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Recherches anarchistes
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Chapitre I : Émergence et structuration d’une tendance anarchiste au sein du mouvement ouvrier de Saône-et- Loire. Le temps des « Bandes Noires »[1878-1887]
A) Une lente rupture avec le socialisme : un anarchisme « spontané » ? (1878-1882)

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Introduction

1) Naissance de sociétés secrètes après la grève de 1878.

a)Aux origines de la contestation : l’échec de la grève de 1878 [1]

Depuis 1877, dans le bassin minier de Blanzy, les listes républicaines gagnaient en électeurs
à chaque nouveau scrutin. C’est ainsi qu’en janvier 1878, à Montceau-les-Mines, la liste des
républicains modérés menée par le Dr Jeannin était élue. L’échec de Chagot, le patron des mines, à
ces élections municipales entraîna bientôt des répercussions au sein de ses usines. C’est en effet
après cette victoire du Dr Jeannin qu’une douzaine d’employés de la compagnie des mines, tous
républicains, furent licenciés. En signe de défi, les ouvriers de Montceau-les-Mines se mirent en
grève en février 1878. Celle-ci ne dura qu’une vingtaine de jours et se solda par une répression des
plus violentes. Ainsi le 27 février, alors que la grève était générale, les gendarmes arrêtèrent de
nombreux employés dont cinq furent envoyés en prison. Les ouvriers furent surexcités par cette
provocation et le préfet dût faire appel à la troupe pour ramener l’ordre. Abandonné par le Dr
Jeannin qui jugeait ce mouvement « inopportun », la grève est matée, et les ouvriers reprennent le
travail à partir du 2 mars. C’est de cette défaite du prolétariat montcellien que naît la rupture entre
les républicains modérés et les éléments les plus radicaux.

b) Contre « le système Chagot »

La poignée d’ouvriers prête à continuer la lutte contre ce que de nombreux historiens locaux
ont appelé le « système Chagot [2] », se réunit au sein d’une société secrète. Ils ne pouvaient
s’organiser au grand jour du fait de la loi Le Chapelier, interdisant la constitution d’association. De
plus, le paternalisme oppressant de Chagot n’aurait pu tolérer cette fronde ouvrière, affront à son
hégémonie sur le bassin houiller. On ne peut dater précisément la création de cette association
secrète. Il semblerait que les premières rumeurs d’existence d’un tel groupement remonte à mai
1878 [3]. A partir de cette date, il paraît probable que les ouvriers frondeurs, au nombre d’une
centaine [4], aient pris l’habitude de se réunir dans les bois pour discuter ensemble des actions à
entreprendre pour lutter contre Chagot [5]. Née de l’échec des ouvriers montcelliens en 1878, cette
société va rapidement se développer, d’abord dans les villages et les hameaux environnant Montceau, notamment au Bois du Verne, puis s’étendre bientôt à l’ensemble du bassin houiller.

c) La première « Bande Noire »

c1) La Marianne

Pour étudier les sociétés secrètes, plus connues sous le nom générique de « Bande Noire [6] »
animant la vie ouvrière du bassin minier de Blanzy/Montceau-les-Mines à partir de 1878, nous
avons en partie repris la distinction faite par Marchandeau dans son article sur « Les Bandes
Noires [7] ». La première bande noire, appelée « La Marianne. [8] » a des ambitions à priori très
modérées : « le but avoué serait la défense de la République [9] ». Les individus qui la composent
entretiennent entre eux des signes de ralliements spécifiques, comme le « clignement d’oeil ou le
serrement de main [10] » qui peuvent rappeler ceux de la franc-maçonnerie. Marchandeau parle
également de référence au carbonarisme via la mise en scène initiatique proposée à chaque nouvel
adhérent : « les adeptes prêteraient, paraît-il, un serment dans une forme convenue et solennelle,
jurant sur le poignard de défendre la République [11] ». Un long rapport de la gendarmerie de
Montceau [12] nous en apprend plus sur l’organisation et les méthodes de la société. Un certain
François Suchet, musicien, semble être à la tête de la société. Il existerait une section par quartier,
laquelle section serait encore divisée en quelques « escouades ». Ce type d’organisation laisse
supposer que les groupements sont travaillés par la tentation de l’action directe. De plus, ce même
rapport nous apprend que les sociétaires n’ont pas peur d’utiliser la violence. En effet, en juillet
1879, « Vindiollet » et « Jeunehomme » sont « laissés pour mort » après avoir été rossés par des
affiliés de la bande noire, qui leur reprochaient d’être des mouchards. Il faut d’ailleurs noter que
cette peur du traître est omniprésente et constitue une constante au sein des « bandes noires ».

c2) Un groupe « anarchiste » ?

