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Recherches anarchistes
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Introduction

CE MÉMOIRE sur la notion d’« esthétique libertaire » dans le cinéma d’Armand Gatti s’inscrit dans un champ d’études récemment ouvert autour des rapports entre cinéma et anarchisme.

Si de rares travaux en anglais ont été consacrés dans les années soixante, puis un peu plus récemment, à quelques cinéastes anarchistes et à la représentation des anarchistes au cinéma [1] , il faut attendre la thèse d’Isabelle Marinone [2] , en 2004, pour une étude approfondie de l’histoire des rapports entre cinéma et anarchisme en France. La richesse des liens entre anarchisme et cinéma y est mise à jour, ainsi que la grande diversité des productions et des conceptions du cinéma qui s’expriment à travers elles : du cinéma éducateur d’Armand Guerra à la fantaisie de Méliès, des avants-garde dadaïste et surréaliste au cinéma underground de Jean-Pierre Bouyxou ou Jean Rollin, ...

Ces différents courants ou cinéastes se positionnent d’une façon particulière par rapport au politique : la tension entre propagande et liberté formelle est un élément central dans l’histoire du cinéma anarchiste, de même que dans celle de la littérature anarchiste, comme le démontre la thèse récente de Caroline Granier [3] . Certains films, c’est le cas des productions du « Cinéma du Peuple » d’Armand Guerra, utilisent le cinéma comme un outil de propagande ou d’éducation, laissant de côté les recherches formelles : la démarche libertaire est directement perceptible dans leur contenu. Dans une optique tout à fait autre, l’anarchisme d’un cinéaste comme Jean Rollin transparaît non dans un contenu politique mais dans l’imaginaire exalté que mettent en scène ses films.

La thèse d’Isabelle Marinone souligne également les liens immédiats qui se tissent entre cinéma et anarchisme, notamment à travers les figures de Georges Méliès et d’Émile Cohl, inventeur du dessin animé [4] . Si les créations des cinéastes libertaires se situent d’abord du côté de la fantasmagorie, la dimension documentaire et plus réaliste du cinéma sera vite investie par les cinéastes anarchistes dans une visée souvent pédagogique.

Nicole Brenez décrit ainsi les apports importants du travail d’Isabelle Marinone :

[ ... ] Dans la thèse d’Isabelle Marinone, l’anarchie ne se trouve pas réduite au statut de motif ou de thème, elle se voit prise en charge au titre d’un corps de doctrines et de propositions, d’un ensemble précis de valeurs d’une part critiques et de l’autre affirmatives. Concrètement, ces valeurs donnent lieu à trois types d’initiatives :

 des initiatives pratiques ou, pour mieux dire, logistiques, par exemple la consti¬tution de coopératives telles le Cinéma du peuple en 1913 ;
 des initiatives formelles, comme par exemple la destruction du récit selon Luis Buñuel ou, plus tard, selon le cinéaste trop oublié Jean-Pierre Lajournade (dont Philippe Garrel, qui s’en inspira beaucoup, fut l’assistant) ;
 des initiatives théoriques, telles les entreprises historiques et critiques d’Elie Faure ou de Marcel Lapierre.
La recherche d’Isabelle Marinone nous aide donc à considérer comme acquis un certain nombre de parti-pris spéculatifs qui, en réalité, restent pour l’heure trop rares dans les études cinématographiques :
 la prise en considération, au même titre, de toutes les formes cinématographiques : fiction, documentaire, essai, animation, travaux plastiques ;
 la prise en charge, au même registre, de plusieurs modes d’intervention cinémato-graphique : le film bien sûr ; mais aussi l’invention technologique (stupéfiante figure inaugurale de Paul Delesalle, ouvrier anarchiste ayant mis au point le défilement dans la caméra des frères Lumière) ; ainsi que le texte du scénariste, le texte du critique, le texte de l’historien. [5]

