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II.3 Transcender les barrières du temps et des genres cinématographiques Roger Rouxel et Der Übergang über den Ebro

Textes précédents

Introduction

Partie I. L’écriture des possibles : l’anarchisme comme opposition au déterminisme

 I.1 Armand Gatti et l’anarchisme : dimensions politique et métaphysique.
 I.2 Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes
 I.3 L’écriture des possibles

Partie II. Une traduction esthétique de l’anarchisme au cinéma, entre visée sociale et expérimentation formelle
 II.1 L’Enclos, une célébration de "l’homme plus grand que l’homme"
 II.2 El otro Cristobal et l’esthétique de la démesure

II.3 Transcender les barrières du temps et des genres cinématographiques Roger Rouxel et Der Übergang über den Ebro

Tous les films d’Armand Gatti proposent une forme originale qui mêle souvent fiction et documentaire, et confronte, comme on l’a vu, l’Utopie à l’Histoire. Deux d’entre eux offrent une structure un peu éclatée qui permet, dans un cas, de dépasser les frontières temporelles - le premier film de La première lettre, intitulé Roger Rouxel - et dans l’autre celles des genres, de façon à mieux rendre compte de la complexité du personnage principal - Le Passage de l’Èbre (Der Übergang über den Ebro).

Les films précédents, L’Enclos et El otro Cristobal, ainsi que la série documentaire Le lion, sa cage et ses ailes réalisée entre Le Passage de l’Èbre et La Première lettre, présentaient une -certaine unité formelle. Dans L’Enclos, l’unité de temps, d’espace et d’action se double d’une
assez grande unité esthétique. El otro Cristobal alterne deux types de scènes tout au long du film de façon régulière et Le Lion, s’il fait alterner des plans de statuts divers également, se situe toujours dans l’ici et maintenant des immigrés.

Le mélange des genres et des temporalités permet, dans les deux films en question - l’un dans le cadre du documentaire et l’autre de la fiction - de transcender un certain nombre de clivages entre présent et passé, réalisme et onirisme, notamment. On y retrouve d’une certaine façon l’écriture des possibles appliquée au cinéma : elle permet dans Roger Rouxel
de « donner quelques instants de plus à vivre » au jeune résistant fusillé, dans Le Passage de l’Èbre de mettre en scène le choix possible de l’engagement politique ou du renoncement, et les multiples niveaux de réalité qui forment la conscience du personnage principal.

Les deux films ont ceci de commun qu’ils sont nés du refus par le CNC de deux scénarios initiaux. Armand Gatti avait eu d’abord le projet d’un film sur le groupe Manouchian - concrétisé par un scénario portant deux titres Le temps des cerises et L’Affiche rouge - qui aurait été tourné avec les survivants du groupe et non pas interprété par des acteurs professionnels. Le Passage de l’Èbre quant à lui a été écrit à partir du scénario non réalisé de Cotinet, dans lequel Gatti s’inspirait directement de la figure de son père Auguste pour camper son personnage principal. Ce scénario a essuyé le même refus de l’avance sur recettes de la part du CNC. C’est grâce à la proposition du docteur Müller-Freienfelds de réaliser le film pour la
télévision de Stuttgart que le film a pu voir le jour. En arrivant dans cette ville industrielle Gatti a compris que son personnage devait être allemand. Il y avait beaucoup d’émigrés de différentes nationalités à Stuttgart, et il a décidé d’axer le film sur la question de l’émigration - qui lui tenait particulièrement à cœur et sera à nouveau la thématique principale du film suivant, Le Lion, sa cage et ses ailes. Ses sympathies pour la révolution espagnole, qui avait constitué « un moment décisif du siècle [1] », l’ont conduit tout naturellement à transformer le personnage de Cotinet en celui de Manuel Aguirre, réfugié espagnol émigré en Allemagne.

Les deux scénarios sont construits autour d’une idée de la « frontière », et de son dépassement, d’une certaine forme d’exil, sur le plan temporel dans le cas de Roger Rouxel et sur un plan plus spatial dans l’autre cas.

Roger Rouxel est le premier film de la série vidéo que constitue La Première lettre. Il est le point de départ, avec le poème éponyme d’Armand Gatti, à partir duquel les créations collectives avec les habitants de l’Isle d’Abeau ont pu se réaliser, et donner lieu aux cinq autres films de la
série.

