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Chapitre 2 : Eugène Gaspard Marin et l’Université Nouvelle.

Après la dissolution de la colonie de Stockel , Eugène Gaspard Marin partit en voyage avec Jeanne Martin, devenue sa compagne pour longtemps. En réalité il semble qu’il soit parti sur les conseils de son père : le nom de son fils était en effet lié aux problèmes qui avaient surgi au sein de la colonie tant décriée dans la presse catholique et à la presse anarchiste. Il désirait donc qu’il reste éloigné de la Belgique pendant un petit temps afin de se faire oublier. En 1909, le couple en quelque sorte banni visita donc la Grèce et différents autres endroits situés sur sa route [1].

sommaire

01. Introduction

02. Chapitre 1 : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique

03. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La vie de la communauté.

04. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. Les relations extérieures

05. Chapitre 1 (fin) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La dissolution de la communauté.

06. Chapitre 2 : Eugène Gaspard Marin et l’Université Nouvelle.

07. Chapitre 3 : La place des trente années belges d’Eugène Gaspard Marin dans ses engagements ultérieurs.

08. Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

09. Conclusion

10. Bibliographie

Chapitre 2 : Eugène Gaspard Marin et l’Université Nouvelle.

A leur retour en 1910, tous deux suivirent des cours à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université Nouvelle, cours qui suscitèrent chez Eugène Gaspard Marin son intérêt pour l’anthropologie et qui furent donc déterminants pour ses travaux ultérieurs :

“ My interest in anthropology was awakened during a three years sociological course which I followed under the late Prof. Guillaume De Greef in Brussels (1910-1913)”,

déclare-t-il en effet dans une lettre de 1928 [2]. Toutefois, si, selon cette affirmation, il a suivi des cours de 1910 à 1913, son nom n’est repris dans le cahier d’inscription aux cours de l’Université Nouvelle que pour l’année 1910-1911 [3] (en première année dans la Faculté des Sciences Sociales), juste au-dessus de celui de Jeanne Marin [4]. De même, on ne trouve un bulletin d’inscription à son nom que pour cette même année [5]. Il est possible qu’il ait suivi les cours sans être inscrit, mais il est alors étrange qu’il ait uniquement conservé ses notes de cours de l’année 1910-1911 [6]. Par conséquent, même s’il est vrai que le goût de l’anthropologie fut éveillé chez lui par les cours qu’il a suivis, il semble douteux qu’il ait effectué un cursus complet.

Il est fort probable que pendant la ou les années où il suivit ces cours, Eugène Gaspard Marin vécut grâce à la rente que son père lui octroyait. Il semble en effet qu’il n’ait jamais travaillé de sa vie, dans le sens où il n’a jamais travaillé pour gagner de l’argent [7]. A ce moment, il habitait à Woluwé (Putdael) avec Jeanne Martin : la même adresse est mentionnée pour les deux dans le carnet d’adresses de l’université [8].

Le fait d’avoir choisi l’Université Nouvelle pour suivre des cours est significatif pour un homme comme Eugène Gaspard Marin. Comme nous allons le voir, c’est en effet l’établissement qui convenait le mieux à quelqu’un qui avait ses opinions.

1. Une université “ contestataire”.

L’Université Nouvelle exista de 1894 à 1919. Il s’agit d’une partie dissidente de l’Université Libre de Bruxelles. Suite à un conflit qui eut lieu en 1894 mais dont les racines remontent en réalité à un événement de 1889, certains professeurs de l’U.L.B. décidèrent de faire sécession avec cette dernière et de créer une université plus en accord avec leurs opinions.

A. L’incident Dwelhauwers.

Depuis la défaite des libéraux aux élections de 1884, des tensions existaient entre les libéraux doctrinaires d’une part et les libéraux progressistes et socialistes d’autre part au sein de l’U.L.B. [9] Ces tensions étaient apparues de façon plus générale dans le milieu politique vers 1870, une partie des libéraux se montrant alors assez favorable à la Première Internationale et au mouvement flamand [10], ainsi qu’à l’élargissement du suffrage et à une législation sociale modérée [11].