Cette première « bande noire », n’est « anarchiste » qu’aux yeux des autorités effrayées par
ce groupement ouvrier qui ne cède jamais à la tentation de l’action violente. Celui ci sera d’ailleurs
bien vite démantelé par l’action du Dr. Jeannin qui calme les esprits vers la fin de l’année 1879 :

« La Marianne ne résiste pas longtemps aux pressions qui sont exercées sur ses membres. Le
docteur Jeannin et le sous-préfet de Châlon prodiguent en effet de « bienveillants » conseils aux
mineurs. Ces derniers se rallient finalement aux positions défendues par leur édile et par le
représentant de l’Etat [13] »

Cependant la Marianne possède en elle de nombreux éléments qui donneront naissance aux
groupuscules anarchistes des années 1880. Tout d’abord, le mode d’organisation choisi par ces
ouvriers, c’est à dire la société secrète, est un type d’association chère à un Bakounine qui y voyait
une manière possible « d’imposer » l’anarchie par une pratique souterraine. Cette manière de
s’organiser n’est pas caractéristique des libertaires mais demeure dans la tradition des sociabilités de
la gauche, et cela depuis la monarchie censitaire. [14].
De plus, les rites en vigueur au sein de l’association ont un rapport étroit avec les pratiques de la
franc-maçonnerie, ce qui avait déjà été noté par Maitron [15]. Cette symbolique n’est pas sans lien avec
l’anarchisme, même s’il faudra attendre l’ouvrage de Campion [16] pour que soit mis en avant les liens
qui existaient à la fin du XIXème siècle entre les anarchistes et les franc-maçons.

Mais au delà de cet « imaginaire » commun, l’aspect le plus intéressant réside dans la
composition de ce groupement. En effet, dès août 1879, un rapport du sous préfet [17] met en avant
l’existence de deux groupes distincts au sein du mouvement : d’un côté des hommes très jeunes, et
de l’autre des hommes « dans la force de l’âge : 40-45ans ». Dès lors, il semblerait que cette
hétérogénéité soit la source de l’ambiguïté des objectifs de la « bande noire ». D’un côté, les jeunes
sont prêts à « passer à l’action », tandis que les « pères de familles » sont garants d’une certaine
modération dans le choix des actions à entreprendre.

Fin 1879, le mouvement semble tué dans l’oeuf, mais c’est à cette même époque que Jean-
Baptiste Dumay, maire de l’éphémère Commune du Creusot en 1870, revient de son exil suisse. Sur
les décombres de l’association de 1879, il va tenter d’organiser le mouvement ouvrier balbutiant en
« chambres syndicales ».

2) Les chambres syndicales et la tentation de l’action directe.

a) Le rôle de Jean-Baptiste Dumay

a1)Promouvoir la propagande socialiste

Avec le retour de Jean-Baptiste Dumay dans la région, le socialisme va connaître un
renouveau dans le département. En effet, dès 1880, il fonde la Fédération Ouvrière de Saône-et-
Loire, affiliée à l’Union des Travailleurs Socialistes de Paul Brousse. Très actif à Montceau-les-
Mines, il va développer une propagande socialiste révolutionnaire intense. Il fonde un journal : La
Tenaille
où il signe de nombreux articles, et d’autres journaux révolutionnaires comme Le
Prolétaire
ou La Bataille sont distribués à Montceau-les-Mines et ses environs [18]. Il écrit également
de nombreux pamphlets, notamment Le Creusot : un fief capitaliste où il s’attaque directement au
paternalisme de Schneider. Le summum de cette propagande est atteint le 6 Mai 1882 alors que
Dumay contribue à la venue d’Allemane, qui donne une conférence au Creusot. Cet ardent
prosélytisme trouve un écho favorable dans le milieu ouvrier. Le commissaire spécial du Creusot
note que cette propagande a dopé les effectifs de la « bande noire reconstituée vers 1881 » à plus
de deux cent personnes [19].