De même qu’étant fils d’un balayeur d’origine italienne le récit du Passage de l’Èbre contient une forte dose autobiographique, Armand Gatti retrouve dans la figure de Roger Rouxel son propre passé de jeune résistant :

À un moment donné je me suis trouvé, à un âge relativement jeune, 16 ans et demi, presque 17, condamné à la peine capitale. C’était au moment de la Résistance.

[ ... ] Cette Résistance, victorieuse (parce que le nazisme a été défait) au fil du siècle s’est défait peu à peu, et on aboutit, du moins sur le plan français, à une espèce de pétainisme du temps de paix, lequel pétainisme était la raison pour laquelle on avait pris le maquis, on était rentré en insurrection. J’ai voulu savoir, approcher la Résistance non pas dans ce qu’elle avait été mais dans ce qu’elle était devenue, à travers les gens, telle qu’ils la vivaient aujourd’hui.

Alors je suis parti de quelqu’un qui avait le même âge que moi lorsqu’il a été fusillé. J’aurais pu être à sa place. Je n’y ai pas été. Mais j’aurais pu être à sa place. Et ce fusillé revenant dans son pays, là, en France et brusquement posant la question de ce pourquoi il était mort, de ce combat qui l’avait conduit là, posant cette question à ceux qui ne l’avaient pas connu, pour savoir ce qu’il restait de ce combat, de ce pourquoi il était mort ... pour moi, c’était une manière indirecte de poser la question. Non pas que ce fut moi, Roger Rouxel, mais ç’aurait pu être moi. Et en tous les cas, les réponses que Roger Rouxel a reçues, c’étaient les réponses que j’étais venu chercher. [2]

Le film se focalise dans sa dernière partie sur la lettre d’amour écrite par Roger Rouxel à sa petite amie Mathilde, peu avant son exécution, « première lettre d’amour et dernière lettre de vivant ». Ce qui permet d’humaniser la question de la résistance et de confronter le destin individuel au combat collectif. Ce portrait de Roger Rouxel et de l’ensemble des membres du
groupe Manouchian échappe ainsi à toute glorification et au traitement pseudo objectif des livres d’histoire. C’est une approche à la fois plus passionnée et moins manichéenne si la profonde sympathie d’Armand Gatti à l’égard de ces résistants transparait, aucune des multiples questions que posent la résistance et ses moyens n’est effacée par quelque formule définitive.

Gatti s’intéresse donc non pas à l’histoire du groupe Manouchian ou plus précisément de Roger Rouxel, mais à sa façon de persister dans le présent. À la continuité qui peut s’établir entre leur combat et la situation actuelle. Le film prend donc une forme éclatée qui ne cesse d’opérer des allers-retours entre le passé, tel qu’il subsiste à travers diverses traces (images d’actualité,
texte de la lettre de Roger à Mathilde, etc.), et le présent des lieux et des témoignages. Faire revivre Roger Rouxel en perpétuant sa mémoire, en montrant également que son combat n’est pas « passé », qu’il est lié aux combats présents et futurs, voilà l’enjeu fondamental de la série. On retrouve là les éléments fondateurs de l’écriture de Gatti, tels qu’ils transparaissent dans La Parole errante et dans de nombreuses pièces de théâtre.

Le récit du Passage de l’Èbre s’articule autour de la question de l’exil et de l’engagement politique. Manuel Aguirre est un émigré espagnol qui s’est installé en Allemagne où il travaille comme égoutier. Il a fait venir auprès de lui sa femme et son fils, qu’il fait embaucher comme égoutier. Le fils meurt dans un accident de travail, avec l’égoutier allemand qui a tenté de le secourir. Après l’enterrement, Manuel Aguirre est rejeté par la veuve de celui-ci : Aguirre sent qu’on lui reproche d’être un ouvrier étranger. Finalement, il décide de retourner en Espagne et de prendre les armes. Le film, réalisé en 1969 alors que Franco est toujours au pouvoir, décrit donc une situation qui lui est contemporaine.

