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I.2 Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes

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Introduction

Partie I. L’écriture des possibles : l’anarchisme comme opposition au déterminisme

 I.1 Armand Gatti et l’anarchisme : dimensions politique et métaphysique.

I.2 Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes‬

La démarche d’Armand Gatti s’ancre dans une vision du monde qui s’oppose aux déterminismes, et qui a été désignée par le terme, emprunté à la physique quantique, de « possibilisme » [1] Il s’agit de considérer la liberté fondamentale de l’homme à travers le champ des possibles qui
s’offre à lui, au lieu de réduire l’individu à une somme de déterminations (sociales, psychologiques,
biologiques, etc.).

Cette confrontation entre approches déterministe et possibiliste agit à l’intérieur de différents
champs de la pensée humaine : l’histoire, les sciences et la sociologie en particulier. Tous ces
domaines sont convoqués, d’une façon ou d’une autre, dans l’œuvre de Gatti.

Le rapport au temps d’Armand Gatti est lié aux conceptions modernes de philosophie de
l’histoire, et à un courant de pensée dont Walter Benjamin [2] apparaît comme l’une des figures
majeures.

Dans L’écriture de l’histoire [3] , Michel de Certeau, qui s’inscrit dans ce courant philosophique,
remet en question la vision positiviste de l’histoire comme progrès et comme succession de causes
et d’effets. Georges Didi-Huberman [4] , se situant dans cet héritage philosophique, aborde le passé
comme étant ce qui persiste et rejaillit dans le présent, empêche de considérer l’histoire comme
un enchaînement d’époques imperméables les unes aux autres et le passé comme ce qui serait
« fini ». Tout ceci s’inscrivant dans une remise en question radicale de l’historiographie la
prise de conscience de l’influence du présent et du milieu (géographique, social, ... ) de l’historien sur la manière d’aborder le passé et l’idée qu’il n’y a pas en histoire d’objectivité pure. C’est en
fonction du lieu qu’il occupe - de tout un ensemble d’éléments contingents : l’époque, le pays,
l’institution depuis lesquels il étudie l’histoire, les façons de concevoir la discipline à un moment donné - que l’historien produit ses objets historiques [5] .

Réflexions philosophiques qu’Armand Gatti « poétise » dans La Parole errante à travers la
figure de Benjamin lui-même.

Il serait important de dire ici comment il parlait de son unique tableau vendu, l’Angelus novus de Paul Klee :

C’est, disait-il, un ange dont le « dessein est de s’éloigner de quelque chose qu’il regarde ». Ses yeux sont attentifs, les lèvres ouvertes sur les dents serrées. Lève t-illes bras (en signe de capitulation) ou déploie-t-il ses ailes ? On ne saura jamais. (Sauf, peut-être, si le manuscrit de la mallette noire se mettait à parler.) De toute évidence, l’ange a le regard « tourné vers le passé », c’est-à-dire une suite d’événements dont il semble faire « une seule et unique catastrophe ». Là où il n’y a rien, du temps de son compagnonnage avec l’ange, Walter Benjamin ne voyait donc que des « ruines », des monceaux de ruines jetés à ses pieds. Sa vision des temps catastrophiques avait d’ores et déjà pris la place de la vision que la nature lui avait accordée. Selon lui, l’ange voudrait « réveiller les morts et rassembler les vaincus ». Mais « du paradis soufRe une tempête qui s’est prise dans [les] ailes » que l’ange ne parvient plus à refermer. « Cette tempête le tourne vers l’avenir auquel il tourne le dos », alors que « devant lui s’accumulent jusqu’au ciel les ruines ». Cette tempête, le marcheur transpyrénéen l’a depuis longtemps identifiée : C’est « ce que nous appelons le progrès »  [6]