a2) Dumay : un personnage ambigu

Tout le problème de compréhension de cette période réside dans le fait que le mouvement
ouvrier du bassin houiller se reconstitue à la fois à travers les chambres syndicales, mais aussi par
l’intermédiaire d’une nouvelle société secrète. Le commissaire spécial du Creusot associe ces deux
entités sous le terme de « bande noire ». Or Dumay, dans ses mémoires, réfute tout lien entre ses
chambres syndicales et les « jusqu’au boutiste » :

« Ce fut aussitôt après mon retour de Saint-Etienne qu’éclata le fameux mouvement
révolutionnaire de Montceau-les-Mines où fut incendiée la chapelle de M. Chagot. Mouvement
organisé et exécuté, comme je l’ai dit plus haut, par la police occulte de la Compagnie des Mines,
aidée par celle du Gouvernement. Ce fut un piège tendu contre le syndicat de Montceau-les-Mines
et contre la Fédération Socialiste de Saône-et-Loire, et malheureusement quelques pauvres
inconscients s’y laissèrent prendre et payèrent leur naïveté de plusieurs années de prison. [20] »

Bien sûr il faut faire la part des choses entre Dumay, qui nie tout lien avec les activistes de
Montceau, et la police qui parle de Dumay le « nihiliste » [21]. Cependant ses principaux lieutenants au
sein des chambres syndicales tels que Viennet ou Juillet sont également affiliés à la nouvelle bande
noire [22]. Dès lors, il semble difficile de penser qu’il existait une différence nettre entre les deux entités que constituent la « bande noire » et les chambres syndicales. Leurs membres sont souvent
les mêmes ou du moins se connaissent très bien, ils se réunissent tous la nuit dans les bois aux
alentours de Montceau et du Creusot.

b) « La deuxième Bande Noire : les chambres syndicales » .

A partir de cette constatation, nous ne pouvons qu’être en accord avec René Marchandeau
qui parle de « la deuxième bande noire : les chambres syndicales [23] ». Créées dans les débuts des
années 1881 sous l’impulsion de Dumay, les chambres syndicales se développent avec à leurs têtes
des rescapés de la Marianne. C’est ainsi que des hommes comme Antoine Bonnot ou François
Juillet deviennent les lieutenants de Dumay en prenant respectivement la tête de « La Pensée » du
Bois du Verne et de « La Santa Maria » à Blanzy.

Nos sources nous permettent de retracer l’organisation de la chambre syndicale du Creusot. Dumay
est le chef de cette organisation d’environ 200 membres, fédérée avec les autres chambres de
Saône-et-Loire et assez proche du parti ouvrier. Elle est très marquée par le « possibilisme » et l’on
sait que chaque sociétaire reçoit chaque semaine le journal « Le Prolétaire » [24]. Chaque adhérent
possède un petit livret qui expose les buts et les statuts de cette société [25]. Le programme semble
assez modeste :

« Former un conseil syndical chargé de défendre les intérêts généraux de tous les ouvriers et les
intérêts particuliers de chaque adhérent, régler amicalement les difficultés entre ses différents
adhérents. Intervenir à l’amiable, épuiser tous les moyens de conciliation entre les ouvriers et les
patrons, surtout en ce qui concerne le travail, Enfin le but principal est la fédération, c’est à dire la
solidarité entre les travailleurs, afin de former un corps compact, qui nous permette, tout en
travaillant à notre affranchissement, de résister efficacement aux chefs, aux patrons, s’il était
nécessaire [26] ».

comme convenu chez Monod [27] à Dijon. Cette lettre nous permet d’affirmer que si cette deuxième
bande noire n’est pas vraiment un mouvement anarchiste, il existe néanmoins des militants
libertaires dans ses rangs. En effet, dans sa lettre, Guillaume met en avant ce que Bouhey appelle
« les devoirs du compagnon » :

