Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
CHAPITRE III : « La dispersion des tendances » : Les mouvements anarchistes en Saône-et-Loire [1899-1914]
B) "Un monde éclaté" : l’anarchisme en crise ? (1901-1908)

Texte précédent

A) D’une grève à l’autre : l’agitation permanente (1899-1901)

1) La fin des groupes anarchistes

En ce début de XXème siècle, comme le suggèrera Bouhey, l’anarchisme est un « monde éclaté [1] ». D’abord, les violents débats d’idées au sein même du mouvement contribuent à le disperser en plusieurs tendances. Maitron expliquait déjà la difficulté de parler d’anarchisme sans épithète, tant les divergences étaient grandes entre les militants. De plus, l’opposition de la majeure partie des anarchistes « à tout ce qui rappelait de près ou de loin un parti » amenait le « dégout de ceux qui croyaient comprendre que jamais il ne serait possible de réaliser une entente durable et abandonnaient durablement le mouvement » [2] .

C’est en quelque sorte cette impuissance du mouvement à agir qui va conduire beaucoup d’anarchistes à militer dans des organisations fédérant tous les révolutionnaires. En effet, comme le montre Bouhey :

« une frange des compagnons – en général des anarchistes communistes et syndicalistes – se montre également prête, à unir ses forces à celles des autres révolutionnaires au sein de multiples organismes, ce qui contribue encore à l’émiettement du mouvement. Ce type d’entente avait sans doute été préparé par les contacts noués entre socialistes et anarchistes pendant la période des attentats, et surtout, pendant l’affaire Dreyfus, et elles prennent corps au sein de groupes, de comités, de syndicats, de ligues – voire de partis. [3] »

Ainsi, après l’épisode de 1900-1901, les groupes purement anarchistes semblent disparaître du département. Les groupes de Chalon et de Montceau s’éteignent progressivement par manque de militants. En effet, faute de participants, les réunions des groupes semblent avoir été de moins en moins régulières au cours de l’année 1901 [4] .

Nos sources, abondantes pour l’épisode « Broutchoutiste », se réduisent à quelques feuillets pour ces années là. L’anarchisme « organisé » n’existe plus dans la région. Cette théorie est corroborée par un rapport du commissaire spécial Müller, daté de 1905, où il dresse un bilan de l’activité anarchiste à Montceau pour conclure « l’anarchisme à Montceau a disparu » [5] .

Les anarchistes qui continuent de militer ont choisi de nouvelles manières de s’engager. Ils rejoignent un syndicat, ils se rapprochent des socialistes ou d’autres organisations politiques de gauche afin de promouvoir leurs idées.

Un petit groupe d’anarchistes du Creusot, qui se rassemble chez l’anarchiste Salamon, s’engage par exemple dans les syndicats [6]
. Tandis qu’à Chalon, les anarchistes Bautois et Guérin profitent de toutes les réunions politiques pour développer leurs idées. En 1904, ils infiltrent par exemple une réunion des « jeunesses laïques » pour distribuer leurs brochures antimilitaristes [7] .

Mais on peut penser que les anarchistes ont aussi rejoint les groupes « d’études sociales », proches des socialistes. Au cours des années 1901-1902, les groupes d’études sociales d’Autun, du Creusot et d’Epinac affichent régulièrement des placards anarchistes comme : « Aux travailleurs de tous pays » violent pamphlet antimilitariste qui suggère aux lecteurs de se procurer Les Temps nouveaux [8] .

L’entente à priori impossible entre les anarchistes, due à l’importante de leurs divergences, conduit un militant quelque peu désabusé comme Dunois à un constat qui reflète, « avec quelque raison » selon Maitron, l’état des anarchistes français en ce début de siècle :

« 1.Des anarchistes qui créent des groupes, mais qui manquent d’influence, de culture et – très
souvent aussi – de sérieux ;

2.Des anarchistes influents, instruits, honorables, qui ne veulent pas entendre parler
d’organisation ;

3.Des anarchistes syndicalistes pour qui le groupement idéologique est devenu une superfétation
vaine ; (ajouterai-je que je suis bien près de partager leur opinion ?) ;

4.Des anarchistes affiliés au Parti socialiste et néanmoins demeurés fidèles à l’esprit, sinon aux
formules, de l’anarchisme.

Avec de pareils éléments, on ne fait pas une organisation anarchiste. [9] »

Dès lors, la relative impuissance du mouvement anarchiste français en ce début de siècle semble avoir amener les compagnons à trouver de nouvelles façons de militer. Pour les individualistes, ce fut parfois le choix de l’illégalisme, pour les autres, la décision de militer au sein d’un syndicat. La puissance du syndicalisme dans la région, surtout depuis la création du syndicat des mineurs de Montceau lors de la grève victorieuse de 1899, amena probablement de nombreux militants à s’engager dans cette voie.