Le conflit éclata au mois de juin de l’année 1890 avec le rejet de la thèse de doctorat de Georges Dwelshauwers pour l’obtention de l’agrégation. Celui-ci avait déjà donné des cours aux ouvriers à la Maison du Peuple où un Cercle des Etudiants Socialistes avait été créé en 1890. Docteur en philosophie et lettres depuis 1887, il présenta en mai 1890 sa thèse intitulée Psychologie de l’aperception et recherches expérimentales sur l’attention. Essai de psychologie physiologique afin de pouvoir accéder au professorat. Son promoteur, G. Tiberghien refusa cette thèse et déclencha ainsi une crise universitaire comme il n’y en avait plus eu depuis 1868 lorsque, pendant la Première Internationale, des étudiants établirent des contacts avec les ouvriers socialistes. Le conflit reposait sur une opposition philosophique entre G. Tiberghien, spiritualiste et partisan des théories du panenthéiste K. Krause, et Georges Dwelshauwers, empiriste, qui se base sur les théories de W. Wundt ; c’est-à-dire sur une opposition entre les idées positivistes et la philosophie spiritualiste de G. Tiberghien, maître à penser de la philosophie à l’Université Libre de Bruxelles, qui fut déçu de ne pas voir en son disciple un propagateur des théories de Krause. La Faculté de Philosophie et Lettres refusa donc l’impression de la thèse de Georges Dwelshauwers [12], cette polémique se situant dans un “ contexte d’hostilité et de révolte contre le positivisme à la manière de Comte et de Spencer” [13].

Les libéraux doctrinaires considérèrent cette thèse comme une atteinte portée à leurs conceptions spiritualistes et déistes, et la jugeaient trop proche du libéralisme progressiste, du socialisme et de l’anarchisme. Quatre professeurs s’opposèrent donc à cette thèse, deux seulement ayant émis un jugement favorable. Cette condamnation suscita une opposition des étudiants qui y voyaient une atteinte au libre examen, toute opinion pouvant, à leur avis, être exprimée (de leur côté, les spiritualistes considéraient le positivisme et le matérialisme comme contraire au libre examen en ce qu’il niait le libre arbitre de l’homme, de par son déterminisme [14]). L’incohérence de la thèse de G. Dwelshauwers fut alors mise en avant pour en justifier le rejet, mais ce prétexte ne fit qu’embraser la colère estudiantine qui savait par ailleurs que le travail en question avait été applaudi par diverses revues philosophiques et par des professeurs allemands, les théories de Wundt étant enseignées en Allemagne depuis vingt ans. Le conflit éclata véritablement le 13 octobre 1890, lors de la séance solennelle d’ouverture de l’Université Libre de Bruxelles à l’hôtel de ville de Bruxelles. Y étaient présents Ch. Buls, alors président du conseil d’administration de l’université, Ch. Graux, sur le point d’être nommé au poste d’administrateur-inspecteur (à la place du radical Paul Janson), et M. Philippson, recteur. Tous malmenés par les étudiants, et en particulier le recteur, considéré comme le responsable de l’improbation de la thèse. Suite à l’intervention de la police, la séance fut levée dans le plus grand tumulte. Dès lors, pendant trois mois, de multiples actions furent menées par les étudiants : meetings, actions de protestation et publications d’articles dans la presse. Bientôt, et après l’avoir rencontré, ils exigèrent la démission de M. Philippson, dont les explications ne les avaient pas satisfaits. Après d’autres incidents, ils le rencontrèrent une deuxième fois : Philippson s’embourba dans ses explications et décida finalement de démissionner de son poste de recteur. Lors de la réunion du conseil d’administration qui suivit, quelques professeurs se rangèrent aux côtés des étudiants. Ceux-ci organisèrent encore quelques meetings et une manifestation le 22 novembre 1890 mais ils avaient d’ores et déjà remporté la victoire. Le 20 janvier 1891, Léon Vanderkindere devint recteur à titre provisoire [15].