« Être compagnon, c’est aussi s’entraider si nécessaire, une entraide qui renforce à son tour les
liens existant entre anarchistes. Et l’on s’entraide en effet d’abord en s’accordant l’hospitalité : ainsi,
fréquemment, les sources policières mentionnent l’hébergement de tel ou tel compagnon par un de
ses coreligionnaires politiques, qu’il soit dans le besoin, qu’il soit de passage dans la localité..
[...] [28] »

Guillaume insiste d’ailleurs sur le « compagnonnage anarchiste », ce qui laisse imaginer que
Monod est déjà venu en Saône-et-Loire et qu’il rend ici un devoir d’hospitalité envers un
compagnon montcellien. Nous pouvons dès lors suivre la thèse de Bouhey quand il parle d’un
véritable « réseau » anarchiste en formation au début des années 1880.

De plus, la deuxième bande noire est aussi en lien avec les anarchistes lyonnais par
l’intermédiaire du compagnon Bordat, leur « leader », qui est initié dans la seconde bande noire en
1882 [29]. Un mouchard rapporte que le compagnon aurait préconisé « la propagande par le fait » en
proposant aux affiliés de détruire les puits de mines à grand renfort de dynamite. Il aurait expliqué
qu’un grand mouvement révolutionnaire était sur le point de voir le jour et que les compagnons
devaient se « tenir prêts ».

d) Les prémices de la propagande par le fait

En juillet 1881, l’Internationale anti-autoritaire adoptait au congrès de Londres la doctrine
de la « propagande par le fait ». Cette nouvelle pratique consistait à propager par des actes l’idée
révolutionnaire. Il s’agissait de « porter l’action sur le terrain de l’illégalité, qui est la seule voie
menant à la révolution [30] ».

Au début de l’année 1882, le monde ouvrier montcellien est en émoi après la grande grève
de Roanne du mois de Mars 1882. En effet, à l’issue de celle-ci, un jeune ouvrier, Fournier, avait
tiré sur son patron. Cet événement, glorifié par la presse anarchiste, est considéré par les libertaires
comme le premier acte authentique de « propagande par le fait » en France. C’est dans ce contexte
que la bande noire va passer à l’action contre « l’oppression religieuse et politique des Chagot [31] »

En effet, à partir de juin 1882, la bande va s’en prendre à « l’auxiliaire privilégié des Chagot : le
clergé local [32] ». C’est au Bois-du-Verne, hameau de Montceau, que l’action va se concentrer. Les
chambres syndicales sont bien implantées ici, grâce à l’action de Bonnot et Viennet, ce qui permet à
la bande de passer à l’action.

En juin 1882, des reposoirs préparés pour une procession religieuse sont jetés dans un
étang. Puis, « dans la nuit du 5 au 6 août, la Croix de Mission du bois du Verne fut jetée à bas.
Dans la nuit du 11 au 12, ce fut le tour de celle des Alouettes et dans la nuit du 12 au 13 de celle du
Bois Roulot. [33] ». Si ces premières actions sont surtout marquées par l’anticléricalisme, c’est que le
clergé local, notamment le curé Gauthier du Bois du Verne est très lié à la Compagnie. En effet,
Marchandeau nous explique que le curé a particulièrement excité les ouvriers par son dévouement
envers Chagot. Ce lien avec la compagnie lui vaudra une lettre de menace de la Bande Noire :

« Citoyen curé Gauthier, [...] si tu n’as pas quitté le pays dans quarante-huit heures, nous te ferons
ton affaire. On pourrait bien te sortir de ton écurie avec quelques grains de plomb dans la tête.
La Bande Noire [34] »

Ces actions sans grande envergure du début de l’été 1882 ne sont que les prémices d’une
radicalisation du mouvement. La deuxième bande noire était travaillée depuis ses débuts par la
tentation de l’action directe qui s’opposait à sa façade syndicaliste. L’été 1882 est le temps du
décrochage entre ces deux tendances, et le point culminant sera atteint le 15 août avec le
déclenchement, par les éléments les plus radicaux, d’une véritable émeute suivie par de nombreux
ouvriers.

3)L’émeute du 15 août : la première émeute anarchiste ?

a) Un « mouvement de protestation populaire [35] » .