Plus largement, ces études dans le domaine du cinéma s’ancrent dans un champ de réflexion
autour des rapports entre art et anarchie, amorcé dès le XIXe siècle par un certain nombre de
théoriciens de l’anarchisme historique (Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Jean Grave
en particulier). Ces auteurs ont rapidement perçu le rôle essentiel que pouvait jouer l’art dans la
propagation des idées anarchistes. Ils défendent l’idée d’un art social, dont Proudhon, auteur en 1865 du Principe de l’art et de sa destination sociale [6] , apparaît comme le précurseur. Il
prône un art éducateur, remet en cause les notions de « génie » et de « chef d’œuvre », et à
travers celle d’« art en situation [7] », il appelle à ne plus séparer l’art de la vie. Proudhon comme
Bakounine, bien qu’ils s’opposent à un art de propagande, se préoccupent prioritairement du contenu manifeste de l’œuvre au détriment de la forme [8].

À la fin du XIXe siècle, et surtout après la Commune de Paris, l’influence réciproque entre artistes (écrivains en particulier), théoriciens et militants anarchistes est flagrante [9]. Ils ont
pour la plupart la conviction commune que l’artiste doit prendre position par rapport aux
événements de son temps, partant du constat qu’une réelle neutralité de l’artiste est de toute
façon impossible. Richard Wagner formule le projet libertaire d’« un art du peuple, pour le
peuple et par le peuple » [10]. Mais des conflits théoriques opposent les tenants d’un art social
à ceux de l’art pour l’art. La fonction de l’art mais aussi le statut de l’artiste sont en jeu
d’un côté une vision individualiste de l’artiste libre dans sa création, de l’autre une vision qui
privilégie le rapport de l’artiste à la communauté. L’opposition se manifeste notamment à travers
le jugement que porte un écrivain comme Octave Mirbeau sur les poètes symbolistes, à qui il
reproche de « fuir la vie pour le rêve, de diffuser le « poison religieux » [11] ».

La posture d’Oscar Wilde, qui s’est déclaré anarchiste à plusieurs reprises et affirme que « la
forme du gouvernement qui convient le mieux à l’artiste est l’absence de tout gouvernement [12] »,
est représentative d’une conception individualiste de l’art

L’œuvre d’art est le résultat unique d’un tempérament unique. Sa beauté vient du fait que l’auteur est ce qu’il est. Elle n’a rien à faire avec la volonté d’autrui. Du moment où l’artiste prend en considération ce que veulent les gens et essaie de satisfaire leurs besoins, il cesse d’être un artiste. L’art est la forme la plus intense de l’individualisme que le monde ait jamais connue. [13]

Dans son texte de 1968, Asphyxiante culture, le peintre Jean Dubuffet radicalise la position
individualiste en présentant comme antagonistes le bien de l’individu et le bien social :

« Je
suis individualiste ... Je considère que mon rôle d’individu est de m’opposer à toute contrainte
occasionnée par les intérêts du bien social. Les intérêts de l’individu sont opposés au bien social [14] ». Il formule également une critique de la « culture », qui rappelle les thèses de Proudhon :« État et culture n’ont pour Dubuffet qu’un seul visage : celui de la police. Aussi
oppose t- il l’art subversif librement créateur à 1’« art culturel » dont le « propre et la constante »
est de « tenir l’œuvre pour chose à regarder - au lieu de chose à vivre et à faire [15] ».