Ce sont là des éléments majeurs dans la pensée gattienne, des points de départ à partir
desquels se constitue un rapport particulier de l’écriture au passé. Gatti rapporte dans La Parole
errante
 [7] l’anecdote autobiographique de la feuille de papier trouvée à la prison de Tulle par
un autre détenu, et la question « Chat, pourquoi écris-tu ? » à laquelle il répondit :« J’écris
pour changer le passé ». Ici apparaît la possibilité subversive de l’écriture, fondamentale chez
Gatti : faire en sorte de n’être pas esclaves du passé. Donner une seconde chance aux vaincus
de l’Histoire. Ce qui s’exprime, dans Chant public devant deux chaises électriques [8], par la problématique suivante : comment faire en sorte qu’une pièce de théâtre sur les anarchistes
Sacco et Vanzetti ne les fasse pas mourir une seconde fois ?

L’art a la capacité de s’insurger contre l’écoulement irrémédiable du temps, contre l’Histoire

Pour Gatti comme pour Malraux, rien ne vaut le geste mystérieux qui reprend la vie vouée à la ruine et la transforme en œuvre. Contre les chars de l’histoire et les déterminismes de la chronologie, Gatti oppose son geste d’écrivain :« Chat, pourquoi écris-tu ? » « J’écris pour changer le passé ». Ailleurs, il parle d’« infirmer l’histoire [9] » en ressuscitant avec les mots un ami d’enfance, décapité à PlOtzensee. Mais nuit et brouillard ne sont à cet égard que le rappelle plus douloureux des destins subis de la condition humaine. Même à l’abri de toute violence directe, l’art, le vrai, est aussi un maquis. Il suppose aussi une victoire sur la disparition entraînée par l’écoulement du temps. Pour Gatti comme pour Malraux, l’art est un anti-destin.I [10]

Chez Armand Gatti, la dimension libertaire acquière donc, à travers l’art, un statut qui
excède largement le politique ; il en va de la condition de l’homme face au temps, d’une
possibilité de s’en émanciper qu’offre seule la création poétique.

Mais c’est aussi par ce rapport à l’histoire que l’anarchisme se distingue des visions de la vie
véhiculées par les autres idéologies et notamment le marxisme.

Contre la soumission imposée par le temps à l’événement, Malraux et Gatti reprennent le mot terrible de Nietzsche « < Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ») pour en inverser les termes : c’est précisément à l’art et à la littérature qu’ils demandent la vérité dans la mesure où l’œuvre seule résiste à toute vérité conçue comme destinée. Chez Gatti, la vérité n’est pas de l’ordre des constats ni même des démonstrations : elle est création, assomption. D’où l’importance accordée par Gatti à l’injonction de Makhno, réponse anarchiste au manifeste de Marx et Engels :« Prolétaires de tous les pays. Descendez dans vos propres profondeurs. Cherchez-y la vérité. Créez-là. Vous ne la trouverez nulle part ailleurs ». Plus concis, ce mot de Gatti, malrucien de part en part :« La vérité, je la range du côté de l’espoir [11] ». [12]

Cette adresse célèbre aux prolétaires, qui est en réalité attribuable à Archinov (et se trouve à
la fin de La révolution makhnoviste) permet en effet de relier les aspects politique et artistique de la vision qu’a Gatti de la « vérité ». C’est l’idée qu’il n’y a pas de vérité absolue et objectivable,
extérieure à l’individu. Il y a ensuite la notion de création : la vérité doit être créée, non subie.
Cette idée comporte en même temps un sens poétique et politique, dans l’idée que l’autonomie
et la liberté des hommes s’acquièrent par un acte créatif.

Et en effet, l’anarchisme est une pensée qui étend les capacités créatrices des individus à la vie
sociale elle-même, promouvant les initiatives individuelles et collectives plutôt que l’obéissance à
un ordre préétabli et imposé par une élite (qu’elle soit libérale ou communiste).