2) Le syndicalisme : un nouveau moyen de militer

a) Les anarchistes et le mouvement syndical

Dès le début des années 1890, une partie des anarchistes pensait qu’il était temps de « se rapprocher des salariés [10] ». La Révolte défendait cette position depuis 1890, et on pouvait alors y lire : « Il faut être avec le peuple, qui ne demande plus l’acte isolé, mais des hommes d’action dans ses rangs 2 [11] ». Après l’épisode de la répression, on assiste à la reparution de la presse anarchiste en 1895, les anarchistes vont alors débattre de plus en plus violemment la question du syndicalisme. Nécessité vitale pour certains, fourvoiement pour d’autres, au tournant du siècle, ils restent divisés sur la position à prendre vis à vis des groupements ouvriers. L’étude de la presse anarchiste permet de rendre compte de ces divisions. Ainsi, dès 1895, grâce à des collaborateurs comme Pelloutier, Delesalle ou Pouget, Les Temps nouveaux et Le Père Peinard ont tendance à se rapprocher du mouvement syndical. Si, comme nous l’avons vu, Le Libertaire reste pour un temps le « refuge de ceux des anarchistes qui sont violemment hostiles au mouvement syndical [12] », il abandonne progressivement cette position au tournant du siècle. Au final, au début du XXème siècle, seuls les anarcho-individualistes, groupés à partir de 1905 autour du journal l’Anarchie, restent violemment hostiles au syndicalisme :

« Le syndicat est pour le moment le dernier mot de l’imbécillité en même temps que de la férocité prolétariennes. Ce nouveau système d’entre-égorgement se propage dans le monde des travailleurs. Et l’empressement des pouvoirs publics ou des puissances privées à n’y opposer que d’hypocrites résistances est d’une logique parfaite. Les syndicats disciplineront plus fortement qu’elles ne l’ont jamais été les armées du Travail et les feront, bon gré mal gré, de meilleures gardiennes encore du Capital. Dans une récente beuglerie électorale, un ouvrier typographe est venu proclamer du haut d’une tribune que tous les ouvriers non syndiqués étaient les ennemis du prolétariat, de faux frères, pour lesquels on ne devait avoir ni ménagement ni pitié ! Et la foule des syndiqués a frénétiquement applaudi. Les autres travailleurs peuvent crever de faim, de maladie, de misère. Les patrons ou les compagnons qui leur viendraient en aide seraient de ce fait dénoncés à l’indignation publique. Le syndicat ou la mort. [13] »

Pourtant, c’est en militant à l’intérieur de structure comme la CGT ou la fédération des bourses du travail que le mouvement connaît un nouveau souffle au début du XXème siècle. Avec Fernand Pelloutier à la tête des bourses du travail de 1895 à sa mort en 1901, la fédération devient vite « la chose des anarchistes [14] » et le « point d’appui dont ils avaient besoin [15] ».

La CGT, dès sa création en 1895 au congrès de Limoges, est investie par les anarchistes, dont
certains comme Delesalle, Yvetot ou Pouget conquièrent les postes dirigeants [16] .

Si ces organisations ne sont pas purement anarchistes, elles offrent aux compagnons un cadre de
lutte et des moyens considérables amenant Maitron à conclure :

« Ainsi, ce que les anarchistes n’avaient pas su réaliser pour leur propre « parti », pour leurs groupes d’affinité, ils comprenaient la nécessité de le faire pour les organismes syndicaux qu’ils avaient l’ambition de diriger. [17] »

Pourtant, ces organisations ne restent qu’un « outil », un « moyen de militer » en se rapprochant des autres ouvriers. C’est ainsi que Michel Dreyfus insiste sur les multiples influences de la CGT :

« Dès les premières années, les orientations idéologiques [de la CGT] dépassaient de très loin le
cadre des seules propositions anarchistes [18] ».

Néanmoins, l’influence de l’anarchisme sur la CGT des premières années reste indéniable, et la charte d’Amiens de 1906, même si elle ne rejette pas explicitement l’état, semble confirmer cette orientation. Elle adopte des principes fondamentaux comme le rejet du politique en faveur de la lutte économique ou l’action directe d’une « minorité consciente ». De plus, des thèmes de propagande comme la grève générale révolutionnaire ou l’antimilitarisme rappellent évidement les idées fortes de l’anarchisme.

b)Le syndicat des mineurs de Montceau-les-Mines et l’anarcho-syndicalisme.