On retrouve là la préoccupation commune à la plupart des artistes et théoriciens anarchistes
réconcilier l’art et la vie. C’est dans cette optique que l’écrivain Georges Darien formule dans
Le Roman anarchiste une critique virulente à la fois de l’artiste revendiquant une position
privilégiée « < Il n’y a plus de pontifes ni de disciples ; il n’y a plus de Vieux ni de Jeunes. Il y a des morts et des vivants [16] », et de la division du travail :

À la division du travail matériel, appliquée dans l’industrie, devait sans doute correspondre, par l’enchaînement logique des faits, la division du travail intellectuel. Ce serait, dans tous les cas, la seule façon d’expliquer comment une époque aussi riche que la notre en penseurs, dans le domaine de la Science et de la Sociologie, s’est montrée aussi constamment pauvre en hommes à idées, dans le domaine de la Littérature. On ne pourrait guère comprendre autrement l’obstination des écrivains du XIXe siècle à se tenir en-dehors du mouvement social de leur époque. [17]

Certains artistes libertaires tenteront de dépasser ce clivage entre l’art social et l’art pour
l’art. Dans les colonnes des Temps nouveaux, en 1895, le peintre impressionniste Camille Pissaro
s’exprime en ces termes :

La distinction que vous établissez entre « l’Art pour l’Art » et l’Art à tendance sociale n’existe pas. Toute production qui est réellement une œuvre d’art est sociale (que l’auteur le veuille ou non), parce que celui qui l’a produite fait partager à ses semblables les émotions plus vives et plus nettes qu’il a ressenties devant le spectacle de la nature. [18]

Au-delà de la question du statut de l’œuvre d’art et de l’artiste, celle des rapports entre
esthétique et anarchisme semble avoir été plus rarement étudiée. Le lien entre une position
anarchiste et un type d’esthétique est pourtant revendiqué par un peintre abstrait comme
Kasimir Malevitch, dont l’engagement ne se manifeste certes pas dans un propos explicite de
ses œuvres. Il écrira en 1918 :« Nous ouvrons des pages nouvelles de l’art au sein des aubes
nouvelles de l’anarchie. [ ... ] L’étendard de l’anarchie, c’est l’étendard de notre « moi » et notre esprit, libre comme l’air, va faire jaillir notre création dans les vastes espaces de l’âme [19] ».

Ce mémoire a précisément pour ambition de dégager des éléments propres à éclaircir la notion d’« esthétique libertaire » à partir de l’œuvre filmique d’Armand Gatti. Ce cinéaste a été évoqué dans la thèse d’Isabelle Marinone en tant qu’« explorateur libertaire des langages [20] », mais aucun travail universitaire à notre connaissance ne lui a été spécifiquement consacré en tant que cinéaste (son œuvre théâtrale ayant, en revanche, suscité quantité d’études).

Nous entendons par « esthétique libertaire » la façon dont la sensibilité anarchiste du cinéaste se manifeste à travers des éléments précis de mise en scène (cadre, montage, son, etc.), aussi bien que dans le rapport à l’acteur et au spectateur, ou dans le mode de production et de diffusion qui répondent à une certaine philosophie et influent en retour sur l’esthétique des films. La problématique principale de ce travail est donc d’étudier dans quelle mesure on peut établir des liens entre l’anarchisme de Gatti et l’esthétique produite par ses films.

Le cas d’Armand Gatti est intéressant parce qu’il semble dépasser le clivage entre l’art social et l’art pour l’art, et plus précisément, dans le domaine du cinéma, celui entre film pédagogique et film d’avant-garde. Ce qui intéresse Gatti, dans le cadre du cinéma comme dans celui du théâtre ou de la littérature, c’est de parvenir à traduire formellement sa vision du monde et de l’homme. Son cinéma pourrait ainsi être qualifié d’anarchiste non en raison d’un contenu explicite des films, mais en ce que les choix esthétiques qu’il fait seraient liés directement à sa sensibilité libertaire.

En même temps, la visée politique est évidente dans l’ensemble de l’œuvre - littéraire et cinématographique - d’Armand Gatti : au point de vue thématique elle se manifeste à travers la récurrence de figures anarchistes ou révolutionnaires et la référence à des luttes contemporaines ; en ce qui concerne les expériences filmiques ou théâtrales en tant que telles, certaines prennent vie au cœur des luttes sociales (c’est le cas pour Nous étions tous des noms d’arbres), d’autres sont réalisées collectivement avec des gens provenant par exemple de milieux ouvriers (c’est le cas du Lion, sa cage et ses ailes).