Évidemment, cette conception de la vérité aussi bien que de l’histoire s’oppose aux conceptions
marxistes d’un « sens de l’histoire » et à la notion de « Progrès ». Ici se rejoignent les différences
philosophiques et politiques, qui se renforcent mutuellement : les projets politiques révèlent une
conception particulière de l’homme et de son rapport à l’histoire, qui les induit. L’idée, chez les
libertaires, qu’il n’y a pas de progrès continu, que tout est possible pour le meilleur comme pour
le pire, et celle de la liberté et de la responsabilité de l’individu face à ce champ de possibles,
sont fondamentales.

Hélène Chatelain exprime ce rapport à l’histoire en proposant un parallèle entre la démarche
de Gatti et celle du poète et mathématicien Vélimir Khlebnikov [13]

À la question : pourquoi écris-tu ?, le poète mathématicien Vélimir Khlebnikov répondait : pour rayer le futur. Le personnage matricule du maquisard répondra : pour changer le passé. Un passé cloué par les dates, la chronologie linéaire et ravageuse de la cause et de l’effet ayant regagné (mais les avait-elle jamais perdus ?) ses droits et ses privilèges. [14]

Une fois encore, cette résistance contre une conception marxiste du monde, Gatti l’exprime
poétiquement à travers sa référence au révolutionnaire Auguste Blanqui [15] : celui qui écrivit en
1872, du fond de sa prison, L’éternité par les astres - texte qui lui valut d’être déconsidéré
par un certain nombre de ses compagnons de lutte communistes. Enfermé dans le Fort du
Taureau, dans un cachot où il lui est interdit de regarder par la fenêtre, Blanqui rédige une sorte d’hypothèse cosmologique - dont le peu de crédibilité scientifique n’a ici que peu d’importance.

Seule compte pour Gatti la vision du monde véhiculée et le rapport au temps qu’elle implique.
Partant de la conviction qu’il existe dans l’univers un nombre limité d’éléments à l’intérieur
d’un espace sans limites, Blanqui postule l’éternel retour et l’existence de « terres sosies » à
travers lesquelles l’univers se répèterait indéfiniment.

L’univers est infini dans son ensemble et dans chacune de ses fractions, étoile ou grain de poussière. Tel il est à la minute qui sonne, tel il fut, tel il sera toujours, sans un atome ni une seconde de variation. Il n’y a rien de nouveau sous les soleils. Tout ce qui se fait, s’est fait et se fera. Et cependant, quoique le même, l’univers de tout à l’heure n’est plus celui d’à présent, et celui d’à présent ne sera pas davantage celui de tantôt ; car il ne demeure point immuable et immobile. Bien au contraire, il se modifie sans cesse. Toutes ses parties sont dans un mouvement indiscontinu. Détruites ici, elles se reproduisent simultanément ailleurs, comme individualités nouvelles.

[ ... ] L’homme est un de ces détails. Il partage la mobilité et la permanence du grand Tout. Pas un être humain qui n’ait figuré sur des milliards de globes, rentrés depuis longtemps dans le creuset des refontes. On remonterait en vain le torrent des siècles pour trouver un moment où l’on n’ait pas vécu. Car l’univers n’a point commencé, par conséquent l’homme non plus. Il serait impossible de refluer jusqu’à une époque où tous les astres n’aient pas déjà été détruits et remplacés, donc nous aussi, habitants de ces astres ; et jamais, dans l’avenir, un instant ne s’écoulera sans que des milliards d’autres nous-mêmes ne soient en train de naître, de vivre et de mourir. L’homme est, à l’égal de l’univers, l’énigme de l’infini et de l’éternité, et le grain de sable l’est à l’égal de l’homme ... [16]

Une telle vision de l’univers peut être qualifiée d’anti-marxiste, dans le sens où toute idée
de progrès et de sens inéluctable de l’histoire s’avère absolument vain. Il n’est pas étonnant
que Gatti se montre séduit par une approche poétique du monde qui remet en question les
fondements de l’Histoire, et postule la survivance éternelle de chaque instant - approche qui
s’oppose à une vision positiviste de l’histoire.