Le Passage de l’Èbre présente une structure complexe. Il y a d’abord un prologue à la forme éclatée, qui rend compte du cas de conscience d’Aguirre hésitant à rentrer en Espagne : images gelées, montage à base de coupures de journaux, voix off prenant le personnage à parti, c’est une séquence assez expérimentale, qui revient sous différentes variantes à différents moments du film, à la fin et dans les passages de transition. Suit une seconde partie, assez longue et très réaliste dans sa mise en scène, où l’on suit Aguirre puis son fils dans leur travaux d’égoutier, jusqu’à l’accident et la découverte des corps. On passe à nouveau à une partie de transition avec voix off, images gelées, etc. C’est ensuite la nuit de Noël : Aguirre cherche la veuve de l’égoutier allemand pour offrir des cadeaux à ses enfants, mais elle refuse de le voir. À partir du moment où Aguirre prend conscience de sa profonde solitude et du mépris dont il est l’objet, le film bascule dans une séquence onirique : Aguirre devient le « roi d’un jour » de la société de consommation dans une parodie d’émission télévisée. Le film se présente donc comme une succession de séquences aux tonalités très différentes, nous faisant passer de scènes documentaires à la mise en scène réaliste à une longue séquence parodique correspondant aux fantasmes du personnage. Cette forme hybride, inclassifiable (on ne peut pas dire de l’esthétique du film dans son ensemble qu’elle soit « réaliste » ou « onirique »), permet de confronter différentes approches du personnage : une approche purement sociale et « objective » lorsqu’on suit les égoutiers dans leur travail, une approche entièrement subjective lorsque le film se met à coïncider avec les pensées de Manuel Aguirre, qui transporte le film dans une vision plus poétique, et une approche au contraire distanciée quand, par exemple, des extraits du scénario rectifié apparaissent à l’écran, et que le film se tourne davantage vers l’expérimentation. Autrement dit, le film ne répond pas à un système quel qu’il soit : il n’est pas seulement un film social et politique, et ne se réduit pas non plus à l’expérimental ni à l’onirisme ; il passe successivement par ces trois « genres », de façon à creuser davantage la réalité qu’il met en scène.

C’est en même temps le rapport à la fiction qui se modifie en cours de film. C’est dans les séquences les plus documentaires, celles qui rendent compte du quotidien d’un égoutier, que le spectateur se trouve paradoxalement le plus immergé dans la fiction : il adhère au récit et un réel suspense se crée lors de l’accident du fils. Dans les scènes oniriques au contraire, le cadre
fictionnel se fait davantage sentir et une distance se crée par rapport au récit. Dans les passages plus expérimentaux transparaît tout le processus d’écriture du film. Cette façon de faire passer le spectateur d’un régime de croyance à l’autre permet d’aborder la situation qui est à la base
du scénario sous différents angles, en prenant en compte aussi bien la réalité sociale que les préoccupations du personnage et le rapport du cinéaste à son propre récit.

La liberté fondamentale du film passe par ce refus de privilégier une approche en occultant les autres, d’effacer l’individu derrière le collectif et vice-versa, d’opposer visée sociale et poétique. Ici l’approche libertaire du cinéaste trouve un équivalent esthétique dans la structure même du
film, en-dehors de toutes normes. Mais cette audace formelle du film n’est pas gratuite : c’est elle qui permet de rendre compte de la progressive prise de conscience du personnage, qui le conduit à la révolte. Comme l’écrivent Claire Mathon et Jean-Louis Pays :

Dans le domaine de la télévision, ce film est une entreprise culturelle sans précédent, car il synthétise une information objective sur la condition ouvrière en Allemagne de l’Ouest et le récit intériorisé de la vie quotidienne d’un prolétaire. Il existe quelques tentatives de cet ordre, mais le film de Gatti représente une réussite exemplaire : il rejette la vision de classe de la bourgeoisie centrée sur les problèmes de l’individu, pour adhérer à la vision collective du prolétariat. [3]

La construction du récit, qui consacre une première et assez longue partie à la minutieuse description du travail d’égoutier, suivie d’une séquence dans laquelle Manuel Aguirre prend peu à peu conscience de sa situation d’exploité, jusqu’au choix final de retourner en Espagne, permet en effet de véhiculer un discours favorable à la lutte de classe. La dimension documentaire, qui a valeur de témoignage sur les conditions de vie desouvriers, est cependant contrebalancée par les passages introspectifs, qui révèlent la souffrance et les ambivalences du personnage face à l’engagement politique. Et c’est le point de vue d’un personnage individualisé que le film adopte, l’individu y demeurant central. Le Passage de l’Èbre dépasse d’une certaine façon le clivage entre individualisme et collectivisme, très présent au sein des théories libertaires elles-mêmes c’est bien pour l’individu qu’en dernier ressort la lutte de classe s’avère nécessaire.