Pour étudier en détail l’influence anarchiste au sein des syndicats de la région, nous avons choisi, par commodité et pour sa valeur paradigmatique, de nous focaliser sur le syndicat des mineurs de Montceau-les-Mines. En effet, le travail nous est ici facilité car le syndicat a déjà été plusieurs fois étudié dans le cadre de mémoires de maitrise [19] . Avec près de 9000 adhérents, il est le syndicat le plus important de la fédération départementale et les montcelliens occupent au bureau fédéral toutes les fonctions importantes. [20] De plus, la « tradition anarchiste [21] » de Montceau, soulignée par Romain Paszko, n’est pas étrangère à l’émergence d’une tendance anarcho-syndicaliste à l’intérieur du syndicat.

Ainsi, « les germes de la contestation sont plantés dans le fertile terreau montcellien et s’enracinent tout au long de l’année 1900 [22] ». Nous l’avons vu, les libertaires sont marginalisés à Montceau après la grève de 1901. Pourtant, nous pensons que le discours libertaire a contribué à radicaliser celui du syndicat. D’abord, les syndicalistes durcissent le ton contre le gouvernement et les politiciens qui les ont abandonné lors de l’épreuve de force de 1901. Ensuite, l’adhésion du syndicat à la CGT en 1903, « témoigne de sa nouvelle orientation vers l’extrême gauche [23] ».

A partir de cette date, Paszko prend plusieurs exemples de militants anarchistes qui tentent de s’imposer au sein du syndicat. En effet, dès 1903, un certain Boutillon, « proche des cadres de la confédération et qui partage leurs convictions libertaires [24] » fait son entrée au conseil syndical en tant que « délégué-suppléant [25] ». Il amène Chalmandrier, alors secrétaire du syndicat à radicaliser ses positions et, lors des grèves de 1906 dans le Pas-de-Calais, il soutient l’action du « jeune syndicat », animé par Benoit Broutchoux. L’anarcho-syndicalisme reste pourtant une simple tendance qui n’arrive pas à s’imposer. Après 1906, le syndicat évolue lentement vers le réformisme même si « cette aile gauche au sein des instances syndicales reste active jusqu’en 1914 [26] ».

Ainsi, après l’épisode héroïque « broutchoutiste » de l’année 1900, l’anarchisme est durablement marginalisé dans la région. S’il existe toujours des militants qui tentent d’imposer leurs idées au sein de nouvelles structures comme les syndicats ou la bourse du travail, leur influence reste faible bien que l’on puisse penser qu’elle ait contribué à les radicaliser.

3) Le triomphe d’un thème anarchiste : l’antimilitarisme

Depuis les débuts du mouvement anarchiste, l’antimilitarisme associé à l’antipatriotisme était une des idées fortes du mouvement, qui réussissait à fédérer l’ensemble des tendances de l’anarchisme. Au début du XXème siècle, il devient un thème commun à l’ensemble du mouvement ouvrier. Nous l’avons vu le développement du syndicalisme, imprégné de la culture anarchiste, permet à des organisations, comme la CGT, de se lancer dans le combat antimilitariste. Ainsi en 1906, la confédération lance une campagne contre la guerre. Des placards « Guerre à la Guerre ! » fleurissent à Montceau et à Macon [27] . L’idée directrice de cette campagne résidait dans le simple fait que l’internationalisme ouvrier devra faire échec à la guerre :

« TRAVAILLEURS, ne nous laissons pas abuser par le mot « Honneur national ».Ce n’est pas une
lâcheté que de faire reculer la horde des financiers qui nous conduisent aux massacres.
D’ailleurs en Allemagne comme en France, la communion d’idées est formelle sur ce point : Le
prolétariat des deux pays se refusera à faire la guerre !

Ainsi que nous, autant que nous, nos frères les travailleurs d’Allemagne veulent la paix, comme
nous ils ont horreur des tueries. Comme nous, ils savent qu’une guerre, en satisfaisant les intérêts
capitalistes, serait préjudiciable à la cause de l’Emancipation ouvrière.

Donc par notre action commune et simultanée, forçons nos gouvernements respectifs à tenir
compte de notre volonté : NOUS VOULONS LA PAIX ! REFUSONS NOUS A FAIRE LA
GUERRE ! [28] »

Nous l’avons largement développé ici, l’anarchisme en crise cherche des solutions pour se rapprocher des masses. Le développement de l’antimilitarisme est un moyen pour les libertaires de diffuser leurs idées au sein du mouvement ouvrier.