Dans La Parole errante, Gatti convoque le langage mathématique afin de signifier certaines
caractéristiques propres aux postures communiste, anarchiste, « commerçante », aux divers
partis et mouvements politiques. Plus percutantes qu’un langage didactique, ces correspondances non « rationnelles » ouvrent l’esprit à des rapprochements poétiques inédits et permettent de
dire ce que le langage courant ne peut qu’expliquer lourdement

La table d’addition est d’emblée communiste. Les communistes venus des sept jours qui ébranlèrent le monde additionnent. L’addition est leur cuirassé Potemkine, ils alignent les chiffres comme le navire ne tirait pas d’obus. Mais ils sont tous à bord et ils additionnent les normes, les résultats, les triomphes, les acclamations (debout), les jeux de mots chantés parfois discutables (Prenez garde à la jeune garde !), les exclus, les camps avec additions de travail, les raisons d’avoir raison. Chaque chiffre du résultat (même s’il est forcené) est gratifié d’un petit drapeau. Qui n’entre pas dans l’addition est exclu de l’histoire.

Aux anarchistes revient la table de soustraction. Et si l’on met Bakounine à la place qui lui revient, ce sont tous les sens du mot soustraire qui entrent en jeu. L’anarchie espagnole se soustrait d’elle-même, en refusant l’antifascisme sous prétexte qu’elle est mal accueillie (ce qui est vrai) en France. Certains de ses ressortissants à l’iceberg doctrinal déséquilibré vont échouer en Baltique pour se soustraire idéologiquement aux S.S. dont ils vont porter l’uniforme pour se venger des communistes. Comment une tendance peut-elle en exclure une autre du grand soir de la sociale ? Pour l’exotisme (la balle qui a essayé de soustraire Malatesta de l’anarchie), pour des histoires de soustraction ? Quant à la balle qui a tué Durruti devant Madrid, elle demeure une soustraction de taille : celle de tout le mouvement.

La table de division, elle revient à ceux qui restent : les commerçants. Pour eux, il ne s’agit pas simplement de diviser pour faire ses comptes. Mais de diviser dans les trente sens différents du mot diviser - jusqu’à dépecer, rompre, disjoindre, démembrer, morceler - tout groupe pouvant être mis derrière le mot décisif : dividende. De diviser à diviniser, il n’y a qu’un pas, vite franchi. Car pour l’un comme pour l’autre, c’est immanquablement d’argent qu’il s’agit. Dans la division, le dividende s’écrit à la gauche du diviseur, ce qui donne aux commerçants la coloration sociale indispensable à toute politique.

Aucun parti n’a jamais affronté (sinon par mégarde) la table de multiplication - à part quelques grands assassinés que les linguistes appellent les paradigmes. Mais c’est une multiplication qui bat l’univers, comme certains battent la campagne. On peut toujours y inscrire, sauf opposition des trois autres tables, les assassinés que sont le Christ, Hallâj, Moïse (toutes les preuves ne sont pas encore réunies), Sohravardî, Gramsci, Socrate, Beloyanis (le fusillé à la fleur), Rosa, les pendus de Chicago et l’anarchie japonaise condamnée à mort, en bloc, pour avoir, par sa présence, déclenché la fureur homicide des volcans. [17]

Cette façon de convoquer différents type de langages (mathématique, physique, etc.) à travers une vision et une visée évidemment poétiques, est très présente dans l’œuvre d’Armand Gatti.
Ce sont, une fois encore, les langages qui ouvrent un champ de possibles pour l’homme, qui
impliquent la liberté et non la soumission, qui l’intéressent

Ce qu’entend Gatti, de son côté, dans le langage de la physique contemporaine, c’est que du sein même des sciences exactes apparaît cette possibilité de remettre en question les représentations acquises, strictement déterministes, les déroulements univoques et nécessaires. Et voilà que cette possibilité entre en résonance avec un souci plus profond, plus essentiel encore, même s’il demeure latent et inexprimé comme tel, celui de débrider la fécondité créatrice humaine que semble stériliser le langage usuel de la docilité à l’état de fait, le langage du destin. [18]

Pour Gatti, l’accès à une maîtrise de sa propre vie et de son histoire passe avant tout par le
rapport au langage : il s’agit de s’affranchir du langage de la soumission pour accéder à une
« dimension créatrice [19] ».