Le prologue du Passage de l’Èbre présente une structure qui réintervient sous différentes formes à diverses reprises dans le film. Il exprime principalement deux idées : d’une part la conscience de Manuel Aguirre qui le taraude et l’incite à retourner en Espagne pour participer au combat antifasciste, d’autre part la prise de conscience par le spectateur du processus de création du film, avec ses rectifications multiples. Dans les deux cas, l’idée d’une liberté fondamentale, celle de l’engagement, de la prise de position, et celle de la création, tâtonnante. Rien n’est écrit par avance, la responsabilité de l’individu est absolue.

Le premier plan du film est un plan fixe en contre-plongée sur un poteau électrique. On comprend qu’il s’agit d’une gare lorsqu’une voix retentit, qui appelle les passagers d’un train en provenance de Madrid à se présenter au contrôle. L’annonce est ensuite traduite en différentes langues. Le thème de l’émigration est d’emblée pris en charge par le son, alors que l’image ne « raconte » rien et concentre l’attention du spectateur sur cette annonce, dont elle contredit l’aspect anecdotique par la fixité et la relative longueur du plan.

Un panoramique très rapide du haut vers le bas et de la gauche vers la droite (du poteau vers le hall de la gare) succède à ce plan par un montage eut : il est trop rapide pour permettre de se faire une idée claire de l’espace, et porte l’intérêt vers un problème général plutôt que sur cette gare particulière - soutenu en cela par la voix off qui débute pendant ce plan pour évoquer la question de l’émigré espagnol transportant toujours avec lui la même guerre. Elle se termine sur le troisième plan, qui n’est raccordé que par elle avec le plan précédent. Ce plan commence en contre-plongée et en gros plan sur une valise ; puis il opère un léger panoramique vers le haut tandis que l’homme qui porte la valise, Manuel Aguirre, apparaît de dos et s’éloignant de la caméra. Le montage eut de cette première séquence et cette façon de ne filmer l’espace que par bribes expriment déjà la question de l’exil, l’idée que si le personnage se trouve ici son esprit demeure occupé ailleurs.

Puis apparaissent quelques images d’archives de la guerre d’Espagne, que la voix off introduit en évoquant l’écart temporel :« Depuis trente ans ! ». On entend alors, mais assez faiblement, la mélodie jouée à la guitare d’« El ejercito deI Ebro », le chant de la bataille de l’Èbre, « la dernière bataille livrée et gagnée par la République alors que la guerre était déjà perdue [4] ». Cette musique sera le motif récurrent du film, fortement symbolique. Elle représente la victoire des républicains malgré la défaite finale, selon une vision des choses qui autorise Armand Gatti à affirmer, à l’issue d’une projection du film :« Nous avons gagné la guerre d’Espagne ! [5] ». En filigrane, c’est l’idée que le combat en lui-même, l’attitude de révolte, comptent davantage que la victoire effective, qui est exprimée. L’exil temporaire, en même temps que géographique, est évoqué par l’intrusion de ces images d’archives : même trente ans plus tard, la guerre d’Espagne n’est pas finie. Le son de la guitare alors que ces images sont muettes produit un effet de distance nostalgique, d’inadéquation entre le désir et la réalité.

Un plan sur la valise d’Aguirre réapparait au milieu du montage d’archives : la musique crée une continuité sonore, alors que les sons d’ambiance la recouvrent en partie. Ces deux motifs sonores expriment à la fois le décalage entre présent et passé, et le fait que le personnage continue de vivre dans ce passé. Pendant les plans d’images d’archives qui suivent, une voix masculine entonne le début de la chanson. On passe ensuite à un plan sur Manuel Aguirre, où on le voit pour la première fois de face et en plan rapproché, devant un quai et un train qui approche. La musique continue quelques secondes, puis l’image se fige brusquement, et la musique et les sons d’ambiance cessent. La voix off prend le relai, s’auto-désignant comme la voix intérieure du personnage « < Je m’appelle Manuel Aguirre ... »). La composition de l’image, avec le train en arrière-plan sur la gauche, représente le conflit intérieur de Manuel, exilé mais hanté par le souvenir de l’Espagne et de ses luttes. La voix off dresse de façon très distanciée un portait type carte d’identité de Manuel « < Marié, un enfant »), puis elle le prend à parti « < Il faut que tu te décides ! »). On entend ensuite un dialogue entre Aguirre et deux secrétaires successifs à qui il demande une permission de sortie du territoire, tandis que des plans d’images gelées se succèdent (voir l’illustration 11.3 pages 95 et 96). Le décalage entre le son et l’image confère un aspect fantasmatique à la scène : c’est une scène que Manuel fantasmera longtemps sans parvenir à la concrétiser. Le caractère figé des images figure aussi l’importance du choix qui se présente au personnage, partir ou rester, le fait que l’essentiel de son destin se concentre dans cet acte administratif.