Pour autant, les créations de cet artiste se caractérisent par l’absence de toute démagogie elles ne cherchent pas à se rendre « accessibles », démarche que l’on pourrait assimiler plutôt à du mépris à l’égard du spectateur. Le problème de l’accessibilité se situe plutôt pour Gatti du côté de l’existence des classes sociales et du système capitaliste, contre lequel il s’agit de lutter.

Armand Gatti refuse l’élitisme, affirmant qu’« il faut intégrer le plus grand nombre possible
de gens à la création, et pour cela, se défaire du langage hérité, ce qui équivaut à détruire la notion de spectacle [21] ». Mais cela ne doit pas nuire à l’exigence artistique :
Il ne s’agit pas de sacrifier au fameux « droit à la culture pour tous » qui n’apporte aux classes déshéritées que des œuvres désamorcées n’ayant aucun rapport avec le contexte au sein duquel ces classes se situent et luttent. De plus, ceux qui n’ont pas accès à la culture, par leur situation sociale, ne peuvent s’insurger contre ces œuvres mortes. Ils seraient pris pour des imbéciles et ils le savent. C’est pourquoi ils se taisent. [22]

La démarche de cet artiste produit une synthèse entre préoccupations sociales et artistiques,
puisque l’exigence en matière de qualité artistique coïncide avec l’exigence humaine qu’elle
porte produire des œuvres de qualité, c’est offrir au spectateur la possibilité de s’élever.

L’œuvre de Gatti produit aussi une synthèse entre liberté créatrice et engagement de l’artiste,
les recherches formelles demeurant au service de son combat politique, en même temps qu’elles
lui sont nécessaires.
Les films d’Armand Gatti ne servent pas pour autant un but pédagogique, et ne se situent
pas du côté du didactisme - l’aspect politique résidant davantage dans leur forme même ou
leur mode de réalisation.
Les recherches autour de la thématique « cinéma et anarchisme » parmi lesquelles ce
travail s’inclut, semblent particulièrement fertiles actuellement. Des journées d’étude intitulées
« Anarchie et Cinéma : histoires, théories et pratiques des cinémas libertaires. » et organisées
par Isabelle Marinone et Nicole Brenez se sont tenues les 02 et 03 avril 2010, à l’Institut National
d’Histoire de l’Art. C’était le premier évènement - sur cette thématique - de cette ampleur en
France, et dans un cadre universitaire. Une session y était consacrée à Armand Gatti et Hélène
Chatelain, à laquelle nous avons pu participer [23] .

Un certain nombre de projections ont eu lieu autour de cette manifestation entre mars
et avril 2010 à la Cinémathèque française, par le biais d’une carte blanche à Jean-Pierre Bastid, au Forum des Images, à travers un cycle sur le « Paris libertaire » et une soirée « Anarchisme et Cinéma 24 », à la Femis où furent pro jetés des films d’Armand Gatti et Hélène Chatelain, ainsi qu’à l’Université populaire de Saint-Denis, lors d’un cycle intitulé « Avant-garde et contre-offensive ».

Table des matières

Introduction

Partie I. L’écriture des possibles : l’anarchisme comme opposition au déterminisme

‪Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes‬
 1.1 Armand Gatti et l’anarchisme : dimensions politique et métaphysique.
 1.2 Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes
 1.3 L’écriture des possibles

Partie II. Une traduction esthétique de l’anarchisme au cinéma, entre visée sociale et expérimentation formelle

II.1 L’Enclos, une célébration de "l’homme plus grand que l’homme"

II.2 El otro Cristobal et l’esthétique de la démesure

‪ II.3 Transcender les barrières du temps et des genres cinématographiques Roger Rouxel et Der Übergang über den Ebro

‪II. 4 Les expériences d’écriture collective‬

Conclusion

Filmographie et Bibliographie