Francis Bailly précise ensuite la nature du lien qui peut se jouer entre les sciences et
l’émancipation de l’homme, non pas de l’ordre d’une « traduction terme à terme [20] », mais de
démarches qui, à travers la recherche scientifique ou la résistance politique, indiquent « qu’il n’est
ni fou ni utopique de nourrir de telles représentations où le sens naît du virtuel, où l’humanité
naît de ses propres promesses [21] ».

Bien sûr, les théories scientifiques n’apparaissent pas en tant que telles dans les textes
d’Armand Gatti, elles sont toujours réinvesties par la poésie de façon à créer de nouveaux sens
et s’imbriquent à d’autres formes de langage

Il est avant tout poète, c’est-à-dire, suivant l’expression du scientifique Jean-Marc Lévy-Leblond, l’antidote nécessaire au rétrécissement du sens du mot opéré par la science dans « sa volonté d’être claire et transparente ». [22]

La physique quantique en particulier a suscité son enthousiasme, par ses conséquences
philosophiques qui permettent, là encore, d’échapper à une vision déterministe du monde et à
toutes les certitudes qui, selon l’expression du poète, « ne sont que des capitulations [23] » :« La science (de l’après Newton) au travers même d’ambiguïtés, d’incertitudes retrouve la sphère de
l’imaginaire et du spirituel [24] ».

L’expérience du chat de Schrodinger en particulier est source féconde d’inspiration [25] . En 1935,
Erwin Schrodinger, l’un des pères fondateurs de la physique quantique, imagine l’expérience
suivante on place un chat dans une boite pourvue d’un système destiné à le tuer par la
désintégration d’un noyau radioactif. Cette désintégration est un processus quantique qui ne
peut se décrire qu’en termes de probabilité, de telle façon qu’il y a au bout de cinq minutes 50
% de chances qu’un noyau se soit désintégré et 50 % de chances que rien ne se soit produit. Il
y a donc, au même moment, 50 % de chances que le chat soit mort et 50 % de chances qu’il
soit vivant. Selon la physique quantique le chat est alors à la fois mort et vivant ; jusqu’à ce
que la boîte soit ouverte et l’état du chat constaté. La grande nouveauté, c’est la façon dont
l’observation influe sur ce qui est observé.

Armand Gatti décrit dans La Parole errante cette révolution quantique inaugurée par
l’expérience de Schrodinger

Le paradoxe commence par une boîte. À l’intérieur du paradoxe et de la boîte un chat

une capsule de cyanure

un déclencheur (la roulette et sa bille)

(tous appartenant au monde classico-déterministo-mécanique) et un isotope radioactif

donnant au déclencheur cinquante chances sur cent de s’exprimer dans un sens avec, au bout, la capsule brisée et le chat mort, et dans un autre : la capsule négligée, donc intacte, donc avec le chat vivant.

Seul l’isotope radioactif est ressortissant du monde largement majoritaire des quanta. Seul aussi est le chat, incapable (jusqu’à ce qu’un observateur ouvre la boîte et en décide) de savoir s’il est vivant ou mort et qui souffrira d’une crise d’identité quantique.

Que peuvent savoir les hommes (et les mots dont ils se servent) de la matière ?