Puis l’on voit le personnage se diriger vers la sortie du bureau, de nouveau en image animée. La caméra le suit en plan rapproché, comme si elle scrutait ses réactions. Et en effet, le rôle de la caméra est bien d’une certaine façon d’ausculter la conscience du personnage, aussi bien lorsqu’elle le filme que lorsqu’elle donne à voir des images subjectives, par exemple par le biais du montage de coupures de journaux qui intervient au moment où les yeux de Manuel Aguirre, s’apprêtant à quitter le lieu, tombent sur le mot « Espagne », inscrit sur une feuille de papier accrochée au mur. Manuel s’immobilise devant l’affiche, et un cercle blanc vient encercler le mot, figurant donc l’effet produit sur le personnage. Des coupures de journaux envahissent progressivement l’image « réaliste » de Manuel sur le seuil de la porte, et représentent une image de l’Espagne forgée par les journaux allemands. Toutes ces images qui viennent briser l’unité spatio-temporelle de la scène figurent une fissure dans ce « réel »objectif : c’est le sentiment, pour Manuel Aguirre, de ne pas se trouver au bon endroit, au bon moment.

On retrouve les mêmes éléments dans les plans qui suivent : alternance entre des plans « réalistes » de Manuel dans la gare et des images d’archives, la voix off faisant le lien et continuant de le prendre à parti comme si le personnage était profondément scindé. Elle évoque les anciens combattants de la guerre d’Espagne maintenant estropiés et torturés par la police, puis la bataille de l’Èbre, et le titre du film apparaît à l’écran : les lettres noires en caractère d’imprimerie sur un fond blanc découpé en dents de scie s’inscrivent par-dessus une image d’archive montrant un homme empoigné par des hommes en uniforme, après un très rapide zoom avant. Le titre vient cacher la position des trois hommes, dont on ne voit plus que les visages et dont on ne soupçonne plus l’attitude de violence. Il semble que ce plan exprime l’ambivalence de la photographie et de la coupure de presse, qui immortalisent l’évènement mais le classent en même temps parmi les faits « passés », les faits historiques. Tout le film cherche à lutter contre cette conception de l’histoire et à montrer que la guerre d’Espagne continue de vivre à travers la conscience de tous les révoltés. On retrouve là le propos récurrent d’Armand Gatti dans son œuvre littéraire, adaptée aux moyens du cinéma par la confrontation à la vie quotidienne d’un personnage individualisé, alors qu’il s’exprime de façon beaucoup plus abstraite, décontextualisée, dans les pièces de théâtre ou les textes poétiques [6].

Juste après l’apparition du titre intervient le second élément essentiel de cette première partie : l’évocation du travail de création, qui vient interrompre le récit. Elle prend la forme d’extraits du scénario décrivant des bouts de scènes qui n’apparaissent pas dans le film. La description de plans par le scénario est suivie des plans correspondants. Ils décrivent une manifestation d’étudiants allemands appelant les travailleurs à les rejoindre, et dans laquelle sont représentés les égoutiers.

Les sons de la manifestation persistent et se « diégétisent » lorsqu’on passe au plan des égoutiers qui introduit à la séquence la plus descriptive du film : la réalité de l’univers quotidien d’Aguirre, qui n’est pas du tout militant, contraste fortement avec ce désir d’une lutte commune.

Illustration II.6 : Le passage de l’Ébre : les images gelées du prologue

Ces extraits du scénario réinterviendront au cours du film, notamment dans la troisième partie où Manuel Aguirre cherche en vain à approcher la veuve. Les ratures et les rectifications rendent compte des différents choix qui se présentent au cinéaste pendant la phase d’écriture, et des écueils qu’il parvient à éviter (le pathos, le trop démonstratif, etc.). Ces passages créent un phénomène de distanciation qui incite le spectateur à un travail critique par rapport au film, ce qui participe de sa démarche libertaire et non-dogmatique.