Ces remous s’étendirent à l’Université de Liège où des forces de polices entourèrent les étudiants lors de la séance d’ouverture. G. Dwelhauwers partit en Allemagne “ mais la tempête qu’il avait déclenchée continuait à produire ses effets” [16]. Des étudiants réclamèrent une réorganisation de l’université, demandant un droit de parole plus étendu pour eux-mêmes et les professeurs. Ils s’opposèrent à l’aspect trop autoritaire du conseil d’administration et à la présence en son sein de personnes étrangères à l’université ; ils revendiquèrent la participation et la modification de l’enseignement ex cathedra. Ces revendications s’inscrivaient en fait dans un cadre plus large, s’étendant à toute l’Europe. Dans divers pays (Italie, Russie, Portugal, France, Angleterre), les universités furent en effet soumises à des mouvements de réforme et progressivement, on accorda une plus grande place aux nouvelles sciences sociales et aux masses qui accédaient peu à peu à l’enseignement (notamment via les Maisons du Peuple) [17].

Le conflit aboutit à la création d’un Sénat académique élu par les professeurs mais il n’avait qu’un pouvoir consultatif dépendant du conseil d’administration. Des séminaires furent mis sur pied pour développer l’activité personnelle des étudiants, mais de façon très limitée. Enfin, l’Université ouvrit ses portes aux couches sociales défavorisées, mais cela résulta plus d’une contrainte économique que d’une volonté véritable de démocratisation de l’enseignement ou encore que de l’intervention des libéraux progressistes, qui en définitive, ne firent que participer à ce mouvement : à ce moment, l’industrie, qui entre dans sa deuxième phase de croissance, a en effet de plus en plus besoin de main-d’oeuvre qualifiée [18].

L’année 1890 connut donc une remise en cause de l’enseignement universitaire sans que cela n’about”t cependant à d’importantes modifications, tant dans l’organisation de l’Université Libre de Bruxelles que dans le contenu même de son enseignement. Et malgré l’évolution d’un nombre toujours croissant d’étudiants vers le socialisme, la cassure provoquée par l’incident Dwelhauwers ne sera véritablement consommée qu’en 1894, suite à l’incident Reclus qui aura pour conséquence la création de l’Université Nouvelle. Cependant, même si le calme revint, la crainte de nouvelles manifestations persista pendant ces années : on n’osa pas organiser de séance d’ouverture en 1892 ; Georges Dwelshauwers fut autorisé à soutenir une nouvelle thèse intitulée Les principes de l’idéalisme scientifique devant la Faculté de Philosophie et Lettres en décembre 1892 et reçut le titre de docteur spécial ; mais, en juillet 1893, alors que le conseil d’administration lui permettait de donner un cours libre de psychologie expérimentale, ce dernier s’abstint cependant de nommer le fait qu’il était un agrégé de l’université, dans un but d’apaisement. Toujours dans un but de conciliation, le socialiste Hector Denis, sympathique aux étudiants, fut élu recteur en 1892, mais le conseil d’administration (et tout particulièrement Léon Vanderkindere et Charles Graux) s’opposa dans sa majorité aux réformes qu’il voulait introduire, à savoir une révision des statuts et l’introduction d’un représentant étudiant au sein du Conseil académique [19].

B. L’incident Reclus.

Cet incident provoqua une rupture entre les radicaux et les progressistes au sein de l’Université Libre de Bruxelles, et la sécession de ces derniers. Mais cette rupture était en fait le résultat d’un malaise qui persistait depuis plusieurs années et dont l’affaire Dwelshauwers fut un élément annonciateur [20].