Pour répondre, une seule voie : chercher à déterminer le plus petit élément constitutif du réel. Chacun le sien. Particules ou syllabaires. Mais la révolution c’est que, pour les particules, la matière cesse d’être un objet pour devenir un rapport, une relation. Les syllabaires, eux, se désolidarisent des mots auxquels ils participent pour n’être plus que des possibilités de sens. Trait commun pour toute l’élémentarité ainsi mise en lumière : les particules ne peuvent plus être observées sans entrer en interaction avec les instruments qui les observent. Elles sont modifiées par l’observation même ... [26]

Ce qui se joue à travers la physique quantique, c’est la remise en cause d’une conception figée de la réalité. Loin d’apparaître stable et déterminée une fois pour toutes, elle est fonction de l’observateur, donc mouvante. La science rejoint là des questions d’ordre philosophique. Il est d’ailleurs passionnant de constater que ces relations d’interaction que pointe Gatti dans la physique quantique sont très proches de celles que sa poétique met en œuvre la poésie gattienne ne cesse de créer des ponts entre les disciplines, chacune exerçant son influence sur l’autre et faisant surgir de nouveaux rapprochements. Et voilà que cette attitude poétique trouve un correspondant dans la science. La physique quantique apparaît alors dans l’écriture de Gatti à la fois comme une sorte de miroir de cette poétique et comme un champ nouveau d’investiture
par la poésie. Ce lien étroit entre les implications philosophiques de l’expérience de Schrodinger et la poésie, Gatti l’exprime par l’écriture : sa façon d’aborder l’expérience, absolument pas didactique (elle n’« explique » pas), à travers les constructions de phrase, la graphie elle-même, exprime le paradoxe lui-même. Les 50 % de chances, par exemple, sont « matérialisés » par ce morceau de phrase signalant l’équivalence en termes de probabilités par les trois tronçons reliés chacun par les deux points « < donnant au déclencheur [ ... ] »).

Pendant la guerre, la physique quantique donne lieu à d’importants débats qui opposent
univocité et multiplicité des possibles, à partir du « principe d’incertitude » ou de la « relation d’indétermination » d’Heisenberg [27] selon laquelle « toute tentative pour connaître la valeur
d’un paramètre a pour conséquence de perturber d’une façon imprévisible les autres paramètres
du système »

Tout part d’un débat où Heisenberg se trouve plongé en 1942 - l’année même où Gatti, âgé de 18 ans, débarque en Corrèze pour se joindre au maquis. Ce débat oppose un manifeste de la « Deutsche Physik », la physique aryenne, à la « Jüdische Physik » de la théorie des quanta [28] . À celle-ci, la physique allemande reproche le sacrifice de l’observation des objets et de leurs relations au profit d’une prolifération d’hypothèses et de concepts. Alors que la « physique aryenne » (affirme le manifeste) s’occupe de la réalité de la nature, la « physique juive » ne se plaît qu’aux « fictions des théories ». Au cœur du débat, une lecture du Traité des couleurs de Goethe pour soutenir la nécessité d’une réalité unique et le principe de la causalité. Mais Heisenberg ne peut y souscrire : à la conception aryenne d’une nature indivise, il oppose une imbrication de régions multiples « qui se démarqueraient les unes des autres en fonction des questions que nous adressons à la nature et des interventions que nous nous autorisons pendant l’intervention. Ainsi, les régions de l’expérience viennent se substituer à la réalité unique de la nature vivante ». [29]

La physique quantique apparaît donc comme un moyen, à l’intérieur même des sciences
exactes, de promouvoir une vision possibiliste du monde. Sciences et philosophie sont intégrées
par Gatti au langage poétique, donc déplacées de leur langage propre, pour créer des sens
nouveaux que seule la poésie peut faire émerger.

Chez Gatti, tout est question de langage. Et son refus des langages déterministes - parmi
lesquels le langage politique - directement lié à sa posture libertaire, il l’explicite dans le texte
De l’anarchie comme battements d’ailes

Croire.

Croire non pas aux dieux, aux diables, aux lendemains qui chantent, à la révolution.

Ils ont tous le même langage déterministe avec lequel, tantôt humaniste, tantôt rationaliste, ils pagayent sur le rien qu’ils nomment : les mers contradictoires de la vie. Les uns et les autres ne vivent que de l’exploitation de l’homme par l’homme.