A partir de l’ouvrage d’Albert Bataille [36], relatant le procès des accusés de Montceau-les-
Mines, nous avons pu nous faire une idée du déroulement de cette émeute. Avant qu’elle ne débute,
un groupe, avec à sa tête un certain Devillard, aurait pillé une armurerie au « Champs du moulin »
avant de rejoindre le gros de la bande au Bois du Verne pour distribuer les armes [37]. C’est là-bas, vers
vingt-deux heures que commence une série d’attaques à la dynamite et à la hache contre la chapelle
du hameau. Au premier coup de dynamite, les émeutiers seraient sortis des bois pour se réunir à la
chapelle, qui fut pillée puis incendiée. Il semble que la bande « au nombre d’environ deux cents [38] »
se soit ensuite dirigée vers les villages voisins, drapeau rouge en tête, aux cris de « Vive la sociale !
Mort aux bourgeois ! ». Apprenant que leur mouvement était isolé, les émeutiers se seraient
dispersés sur le chemin de Blanzy. Cette version des faits proposée par Alain Bataille, et reprise en
partie par Maitron, est intéressante car on peut penser que les émeutiers étaient persuadés, ou du
moins espéraient, que le « grand soir » était arrivé et qu’un mouvement d’ampleur nationale allait
éclater. Cette espoir reprend en partie les croyances des milieux anarchistes de l’époque sur
l’imminence de la révolution. Dès lors, le discours que Bordat avait tenu lors de son initiation au
sein de la bande noire pourrait avoir en partie motivé cette émeute [39].

Dès le lendemain, de nombreuses arrestations sont effectuées et l’on fait appel à la troupe
pour maintenir l’ordre. Un premier procès débute le 18 octobre et mène à la comparution de 23
accusés [40] devant la cour de Chalon-sur-Saône. Parmi ceux-ci on retrouve de nombreux membres des
chambres syndicales comme Viennet, Juillet ou encore Bonnot, mais aussi François Suchet ex leader
de la Marianne, la première des bandes noires. Le procès commence et l’acte d’accusation
est rédigé en ces termes :

« Ce mouvement se rattache d’une façon manifeste à un ensemble de tentatives révolutionnaires,
méditées et combinées par les membres violents du « parti ouvrier » et qui, selon les
vraisemblances, devaient se produire à la fois sur divers points. Il se lie étroitement à ces
assemblées mystérieuses, plusieurs fois surprises ou du moins entrevues, aux délibérations de
prétendues chambres syndicales, foyers de propagande collectiviste ou anarchiste [41] »

b) Le temps des procès

Au sixième jour du procès, le 24 octobre, le procureur fait renvoyer l’affaire à une
prochaine session en raison des pressions exercées contre les jurés à travers des lettres de menaces
et les attentats de la nuit du 22 au 23 octobre qui avaient touché Lyon [42]. Alain Bataille recopie dans
son ouvrage une de ces lettres, envoyée au président des assises :

« Maitre président,

Si tu charges trop dans ton réquisitoire nos amis de Montceau, et si tu ne donnes pas des ordres
pour la mise en liberté de notre ami Bordat, je t’attaquerai dans tes affections les plus intimes. Je te
ferai mourir à petit feu. Je me fiche de ta justice comme d’une guigne. Race Bourgeoise et
exécrable, jamais tu ne m’auras sous ta griffe, mais malheur à toi si nos amis ont des peines
sévères. Les avocats sont aussi nos amis, et il les défendront avec courage pour la plus grande
gloire de la Révolution sociale, une, indivisible et universelle.
Je te salue, Maitre. [43] »

Cette lettre émane vraisemblablement d’un compagnon lyonnais, Bordat ayant été arrêté à
l’occasion de l’attentat de l’Assommoir. Même s’il est difficile d’affirmer que l’émeute du 15 août est
un acte purement anarchiste, les compagnons se sont emparés de cet événement et ont glorifié leurs
auteurs pour cet acte de « propagande par le fait ». C’est dans ce contexte d’agitation que le procès
est reporté. Il ne trouve son dénouement que le 23 décembre à la cour d’assise du Puy-de-Dôme [44].
Le verdict établit une distinction entre chambres syndicales et bandes noires. Dès lors, les
condamnations dépendent seulement des actes que l’accusation a pu établir comme ayant été
commis ce soir là. Ainsi, Bonnot, président de la chambre syndicale du Bois du Verne, est acquitté,
tandis que Viennet ou Juillet, eux aussi présidents de chambres, se trouvent condamnés.