Ce prologue intervient de façon prospective, en annonçant la progressive prise de conscience et l’engagement du personnage à la fin du film. Il pointe d’emblée les difficultés et les contradictions du personnage, ainsi que les rapports complexes entre Histoire et Utopie, qui nécessitent de trouver une forme originale, à l’inverse d’un film militant plus pédagogique dont le but serait simplement de « convaincre ». En ce sens, Armand Gatti occupe une place singulière dans l’histoire de la notion d’« esthétique anarchiste ». À la fin du XIXe siècle et en particulier après les évènements de la Commune, des liens forts se créent en France entre les milieux littéraires « anarchisants » et les militants anarchistes [7]. Les grands théoriciens de l’anarchisme (Proudhon, Bakounine, Jean Grave, etc.) consacrent de nombreux ouvrages à la question de l’art et de l’esthétique, et de nombreux écrivains prennent conscience de la responsabilité de l’artiste, et de l’impossibilité de se situer en-dehors du politique. Des polémiques importantes vont naître, opposant les tenants de l’art pour l’art aux promoteurs d’un art social. Les uns considèrent
que l’art n’a pas d’autre fin que lui-même, et reprochent aux autres de,vouloir l’asservir à un message politique et à une fonction sociale en réduisant l’indépendance de l’artiste. Ces derniers, notamment Proudhon, pensent au contraire que l’Idée doit prédominer, et ont tendance à laisser
de côté les questions de forme. Certains reprochent à des mouvements novateurs du point de vue de la forme, comme le symbolisme, d’être trop obscurs et difficiles d’accès. À l’inverse, certains poètes symbolistes comme Rémy de Gourmont ou Francis Viélé-Griffin présentent le vers libre et les formes nouvelles comme un équivalent esthétique à l’anarchisme politique [8].

La démarche singulière d’Armand Gatti, qui cherche dans chaque œuvre une forme adaptée à la lutte qu’il relaie, semble d’une certaine façon dépasser ces clivages. L’aspect social a toujoursété dans ses préoccupations, et pas uniquement dans le contenu des films ou des pièces ; aussi bien dans le rapport auteur/spectateur, dans la réception des œuvres, la volonté de sortir l’art du monde marchand pour le rendre accessible à tous. Cela ne le conduit jamais pour autant à une démarche démagogue : Gatti ne considère pas l’art comme un outil éducatif qui devrait se « décomplexifier » pour rester à la portée de tous. C’est bien plutôt cette idée qu’il juge méprisante, car l’art doit au contraire permettre aux gens de s’élever. Il se rapproche de ce point
de vue des convictions de Jean Grave, qui défend un art social qui ne soit pas démagogique :

Nous n’avons pas dit de le mettre « à la portée de la foule », ce qui impliquerait, en effet, une idée de castration de l’idée et de la forme, ignominie dont l’artiste consciencieux doit, en effet, se défendre avec énergie. Se rabaisser pour capter les suffrages de la foule, est aussi plat que de se masturber l’idée pour attirer les regards du public acheteur. [9]

Ces questionnements sur le statut de l’art resteront longtemps présents dans le milieu libertaire, comme l’attestent les nombreux textes publiés dans les années soixante par le cinéaste libertaire Jean Rollin dans les revues de la Fédération Anarchiste. Après la publication d’un texte sur le mouvement lettriste dans Le Monde libertaire, Rollin répond à ceux qui lui reprochent
de consacrer une étude trop intellectuelle dans un journal destiné principalement aux ouvriers, dans un texte intitulé « Les ouvriers et le Lettrisme » :

À ceux qui me reprochent d’avoir publié une étude « intellectuelle » dans un journal pour travailleurs, je réponds qu’ils insultent les ouvriers. Comment, il faudrait faire une différence entre ceux qui travaillent en usine et ceux qui travaillent dans une branche artistique ? Il faudrait différencier les besoins des uns de ceux des autres ? Je voudrais alors que l’on me dise pourquoi un fils de bourgeois aurait droit aux plaisirs de la poésie et de la littérature, et pas un fils d’ouvrier ? [10]

Les termes du débat sont renversés, ce n’est plus l’« obscurité » d’une œuvre qui témoignerait d’un mépris à l’égard des travailleurs, mais bien plutôt le fait de considérer qu’une certaine catégorie de gens soit fondamentalement incapable d’y être réceptif. Armand Gatti se situe pleinement dans cette optique, et les nombreuses créations qu’il a réalisées avec des gens
provenant de milieux sociaux qui ne les prédisposaient pas à de telles expériences montre la fécondité d’une telle démarche.