En mai 1892, Hector Denis, représentant de la Faculté des Sciences au conseil d’administration de l’Université Libre de Bruxelles, propose de faire venir Elisée Reclus, célèbre géographe anarchiste, pour donner une série de cours de géographie comparée. Cette proposition fut acceptée et les cours devaient se donner en mars 1894. Mais, en janvier 1894, le conseil d’administration décida de postposer les cours d’Elisée Reclus, le jugeant spirituellement responsable de l’attentat perpétré par Vaillant à la Chambre française des Députés en décembre 1893 [21]. De plus, un texte d’Elisée Reclus, intitulé Pourquoi sommes-nous anarchistes ?, fut diffusé au même moment sur le campus. Dans ce texte, il condamne la bourgeoisie, les prêtres, les rois, les soldats, les magistrats qui ne font qu’exploiter les pauvres pour s’enrichir ; il y fait un véritable appel à la révolution pour obtenir la justice pour tous, arguant que les progrès se sont toujours faits par des révolutions ; c’est, selon lui, l’unique moyen d’arriver à l’idéal anarchiste, c’est-à-dire à la destruction de l’Etat, de toutes les autorités, des lois extérieures, à ce que l’homme ne soit maître que de lui-même et donc totalement libre ; cependant, la vie n’étant pas possible sans groupement social, il faut que les hommes libres et égaux s’associent entre eux pour travailler à une oeuvre commune ; la terre appartiendra à tous et sera aménagée pour l’agrément de tous ; cette société sera créée par “ l’action spontanée de tous les hommes libres” [22]. Ces deux motifs, l’attentat de Vaillant et la circulation de ce texte, servirent donc à écarter un homme que l’on jugeait trop influent sur le mouvement de gauche. Le conseil d’administration communiqua sa décision à Elisée Reclus, lui manifestant ses craintes de voir se mêler au public qui suivrait ses cours des groupes anarchistes (bien que ce terme ne soit pas employé dans la lettre en question). Dès lors, le feu était mis aux poudres et les événements allaient se succéder rapidement [23].

Un comité de protestation fut créé pour soutenir les étudiants, dirigé par E. Picard et P. Janson ; un meeting fut organisé et des motions de défense du libre examen furent votées par le Cercle Universitaire (sorte de fédération de la plupart des cercles de l’université, au sein de laquelle les radicaux étaient majoritaires). Mais le conseil d’administration maintint sa décision parce qu’une minorité d’étudiants seulement avait signé la motion de protestation. Il fit appel aux parents pour calmer les étudiants mais ceux-ci, soutenus par les professeurs progressistes, étaient prêts à mener la lutte jusqu’au bout. Ils demandèrent à Elisée Reclus de venir donner cours en dépit de l’ajournement et celui-ci promit de venir. Le 20 janvier 1894, eut lieu un grand meeting auquel participèrent Emile Vandervelde, Edmond Picard, Paul Janson et Guillaume De Greef qui annoncèrent que si le conseil d’administration expulsait vraiment des étudiants comme il avait l’intention de le faire, des cours seraient organisés en dehors de l’université pour les préparer aux examens. Dans l’intervalle, Hector Denis, qui avait acquis la confiance des étudiants, démissionna définitivement de son poste de recteur, prenant ainsi clairement position. Des étudiants de Louvain, de Liège et de Gand manifestèrent leur solidarité dans la lutte pour le rétablissement du libre examen. Le conseil d’administration persista encore, menaçant de renvoi les étudiants qui se rebellaient. Le pro-recteur, Vanderkindere, se chargea de réunir les 300 étudiants protestataires qui avaient signé “ L’Appel aux Etudiants”, ne prenant pas en considération les autres motions et pamphlets pour d’éventuelles sanctions. Ce texte fut jugé diffamatoire et anarchiste par Charles Graux parce qu’il appelait à la non-soumission aux décisions du conseil d’administration dont ils contestaient même la légitimité. Finalement, dix-huit furent renvoyés [24].

C’est à ce moment que l’idée surgit de créer une “ Université Nouvelle”, d’autant plus que l’on apprit que plusieurs professeurs étrangers seraient prêts à venir y donner cours. Et le 30 janvier 1894, alors que l’Université Libre de Bruxelles était fermée pour une durée indéterminée, les premiers cours furent donnés au sein de cette petite université. Diverses manifestations eurent lieu, au cours desquelles les étudiants soutinrent Hector Denis et Guillaume De Greef. Le projet de créer une nouvelle université se renforça encore : elle serait ouverte aux théories positivistes et basée sur le libre examen. Suite à ces graves troubles, divers professeurs, membres du conseil d’administration, réclamèrent l’annulation des sanctions prises à l’encontre des étudiants, suivant en cela la coutume paternaliste des libéraux conservateurs. Les cours reprirent le 13 février et le nouveau recteur G. Rommelaere enjoignit les étudiants à se réinscrire, mais à faire preuve de bonne volonté, c’est-à-dire à accepter les statuts et à respecter l’ordre et la discipline. Après plusieurs discussions, tous le firent, sauf un [25].

