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Recherches anarchistes
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Introduction

Partie I. L’écriture des possibles : l’anarchisme comme opposition au déterminisme

 I.1 Armand Gatti et l’anarchisme : dimensions politique et métaphysique.
 I.2 Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes
 I.3 L’écriture des possibles

Partie II. Une traduction esthétique de l’anarchisme au cinéma, entre visée sociale et expérimentation formelle
 II.1 L’Enclos, une célébration de "l’homme plus grand que l’homme"
 II.2 El otro Cristobal et l’esthétique de la démesure
 ‪II.3 Transcender les barrières du temps et des genres cinématographiques Roger Rouxel et Der Übergang über den Ebro
 ‪II. 4 Les expériences d’écriture collective‬

Conclusion

L’œuvre filmique d’Armand Gatti se caractérise par son unité de propos et sa diversité de
formes. Explorant les moyens du cinéma comme il explore ceux de la poésie et du théâtre, chacun
de ses films présente un rapport original entre fiction et documentaire. Le moins « réaliste »
dans son esthétique et dans son contenu, El otro Cristobal, témoigne en même temps d’un
contexte politique bien précis. Les deux séries documentaires que sont La première lettre et Le
lion, sa cage et ses ailes
fonctionnent à partir d’éléments de fiction, à partir de l’imaginaire et
des créations - picturales, littéraires, musicales, ... - des gens qui participent aux expériences.

Jamais Gatti ne crée d’univers fictionnel qui n’ait pas un rapport étroit avec l’Histoire et ses luttes. L’Enclos témoigne de l’univers concentrationnaire, Le Passage de l’Èbre de la révolution
espagnole et des luttes antifascistes, Nous étions tous des noms d’arbre du combat de l’IRA
en Irlande, et El otro Cristobal de la révolution cubaine. Un art dégagé des réalités sociales ne
l’intéresse pas : l’ignorance fait les résignés et l’art doit faire des révoltés, selon la formule [1] de
Fernand Pelloutier.

À l’inverse, les documentaires de Gatti ont besoin de la fiction et de la poésie pour ne pas
se contenter d’un constat fataliste, pour ne pas se soumettre à la réalité des évènements, et
pour faire de l’œuvre elle-même la manifestation d’autres possibles. Il s’agit bien de confronter,
chaque fois, les deux pôles que sont l’Histoire et l’Utopie. La poésie n’a pas pour fonction de
dissimuler le réel - elle naît au contraire des luttes les plus concrètes - mais d’offrir à l’homme
la possibilité de se dépasser.

Tous les films d’Armand Gatti ont une visée politique évidente : ils parlent de luttes et
de révolutions, et toujours du point de vue des révoltés. Ils ne sont pas à proprement parler « militants », parce que l’anti-dogmatisme profond de Gatti ne se satisferait pas de la forme tract et de son didactisme. Surtout, ses convictions politiques participent d’une vision du monde qui lui est propre, et qui se trouve figurée dans chaque film de façon originale, en fonction du sujet de chacun.

L’étude des films d’Armand Gatti a permis de relever un certain nombre d’éléments esthétiques par lesquels se manifeste la pensée libertaire et « possibiliste » du cinéaste.

L’Enclos exprime une idée de « l’homme plus grand que l’homme » à travers le rapport
entre allégorie et réalisme, idée qui restera au fondement de toutes les œuvres du cinéaste. Cela
passe en particulier par le rapport entre le réalisme des décors et du jeu d’acteur et le discours
véhiculé par le cadrage et le montage. C’est bien par la mise en scène elle-même que se manifeste
la vision profondément libertaire de cet homme « plus grand que l’homme ».

Cette vision induit l’idée de la démesure, seule dimension habitable par l’homme [2] , que le
cinéaste est parvenu à incarner dans El otro Cristo bal en rapport avec la révolution cubaine.
Cette notion de démesure se manifeste à la fois à travers la parabole que constitue le récit,
par l’utilisation du burlesque et de la parodie, les décors à la Méliès, les cadres penchés et les
fréquentes contre-plongées ... La bande son très riche contribue aussi à figurer l’internationalisme
et la lutte contre le pouvoir.

Le Passage de l’Èbre et La Première lettre (en particulier le premier film de la série intitulé
Roger Rouxel) convoquent davantage, adaptée au cinéma, la notion d’« écriture des possibles »,
qui opère des rapprochements par-delà les frontières du temps et de l’espace. Dans le premier
film, le dilemme de Manuel Aguirre qui hésite à retourner en Espagne est figuré par différents
procédés qui expriment le décalage entre l’endroit où il se situe physiquement et celui où sa
conscience le ramène (images gelées, voix off, intrusion d’images d’archives et d’images mentales,
etc.). Plus globalement, le film se caractérise par son hétérogénéité de forme qui permet de rendre compte des ambiguïtés du personnage, et des différents degrés de réalité.

Avec Roger Rouxel, il s’agit d’évoquer le passé tel qu’il subsiste dans le présent, de confronter
l’Histoire officielle au point de vue des survivants du groupe Manouchian, de lutter contre la
mort en faisant revivre par le film Roger Rouxel et son combat.