Dans l’introduction de sa thèse, Caroline Granier souligne le fait que les innovations esthétiques et le propos subversif d’une œuvre ne coïncident pas nécessairement, et précise sa propre démarche qui découle du constat de ce clivage entre la forme et le fond :

Il faut mesurer les limites d’une perspective qui recherche des équivalences entre esthétique et politique. Je me méfierai tout particulièrement, au cours de ce travail, des métaphores trop faciles amalgamant le « fond » et la « forme ». Il n’y a pas forcément de coïncidence entre une activité esthétique subversive et une tentative révolutionnaire. [ ... ] C’est parfois dans un style très « classique », traditionnel, que se disent des pensées éminemment nouvelles, que s’opère une remise en cause de l’idéologie dans le texte, que s’instaure un nouveau rapport entre lecteurs et auteurs. [ ... ] Il m’a semblé plus intéressant de modifier les termes du débat, en abordant les œuvres avec un point de vue « décalé », centré, non plus sur la modernité esthétique mais sur une certaine vision éthique de l’artiste qui le rend responsable devant la société. [11]

On peut nuancer l’affirmation de Caroline Granier en partant de l’idée qu’un grand artiste parvient précisément à trouver la forme adaptée à son propos, à créer cette jonction entre politique et esthétique, et que le désir de liberté politique n’est pas séparable de celui d’une liberté de l’esprit qui permette de créer et d’apprécier de nouvelles formes. On peut aussi penser qu’il est vain de considérer les idées d’une œuvre en-dehors de leur mise en forme, « comme si la forme d’apparition et d’existence d’un phénomène ne structurait pas la conscience, n’était pas un mode d’être au monde [12] ».

Roger Rouxel, comme Le Passage de l’Èbre dans le champ de la fiction, s’emploie à faire revivre les luttes passées en figurant les liens profonds entre passé et présent à travers la notion de résistance. À cent lieues de la commémoration « < ne pas tomber dans le passé simple, définitif, de la commémoration » écrit François Niney à propos de Chris Marker [13] , Gatti confronte différents temps, différents types d’images, différents niveaux d’histoire (celle de l’individu Rouxel, celle du groupe Manouchian dont il fait partie, et celle de la société française des années quarante).

Redonner un espace de vie à Roger Rouxel, c’est ce à quoi s’attacheront les cinq autres
films de la série à travers les créations collectives autour de cette première lettre d’amour. Le
premier film ouvre la voie à ces expériences en interrogeant l’histoire par le biais d’un montage
poétique, non didactique, dont le but n’est pas tant de raconter l’histoire de Rouxel que de poser
à travers lui les questions de l’engagement, de la responsabilité politique, de la résistance, dans
leur caractère intemporel.

Gatti, qui s’est introduit dans le monde du cinéma en travaillant comme assistant sur Lettres
de Sibérie, a de commun avec Marker son rapport au temps :

Pour Marker, il ne s’agit pas de commémorer, ni même de faire de l’histoire. L’art en général, et le cinéma qu’il pratique en particulier, n’est pas fait pour informer mais pour lutter contre la mort (c’est la définition même qu’en donnera Deleuze dans sa conférence à la FEMIS), réparer le tissu du temps en reprenant le fil de la conversation [ ... ] et de la conservation de 1’« espèce humaine » ... [14]

« Lutter contre la mort » est également le sens assigné à l’art par Gatti ; c’est aussi, plus
spécifiquement, « changer le passé ». Faire entendre les voix des vaincus de l’Histoire. Gatti
déclare :« Les camarades tombés autrefois ne disparaissent jamais. Ils continuent d’exister et l’on entretient avec eux des dialogues sans fin 69 ». Il agit également contre l’Histoire qui crée
des héros canonisés et fige le passé :

L’Histoire, c’est de la connerie. Elle momifie tout. Si vous ne remontez pas à contre-courant de ses sentences pour retrouver l’écho de ce que furent vos joies et vos peines, autant faire du cinéma-vérité, c’est-à-dire se donner la bonne conscience du juste et du vrai, à l’intérieur du faux et de l’arbitraire. [15]