Élisée Reclus

Ces événements eurent pour conséquence que les cours d’Elisée Reclus attirèrent énormément de monde. Une manifestation étudiante suivit la première conférence de ce dernier. Elisée Reclus donna d’autres conférences toutes les deux semaines, ainsi que d’autres professeurs qui décidèrent ensemble de créer une nouvelle université qui s’ouvrit le 25 octobre 1894. Dès le début, des professeurs renommés, belges ou étrangers participeront à cette entreprise parmi lesquels : E. Picard, G. De Greef (qui avait été congédié de l’Université Libre de Bruxelles au début du mois de février [26]), E. Vandervelde, P. Janson, Elisée Reclus et son frère Elie, E. Ferri, M. A. Labriola et L. De Brouckère [27].

L’Université Nouvelle existera jusqu’en 1919, date à laquelle elle fusionna avec l’Université Libre de Bruxelles, les conflits opposant les libéraux doctrinaires aux progressistes étant terminés [28].

C. Le fonctionnement de l’Université Nouvelle.

L’Université Nouvelle était officiellement intitulée “ Ecole Libre d’Enseignement Supérieur et Institut des Hautes Etudes de Bruxelles”. Cependant, si cette école était appelée communément “ l’Université Nouvelle”, elle ne reçut jamais le statut légal d’université parce qu’elle n’avait pas quatre facultés. Une Faculté de Philosophie et Lettres et une Faculté de Droit avaient été mises sur pied dès mars 1894 et en 1895, une Faculté de Médecine et une Faculté des Sciences, ainsi une Ecole polytechnique, furent créées mais ces dernières furent abandonnées en 1899 par manque de moyens financiers. Les diplômes que l’Université Nouvelle octroyait n’avaient donc qu’une valeur scientifique [29]. Les fondateurs de cette institution considéraient cependant que les quatre facultés légales n’embrassaient pas l’ensemble des matières que devait comporter un enseignement universitaire. C’est pourquoi ils créèrent, en octobre 1894, l’Institut des Hautes Etudes qui proposait un programme de cours de sociologie, de philosophie, de droit, d’économie, d’art,... qui allait attirer nombre d’étrangers [30] au sein de l’Université Nouvelle en ce que cet enseignement encyclopédique et philosophique avait un caractère universel [31]. Cette formation avait pour but de donner des leçons portant sur des questions nées de l’évolution récente des sciences et de la société, mais aussi de pouvoir donner des cours qui n’étaient pas soumis au programme légal, l’institut ne délivrant aucun diplôme [32].

Le but de l’Université Nouvelle était, comme l’affirma E. Picard lors de la séance d’ouverture de la première année académique, de “ forcer l’établissement fondé par Verhaegen et exproprié des mains de ses véritables maîtres par une poignée de vieillards dévoués aux intérêts d’un parti politique réactionnaire, à prendre la place qu’il a pour devoir d’occuper, y rétablir la vérité scientifique, comme ailleurs la vérité sociale, par l’expropriation des expropriateurs” [33]. L’enseignement y était destiné à la jeunesse libérale ; il était dépourvu de tout esprit de parti et plus orienté vers les devoirs sociaux des individus. Le but en était donc clairement de s’opposer aux doctrinaires. [34].

L’Université Nouvelle voulait se démarquer de l’Université Libre de Bruxelles, abandonner sa structure hiérarchique et son paternalisme. C’est pourquoi elle était dépourvue de statuts. De même, le recteur (Guillaume De Greef) n’était là que parce que la loi l’exigeait pour la signature des diplômes. Cependant, il n’y eut annuellement que deux étudiants au Comité administratif ; en outre, ils n’avaient qu’une voix consultative et n’assistaient aux réunions que si le comité le jugeait nécessaire. D’autre part, l’enseignement donné par cette université était caractérisé par l’attention portée aux nouvelles disciplines (c’est elle par exemple qui donnera le premier cours d’histoire de la littérature flamande). Il était basé sur une limitation des cours ex cathedra et sur l’utilisation de diverses sources d’information afin d’assurer l’indépendance du jugement [35].