C’est pour eux que le langage politique fait la manche dans la rue. Que peut-il sortir d’un instrument et qui l’entend (à part les sourds de naissance) ? Peut-être flatte t-il un sens, toujours le même, l’ouïe mais jamais la pensée, qu’elle soit d’une intellectuelle ou d’un manuel. Au contraire, l’instrument l’arrête.

Ce qu’il faut

c’est croire aux possibilités infinies d’une goutte d’eau

telle qu’elle voyage entre les quatre éléments. Et pour cela un seul moteur
l’enthousiasme ! [30]

L’anarchisme de Gatti est donc essentiellement lié à une réflexion sur le langage, le refus de celui, sclérosé, des politiciens. L’aventure du langage n’est pas une aventure abstraite, déconnectée des réalités de la vie ; elle est au contraire une possibilité d’influer sur elle et de se
construire en tant qu’êtres libres. C’est à travers le langage que se jouent les questions politiques.
L’émancipation par le langage poétique que vise Armand Gatti ne doit pas se réduire à celle
d’une élite lettrée, elle tend au contraire à bouleverser les fondements d’une société capitaliste
et politicienne. Pour preuve les multiples expériences menées par le poète avec des jeunes de
milieux défavorisés, où la démarche est radicalement anti-démagogue il s’agit non pas de
chercher à rendre « accessible » la poésie, dans une attitude finalement méprisante à l’égard
de ces gens qui parfois ne sont pas « cultivés », mais de leur permettre de se hausser à elle, de
devenir « plus grand que l’homme ». Donc de penser que l’art n’est pas l’apanage de quelques
privilégiés. La lutte contre le déterminisme passe aussi par là : le refus de considérer l’origine
sociale comme une détermination indépassable. Là encore, l’arme principale s’avère le langage
« « Votre dignité », dit-il toujours aux « loulous » avec qui il travaille, « c’est l’écriture » [31].

Gatti est très conscient de l’écart entre les cultures et de la nécessité de l’abolir.

Le paysan a sa culture. L’ouvrier a sa culture. L’intellectuel a sa culture. Elles ne communiquent pas. Moi auteur dramatique je suis plus proche de Molière ou de Lesage que d’un paysan de mon temps ou de l’ouvrier qui habite sur le même palier que moi. Il y a quelque chose de profondément anormal dans tout cela, d’autant plus que ce n’est pas sur la culture dont émarge un auteur que se construit le monde. C’est sur celle de l’usine, celle du travail industriel. Ne pas rentrer dans la culture de l’ouvrier, du paysan, ne vivre que dans la culture d’origine, de minorité, cela me paraît une castration, une décapitation. Pour être interprétées toutes les cultures demandent à être vécues de l’intérieur. Certes la révolution commencera le jour où les barrières entre intellectuels, paysans et ouvriers seront abolies et où on aura un homme susceptible d’assumer toutes les cultures. Il serait bien que le théâtre commence à travailler pour la révolution et pas simplement sur ses déchirements. Il ne s’agit pas pour moi d’oublier aujourd’hui ce que j’ai fait et ce que j’ai été, mais, au contact direct avec la masse de repartir à zéro. [32]

Et cette volonté de redonner la parole à ceux qui ne l’ont plus, ou ne l’ont jamais eue, ce
désir de transcender l’enfermement social, Daniel Lemahieu l’exprime ainsi

Parce que je suis né au cœur des usines, dans les courées de Roubaix, au milieu des ouvriers et des sans-travail, qui ne lisaient pas, ne savaient parfois pas écrire, bossaient tout le temps à faire les 3x8 ou s’usaient au noir, je me sens proche de l’écriture et de la révolte d’Armand Gatti, de son bidonville, de sa rue et de l’assomption des sans-rien qu’il pratique par l’écriture. J’aime sa dramaturgie des possibles - des possibles mêmes impossibles - et son utopie réelle de l’avènement des voix de ceux à qui on ne donne jamais la moindre ombre d’une once de pouvoir et de texte, qui leur appartiendraient en propre. L [33]

