, judiciaires-policières, économiques (exploitation du travail), militaires (armée sociales (école, famille, sexualité, préjugés, ...) - est considérée comme foncièrement négative. car empêchant l’épanouissement de l’individu et, par contre-coup. celui de la collectivité. L’individu, pour l’anarchisme, est potentiellement capable de se passer des carcans étouffants et des tutelles dévalorisantes qu’incarnent les institutions politiques habituelles. Rejetant l’idée de Dieu, qui enlèverait à l’homme sa propre volonté et son identité, les anarchistes luttent pour l’instauration d’une société en mouvement, multiforme, fondée sur des associations libres d’individus et de collectivités.

L’anarchisme aspire à la liberté dans l’égalité. L’État perçu tout à la fois comme la cause et la résultante de l’existence de classes antagonistes, est déclaré irréformable et promis à l’abolition. Le fédéralisme, soit la construction sociale de la périphérie vers le centre et du bas vers le haut, doit supplanter le centralisme et les hiérarchies imposées.

Pour les anarchistes, il ne s’agit donc pas de s’emparer du pouvoir, mais bien de le détruire, en faisant éclater le noyau de 1 ’autorité politique État/gouvernement — en une myriade d’entités géographiques et économiques où les personnes auront la possibilité de reprendre l’initiative de l’organisation de leur existence. La révolution accoucheuse de la société du futur ne saurait dès lors être instaurée d’en haut, car elle viendra du peuple, et sans passer par des partis ou par le parlementarisme qui ne servent qu’à perpétuer le système du pouvoir politique. Très défiants à l’égard de la politique, les libertaires et, en particulier, les anarcho-syndicalistes, surtout présents en Espagne - mettent l’accent sur 1 ’économique, sur l’autogestion du travail en tant que reconstruction de la société toute entière. Le salariat est appelé à disparaître, grâce à la mise en commun des instruments de production et de la richesse sociale. L’anarchisme s’inscrit dans la mouvance socialiste du XIXème siècle ; néanmoins, il déborde le cadre des idéologies politiques traditionnelles car il ne concerne pas seulement une classe en particulier - se situant, par exemple, au-delà du débat droite/gauche et parce qu’il est porteur d’une philosophie générale et d’une éthique universelle.

Miroir ultime du pouvoir et de l’oppression politique, 1 ’anarchisme sera précisé au fil de cette étude et en fonction même des contradictions aigües qu’il eut à affronter durant la guerre civile. Pour confronter les postulats libertaires à l’épreuve des faits, j’ai choisi la Catalogne, car cette région comportait des caractéristiques remarquables : - enracinement profond et durable d’un mouvement anarchiste, - adhésion massive des couches populaires aux idées anarcho-syndicalistes (cas unique dans l’histoire du mouvement ouvrier), - possibilité pour le courant libertaire, vu son poids prépondérant, d’intervenir de façon déterminante dans la révolution, - effondrement de l’État et de ses piliers, consécutif à l’échec du soulèvement militaire et situation de non-pouvoir. Par ailleurs, la Catalogne qui fut l’une des puissances de la Méditerranée durant tout le Moyen Age et dont le territoire (presque aussi grand que la Hollande) correspond au ’g de l’Espagne, constituait (et demeure avec le Pays Basque) la région la plus développée économiquement et industriellement de la péninsule ibérique. Aussi l’exemple catalan, le plus "européen" de l’Ibérie, permet d’observer les problèmes que devait affronter le mouvement libertaire dans la remise en marche d’une économie moderne. Le sentiment autonomiste catalan et Barcelone comme ville métropole ont également représenté des données stimulantes pour l’ancrage de mon étude.

Le cœur de ma recherche a été 1a problématique du pouvoir. Durant la guerre civile, la mise en question intrinsèque du pouvoir revêtit une ampleur sans précédent (et sans équivalence postérieure) . Par pouvoir, j’entends le sens courant et négatif du terme, c’est-à-dire la domination politique d’une classe ou d’une caste, la coercition érigée en institution, l’autorité imposée des gouvernants. A l’instar d’autres notions cardinales, le terme de pouvoir possède de multiples significations, par sa constante présence dans cet ensemble grouillant de relations, de comportements, de groupes, de structures, de codes, ... qu’est une société. Le pouvoir politique comporte aussi une fonction positive d’organisation, de régulation sociale et d’accumulation de connaissance pour les acrates que sont les anarchistes, cette fonction ordonnatrice avait à être supplantée par de nouvelles bases.

Afin d’essayer de traquer le phénomène du pouvoir contesté, j’ai retenu une série de thèmes qui ont constitué des objectifs de ma recherche - possibilité de changer radicalement et sur une courte durée l’ensemble d’une société, - question de la fin et des moyens ou l’adéquation des procédés utilisés et des buts proclamés, - faculté de réduire le pouvoir politique et le mode autoritaire d’administration jusqu’à 1 ’éclatement et l’atomisation, - autogestion comme dynamique capable de mettre hors circuit l’Etat, - réalité d’une révolution sociale effectuée activement par la majorité de la population avec de nouvelles valeur communes, - attitude adoptée à l’égard des "contre-révolutionnaires" et des "ennemis" par les tenants du nouvel ordre social, en d’autres termes le problème de la répression.

La révolution espagnole de 1936 a certainement représenté le dernier grand soubresaut du mouvement ouvrier historique. On y trouvait encore vivaces des éléments tels qu’une conscience de classe découlant de très fortes inégalités sociales, un prolétariat urbain et rural, des masses, bref un projet de société tout à fait autre porté par un peuple opprimé. Les aspirations audacieuses et généreuses du socialisme du XIXème siècle résonnaient donc encore parmi les travailleurs espagnols alors qu’elles étaient éteintes ou en voie d’extinction dans le reste de l’Europe.

Au cours de cette étude, j’ai essayé de présenter une vue globale du phénomène révolutionnaire en Catalogne, en choisissant surtout la période la plus féconde en bouleversements, celle qui va de juillet 36 aux événements de mai 37. Les causes de la déconvenue, de l’impasse ou de l’échec relatif de l’anarchisme seront abordées principalement d’une manière interne et indépendamment de l’issue militaire du conflit. Bien que j’éprouve des sympathies pour la philosophie libertaire, j’ai voulu établir une distanciation d’avec mon sujet et produire une étude critique, à l’écart de l’esprit "militant" propagandiste et en dehors de la défense acharnée d’une dogmatique.fût-elle anarchiste. J’ai tenté, en recourant précisément à la sensibilité critique libertaire, d’introduire une analyse non complaisante de l’action contradictoire des anarcho-syndicalistes espagnols. Autant dire que l’on ne trouvera guère ici la problématique des différents partis, la conduite adoptée par l’UGT (l’autre grand syndicat espagnol), la chronique des batailles militaires, la vie dans le camp nationaliste, le ballet des diplomaties , mais l’on ne rencontrera pas non plus 1a petite cuisine intérieure ou les préoccupations purement statutaires du mouvement anarchiste de la CNT-FAI. En dépit de cette limitation volontaire à la trajectoire des anarchistes, cet essai a l’ambition. certainement démesurée, de fournir quelques enseignements de portée générale quant au changement social.

En introduction, les faits saillants de l’anarchisme hispanique vont être rappelés de manière linéaire avec, en arrière-fond, les principales phases de l’histoire moderne de 1 ’Espagne. Une chronologie détaillée, placée en annexe, permet de suivre le déroulement de la guerre civile, tant en Catalogne que dans le reste de l ’Espagne et au plan international.