Interroger les lieux, interroger le présent pour tenter de saisir ce qu’il reste du combat
de Rouxel. Trois éléments récurrents dans tout le film apparaissent dès le premier plan
l’importance des plaques portant les noms de rue (on entre dans le film par le biais d’une plaque
portant l’inscription :« Vitry-sur-Seine, sentier Roger Rouxel »), les mouvements de caméra qui
balaient les rues (mouvement panoramique vers la gauche qui donne à voir le sentier en question,
puis zoom avant), et la confrontation passé-présent par le biais des interviews (on entend une voix off d’adresser à quelqu’un en lui demandant s’il sait qui est Roger Rouxel). À plusieurs reprises, la caméra interrogera les différents lieux-clé dans la vie de Roger Rouxel, en retournant dans la maison où il fut arrêté, dans le jardin où il croisa Mathilde une dernière fois, ... De tels plans révèlent à la fois l’impuissance de l’image seule (dans sa prétention documentaire), et l’expression poétique par sa confrontation avec les témoignages, les quelques traces qu’il reste de la vie de Rouxel. C’est bien par le travail du montage, par l’association d’images et de sons qu’un sens se crée, et non dans un contenu manifeste des images (ni des témoignages, qui ne prennent sens eux aussi qu’en relation avec le propos de Gatti).

En alternance avec ces plans au présent (mais un présent hanté par le passé), interviennent des images d’archives. Le commentaire en voix off les met à distance, en démontant au besoin le mécanisme propagandiste et le propos mensonger des actualités d’époque, présentant les résistants comme de monstrueux terroristes. Au début du film, le commentaire oppose le discours des images officielles de la France collaboratrice à celui, tenu dans l’ombre, de la résistance. Cette résistance est représentée par différents type de documents (photographie d’un lycéen engagé dans la résistance, extraits de tracts et de journaux, etc.) qui apparaissent sur un fond rouge, accompagnés d’un son répétitif un peu angoissant qui s’oppose à la musique militaire et enjouée des images d’archives. Ces plans qui viennent fissurer le montage d’archives avec des éléments esthétiques assez criards (couleur rouge vif, son électronique peu agréable à l’oreille) dénoncent la dangerosité du discours par l’image - et d’autant plus qu’il se range du côté documentaire - toujours lié à une idéologie.

À la fin du film, pour évoquer le moment tragique du procès du groupe Manouchian au cours duquel la résistance doit se confronter à l’esprit borné des juges et des journalistes, la fiction vient au secours du documentaire. Gatti filme l’intérieur du Palais de Justice : les couleurs sont travaillées de façon à ce que le jaune ressorte artificiellement, pour créer un effet onirique un peu inquiétant, qui souligne le côté clinquant et indécent du lieu. Différentes voix masculines et féminines prennent en charge les différents protagonistes de l’affaire, résistants, juge et journalistes. Gatti a recours à l’humour et à la parodie pour exprimer l’incompréhension fondamentale entre les deux « camps ». Le cuivre qu’on entend en arrière-plan produit une musique jazzy qui correspond à l’ambiance très chic du lieu et contraste avec le dialogue des voix hors-champ. Ces moyens fictionnels permettent de produire du discours malgré le mutisme du lieu, par une sorte de reconstitution parodique finalement plus « vraie » que les images
d’archives qui n’apportent que l’Histoire officielle.

Roger Rouxel et Le Passage de l’Èbre présentent tous deux un contenu politique fort. Dans les
deux cas, il s’agit d’un hymne à la révolte, et de garder vivante la mémoire de luttes historiques.
Parce qu’il s’agit aussi d’interroger le passé depuis le temps présent, et à l’inverse, de construire
le présent à partir des luttes passées, les films ne peuvent obéir à une structure « classique ». Les films travaillent à partir de manques (dans Le Passage de l’Èbre, ce sont les contradictions du
personnages, sa situation d’exilé ; dans Roger Rouxel, les manques de l’Histoire), et ne peuvent se
construire que sur la confrontation de plans aux statuts divers, qui soient en mesure d’interroger
le réel, au lien d’en donner une image univoque. L’aspect libertaire, qui n’est pas explicité dans
le scénario (Manuel Aguirre et Roger Rouxel ne sont pas des anarchistes), intervient pourtant
dans cette vision profondément anti-marxiste de l’Histoire, où chaque élan de révolte persiste à
travers ceux qui le suivent, et où l’art a le pouvoir de ressusciter les morts. Une telle vision du
monde ne peut se satisfaire d’un art « éducationniste » ou pédagogique, d’un art de propagande,
même si ces films constituent en eux-mêmes des actes militants [16].

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‪II. 4 Les expériences d’écriture collective‬

Conclusion

Filmographie et Bibliographie