Outre sa « dramaturgie des possibles » elle-même, les expériences collectives, entreprises
directement au contact de ces « sans voix » - que Gatti invite à « devenir Dieu avec lui », par la
puissance des mots et de la poésie - permettent de réaliser cette « assomption » par le langage.
L’ambition de ces expériences collectives est d’avoir un impact réel sur les gens qui y participent,
elle contient une démarche politique inhérente : l’art est un moyen (ou devrait être un moyen)
de changer le monde, ce que Gatti exprime très bien lorsqu’il affirme qu’il « serait bien que le
théâtre commence à travailler pour la révolution et pas simplement sur ses déchirements ».

On trouve chez les gens, quand on leur donne la parole, un savoir extraordinaire de la condition ouvrière, face auquel le langage politique est inadéquat. Pour l’ouvrier, la politique est un pouvoir de remplacement, une autre forme de pouvoir qui ne le représente pas. Tout cela m’a amené à reconsidérer le problème de l’écriture. Je ne le vis plus comme avant. Je ne crois plus du tout à l’artiste travaillant seul. L’expression ne peut se faire seule. Je pense à une sorte d’écriture collective. Ce qu’il faut, c’est trouver un cadre, un quartier par exemple, qui crée lui-même sa propre expression. À chaque âge correspond une écriture particulière, et l’ensemble des écritures forme une écriture plurielle - cette expression me semble plus juste qu’« écriture collective »
 très proche de l’activité réelle du quartier et des préoccupations des gens. Enfin, ce type d’activité échappe complètement aux contraintes de l’objet commercialisé. [34]

Cette citation résume trois aspects essentiels de la démarche de l’auteur dans ces expériences d’« écritures plurielles ». D’une part, la problématique du langage spécifique : il s’agit toujours de trouver le langage, la forme adaptés à tel groupe humain, ou à représenter telle lutte sociale.
Cela nécessite, si l’on veut « représenter » ou relayer ces luttes, d’aller se confronter aux populations ; ce que Gatti exprime très clairement :« Il me semble que lorsqu’on veut faire un théâtre pour le peuple, il faut d’abord aller où se trouve le peuple [35] ». Il s’agit toujours d’abolir la distance de l’intellectuel ou de l’artiste parlant « au nom du peuple » du haut de son statut privilégié et se gardant de tout contact direct.

La troisième idée véhiculée par cette citation, c’est l’importance des moyens de production et de diffusion de l’œuvre d’art. Échapper aux contraintes économiques de l’œuvre devenue marchandise, cela fait partie intégrante de la démarche gattienne : pratiquer des représentations à « prix libre », ou gratuites, par exemple, apparaît comme une nécessité lorsqu’on entend pratiquer un art subversif. Ce qui montre à nouveau à quel point Gatti ne considère pas la culture comme une sphère séparée de la vie quotidienne.

Cette problématique de la diffusion de l’œuvre se révèle particulièrement complexe relativement au cinéma, qui nécessite des moyens financiers importants, réduit par là considérablement la liberté de l’artiste et permet plus difficilement des pratiques alternatives comme celles que Gatti entreprend au théâtre. Intervenant pour déclarer la nécessité, afin de « sauver » le cinéma, d’organiser des séances gratuites, Gatti se fit évidemment exclure d’une réunion regroupant divers professionnels du cinéma [36] .

Suite

 I.3 L’écriture des possibles

Partie II. Une traduction esthétique de l’anarchisme au cinéma, entre visée sociale et expérimentation formelle
 II.1 L’Enclos, une célébration de "l’homme plus grand que l’homme"
 II.2 El otro Cristobal et l’esthétique de la démesure
 ‪II.3 Transcender les barrières du temps et des genres cinématographiques Roger Rouxel et Der Übergang über den Ebro
 ‪II. 4 Les expériences d’écriture collective‬

Conclusion

Filmographie et Bibliographie