c)Une émeute saluée par les milieux anarchistes

Au cours du procès de la bande noire, les anarchistes lyonnais avait montré leur soutien au
mouvement de Montceau, en adressant de nombreuses lettres de menaces aux personnes chargées
de juger les montcelliens. C’est bientôt toute la presse anarchiste qui s’empare de l’affaire. Ainsi
L’Étendard Révolutionnaire salue « cet admirable mouvement anarchiste qui fait trembler. [45] » et Le
Révolté
consacre plusieurs numéros [46] à ces évènements. Le journal de Jean Grave insiste sur le
caractère anticlérical de cette émeute qui tient surtout à des considérations locales [47], mais qui, selon
lui, avait pour but de frapper directement le capital :

« Il ne faut pas croire, au surplus, qu’ils se soient exclusivement bornés là : comme nous l’avons dit
plus haut, ils se sont aussi attaqués à la propriété, aux chefs industriels et aux représentants du pouvoir. Des maires, des gardes-champêtres, des contre-maîtres, des gendarmes, ont été arrêtés,
maltraités [...]Même, au fond, c’était bien sûr le capital qu’ils entendaient frapper à travers sa
milice noire1 [48] »

Même si le journal insiste sur la timidité du mouvement, il n’en reste pas moins un événement d’une
importance majeure, car il est l’acte fondateur de la « propagande par le fait insurrectionnelle » en
France :

« Un événement d’une immense portée, et dont les conséquences, au point de vue socialiste
révolutionnaire sont inappréciables, vient d’éclater brusquement, comme un coup de tonnerre, au
beau milieu de la digestion sereine des repus. [49] »

Ainsi, le numéro suivant du Révolté, saluait déjà les quelques émules que le mouvement avait su
créer dans l’Allier à Montluçon ou à Villefranche [50].

d) Un anarchisme spontané ?

Durant cette période, le problème redondant de notre étude est de définir ce qu’est un
anarchiste ou un acte anarchiste à proprement dit. Maitron expliquait déjà ce problème de
méthode ; l’identité anarchiste étant assez diffuse et parfois difficile à distinguer du socialisme :

« Nous avons retenu les actes accomplis par des anarchistes conscients, mais aussi ceux que la
presse libertaire revendique ou exalta sans que leurs auteurs puissent être comptés avec évidence
au nombre des compagnons [51] »

C’est par cette explication qu’il introduit l’affaire de Montceau-les-Mines, dans son chapitre sur les
« mouvements de protestations populaires ». Cette précision sur la méthode l’entraîne à affirmer
que le mouvement de Montceau peut être considéré comme anarchiste car :

« L’étude que nous avons faite de l’organisation anarchiste montre que, pour agir en anarchiste,
point n’est besoin à cette époque de directives et d’organisations, considérés comme autoritaires. [52] »

On peut dès lors proposer un modèle d’anarchisme spontané pour les années 1880, caractère qui est
d’ailleurs revendiqué par la presse libertaire :

« Voilà des hommes qui, spontanément, sans chefs, sans mot d’ordre, sans consigne, en dehors de
toute préoccupation politique, uniquement parce qu’ils en ont eu assez de leur oppression et de
leur misère [...] [53] »

Cette spontanéité est à mettre en parallèle avec la foi des « leaders » du mouvement dans la
spontanéité des masses. Cette croyance est d’ailleurs un des traits principaux de l’idéal-type de
l’anarchiste insurrectionnel proposé par la typologie de Manfredonia [54]. Ce trait caractéristique est
repris par la presse anarchiste pour expliquer le mouvement de Montceau. Même si la masse des montcelliens n’avait pas forcément le sentiment d’appartenir à l’anarchie, ils ont « adopté
instinctivement la tactique anarchiste [55] » pour se révolter.

Texte suivant :

B) La construction d’une identité politique : un anarchisme
« conscient » ? (1882-1884)