Les organisations proprement antimilitaristes n’étaient pourtant pas nouvelles dans le milieu anarchiste, puisque dès 1886 existait la « ligue des antipatriotes » en opposition à « la ligue des patriotes » de Déroulède. Après une existence éphémère, la « ligue antimilitariste » créée à l’instigation des anarchistes et des syndicalistes en 1902 prend le relais tout en étant largement ouverte sur le mouvement ouvrier. Le dynamisme de l’antimilitarisme anarchiste connait son apogée avec la création de l’AIA : l’Association Internationale Antimilitariste, suite au congrès d’Amsterdam, convoqué à l’initiative de l’anarchiste néerlandais Ferdinand Domela Nieuwenhuis. Ainsi dès 1901, dans une brochure distribuée en France par Les Temps nouveaux, Nieuwenhuis s’interrogeait sur l’attitude que les socialistes révolutionnaires et les anarchistes devraient tenir en cas de guerre [29] . Reprenant à son compte, le « projet de paix perpétuelle » d’Emmanuel Kant, l’anarchiste souhaite démontrer que le seul système politique qui pourrait assurer la paix est l’anarchie. Il insiste sur le devoir de révolte du peuple si une guerre devait être déclarée par les gouvernements :

« Quand les gouvernements déclarent la guerre, c’est un acte révolutionnaire et nous avons le droit, même le devoir d’y répondre avec la révolution.

Quand on est attaqué, on a le droit de se défendre. Eh bien ! La guerre est une attaque à notre vie, à notre bien-être, à notre liberté, à l’humanité et nous défendons, au nom de la civilisation, l’humanité contre les canons et les fusils de nos oppresseurs.

De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, voilà ce qu’il faut, et le triomphe est à nous,
car l’anarchie c’est l’ordre, c’est la paix, c’est la suppression du paupérisme, c’est la liberté. [30] »

Ainsi, le peu d’activité anarchiste que nos sources nous permettent de répertorier en Saône-et-Loire à cette époque, est concentrée sur l’antimilitarisme. C’est d’abord au sein des syndicats qu’on développe les idées antimilitaristes avec les grandes campagnes de la CGT. Mais les groupes d’études sociales proches des socialistes sont également partie prenante de ces campagnes. En effet, entre 1901 et 1902, le manifeste international « Aux travailleurs de tous pays [31] » est affiché régulièrement dans toutes les grandes villes de Saône-et-Loire par ces groupes [32] .

Enfin, des conférenciers anarchistes comme Sébastien Faure ou Ernest Girault, qui avaient l’habitude de venir faire des tournées dans le département, concentrent alors leurs prises de paroles sur les idées antimilitaristes et antipatriotiques. Ainsi en 1905, Sébastien Faure tient de grandes conférences sur le sujet « La guerre ou la paix » qui réunissent jusqu’à 400 personnes à Chalon [33] . En octobre 1907, Ernest Girault base sa tournée sur le thème « Oui ! Nous tuerons Dieu et la Guerre ! » où il insiste sur le rôle de la religion et de l’armée, « chiens de garde du militarisme et du patriotisme » [34] .

Enfin des conférenciers socialistes comme Gustave Hervé sont invités dans le bassin minier à l’initiative du syndicat des mineurs. En janvier 1906, il se distingue par ses conférences où il développe des positions radicales, proches de ce qu’aurait pu exprimer en son temps Benoit Broutchoux. En effet, en cas de guerre, il recommande au soldat de désobéir et de « retourner leurs armes contre leurs chefs ».

Cette période de 1901-1908 est très difficile à étudier pour nous, car elle correspond en fait à une période de dilution de l’identité anarchiste dans les nouvelles organisations qui représentent « l’action » face à l’immobilisme de l’inorganisation alors caractéristique des milieux anarchistes.

L’anarchisme du début du XXème siècle est un « anarchisme en mutation », un « monde éclaté ». Cette « crise » est criante en Saône-et-Loire et le puissant développement du syndicalisme semble avoir sonné le glas de « l’anarchisme traditionnel » dans cette région. Pourtant, pour la plupart des militants, l’entrée des compagnons dans les syndicats permettait à l’anarchisme de renaître. En se rapprochant du mouvement ouvrier, des « masses », les anarchistes pouvaient dépasser leurs problèmes perpétuels de « non-organisation » et continuer à développer leurs idées à une échelle beaucoup plus importante. Pourtant d’autres compagnons, comme Malatesta, voyaient dans le développement du syndicalisme révolutionnaire, une menace pour l’anarchisme « dans son existence même » [35] . Ainsi, si l’on ne peut vraiment parler de « crise », il est sûr que le mouvement anarchiste français de ce début de XXème siècle est profondément divisé. Le monde anarchiste est alors un « monde éclaté [36]] ». C’est sous cette expression que Bouhey caractérise la période de 1900•1914, aussi nommée « dispersion des tendances [37] » par Maitron.