Enfin, les expériences d’écriture collective d’Armand Gatti s’avèrent particulièrement passionnantes du point de vue de l’anarchisme. Le mode de fonctionnement du tournage du Lion,
sa cage et ses ailes peut être qualifié d’autogestionnaire, permettant à chaque participant de
devenir créateur, et donnant lieu à une écriture multiple. L’exigence et l’absence de démagogie
du cinéaste se manifeste à travers la confrontation entre la poésie de Gatti et les idées des
ouvriers, confrontation que Gatti décrit ainsi à propos des expériences collectives en général :

Quand je dis on se réunit, on va faire telle chose, on va le faire tous ensemble, c’est vrai qu’on le fait tous ensemble ; sauf qu’il y a une chose : ce système d’écriture collective n’est possible que si tu es le poète. Si tu n’es pas le poète, tu ne peux pas le faire. Il y a toute une ascèse, tout un devenir à partir de l’aventure du Verbe. Quelqu’un a une idée, ça s’arrête et c’est fini. L’idée, elle est là, mais il faut la prolonger, quitte à reprendre le train en marche et si elle s’arrête à nouveau, c’est à toi à la faire repartir. [3]

L’œuvre cinématographique d’Armand Gatti est intéressante sous deux aspects en particulier
 : du point de vue de l’esthétique, puisque chaque film présente une forme adaptée à la vision
libertaire globale du cinéaste et au sujet particulier dont il traite, passant par divers types de
production (films de cinéma, films vidéo, ... ) et par divers genres ; mais aussi du point de vue
de l’anarchisme, que Gatti nourrit d’une conception originale, et auquel il fait prendre un sens
beaucoup plus large que son sens strictement politique.

Nous avons choisi de nous concentrer, dans le cadre de ce mémoire, sur les films d’Armand
Gatti eux-mêmes, en s’appuyant sur des analyses précises afin de mettre en lumière les questions
esthétiques qu’ils soulèvent. Il serait intéressant, dans un travail de plus grande ampleur et
éventuellement dans une thèse, de replacer mieux cette œuvre dans le contexte du cinéma des
années soixante et soixante-dix. L’Enclos, notamment, pourrait faire l’objet d’études comparatives
plus poussées concernant la représentation de l’univers concentrationnaire et du génocide. Pour
une analyse plus précise des enjeux d’El otro Cristobal, il faudrait étudier les autres films
consacrés à la révolution cubaine - ceux de Chris Marker et de Joris Ivens en particulier.

Les films collectifs seraient également à étudier par rapport aux autres expériences collectives
existantes. Un tel travail permettrait sans doute de dégager la spécificité de l’approche libertaire
de Gatti en regard d’approches politiques autres.

Il faudrait aussi, parallèlement à ce travail, replacer les films d’Armand Gatti par rapport à
d’autres productions libertaires contemporaines, afin de cerner davantage la singularité de sa démarche. Elle se distingue par exemple très fortement de la conception de l’« image-bombe [4] »
d’un cinéaste comme Nico Papatakis, du ton caustique de la mouvance provoc’ belge [5] , ou
encore de l’imaginaire fantastique d’un cinéaste comme Jean Rollin. Cela pourrait prendre la
forme, dans la continuité du travail d’Isabelle Marinone, d’une recherche sur le cinéma anarchiste
européen des années soixante et soixante-dix.
C’est aussi la « constellation Gatti » qu’il faudrait évoquer plus précisément dans un tel
travail de recherche. Car depuis plus de trente ans, Armand Gatti travaille en étroite collaboration
avec sa compagne Hélène Chatelain [6] , son fils Stéphane Gatti [7], et son ami et producteur
Jean-Jacques Hocquard. Ils ont créé ensemble plusieurs structures, comme l’IRMMAD (Institut de Recherche sur les Mass Media et les Arts de Diffusion), Les Voyelles qui ont permis de
produire Le Lion, sa cage et ses ailes avec l’Institut National de l’Audiovisuel, et l’Archéoptéryx, un atelier de création populaire qui fonctionna à Toulouse entre 1982 et 1985. À partir de 1986 ils
fondent La Parole Errante, et s’installent à Montreuil dans les anciens studios de Georges Méliès
 rebaptisés « La Maison de l’Arbre » - où sont réalisées aujourd’hui encore de nombreuses
expériences artistiques. C’est, notamment, dans les locaux de La Parole Errante que Peter
Watkins a tourné en 2000 un film sur la commune de Paris, La Commune (Paris, 1871). Les
correspondances avec la démarche d’Armand Gatti sont frappantes, Watkins s’appliquant à
mettre en rapport passé et présent, pour réaliser un film à la fois sur les évènements de la
Commune et sur le rôle des médias. Pour cela il mélange éléments historiques (décors, costumes, ... ) et anachroniques (jeu d’acteur, intrusion d’objets modernes comme la télévision ou les
micros des journalistes, prise de parole des acteurs sur leur personnage). Le rapport avec la
démarche de Gatti tient aussi à la participation d’acteurs non professionnels, pour la plupart
issus du XIe arrondissement de Paris, lieu même de l’action.

Dépassant le clivage entre individu et collectif, cette effervescence créatrice qu’Armand Gatti suscite autour de lui a donné lieu à d’importantes aventures humaines, qui nourrissent même les créations les plus solitaires.

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