2. Une formation ethnologique et anthropologique.

Les raisons pour lesquelles Eugène Gaspard Marin fut attiré par l’enseignement qui était donné à l’Université Nouvelle apparaissent clairement. Les objectifs de cette dernière et l’orientation plus sociale donnée aux cours étaient autant de caractéristiques susceptibles de séduire un anarchiste comme lui.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, il semble douteux qu’Eugène Gaspard Marin ait réellement suivi trois années de cours à l’Université Nouvelle.

Toutefois, même s’il n’a pas suivi un cycle complet d’études, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, son rattachement à l’enseignement de l’Université Nouvelle est clair. Une citation de Guillaume De Greef sert en effet de point de départ à un de ses articles, publié en 1926, soit treize ans après son passage à l’Université Nouvelle : “ A well-known sociologist, Guillaume De Greef, defined progress as a decrease in dead-weight as compared with efficiency”. Et il va même jusqu’à reprendre les mots de G. De Greef pour le titre de son article qu’il appelle “ Dead-weight and efficiency” [36].

Il est cependant difficile d’énumérer avec précision les cours qu’il a suivis. Le programme de la Faculté des Sciences Sociales se présente sous la forme d’une liste de cours répartis en quatre sections [37] :

 Mathématiques et mécanique.
 Physique et chimie.
 Biologie et psychologie.
 Sciences sociales.

Les cours de la section des sciences sociales (au nombre desquels figurent ceux auxquels a assisté Eugène Gaspard Marin) sont encore divisés par matières : économie, génétique, art et histoire de l’art, psychologie collective, éthique, droit, politique et sociologie.

Si l’on se fie à ses notes de cours [38], Eugène Gaspard Marin a suivi des cours uniquement dans les domaines de l’économie et de la sociologie. Mais peut-être n’a-t-il pas conservé toutes ses notes de cours ou a-t-il assisté à des cours sans avoir pris de notes, dans le cas par exemple où un syllabus ou un livre existait. Au nombre des cours qu’il a suivis, certains sont cependant attestables grâce aux notes de ce qu’il a conservé :

 Le cours d’économie sociale, donné par Guillaume De Greef.
 Le cours d’économie politique élémentaire, donné par Louis Pirard.
 Le cours de sociologie élémentaire, donné également par Louis Pirard.
 Le cours de sociologie approfondie, donné par Guillaume De Greef.
 Le cours de géographie économique, donné par Paul Reclus.

Parmi ces cours, ce sont incontestablement ceux de Guillaume De Greef qui l’ont influencé le plus, ainsi qu’il le dit lui-même à plusieurs reprises. Guillaume De Greef (1842-1924) était avocat, docteur en droit et agrégé de l’Université Libre de Bruxelles, mais c’était principalement un économiste et un sociologue. Il fut influencé par les théories socialistes et marxistes et par la philosophie positiviste d’Auguste Comte. En tant qu’avocat, il se fit le défenseur des ouvriers et il adhéra à la Première Internationale de 1864. Il fut professeur à l’Université de Bruxelles et, à partir de 1894, à l’Université Nouvelle. Il fut également président de la Fédération internationale de la libre pensée et de l’Institut des Hautes Etudes de Belgique, ainsi que membre de l’Académie royale de Belgique à partir de 1911 [39].

Guillaume De Greef introduisit la sociologie en Belgique dans le dernier quart du 19e siècle, à l’époque où cette discipline s’introduisait dans plusieurs pays. Il fut responsable de la première publication sociologique belge en 1885 avec un article intitulé De la méthode en sociologie [40], dont les postulats orienteront toute son oeuvre ultérieure. Dans cet article, il se rattache à la sociologie d’Auguste Comte et d’Herbert Spencer. Il souligne en effet, à l’instar de ces derniers, la dépendance mutuelle qui existe entre les sciences et entre les phénomènes étudiés. Ces phénomènes doivent être rangés selon un ordre de complexité croissante allant du plus simple au plus composé et à ce qui est plus différencié. Guillaume De Greef s’attache à démontrer que la connaissance des éléments précède celle du tout. Il consacre par conséquent un important chapitre de son Introduction à la sociologie, publiée un an après son article initial, à la classification et à la recherche de la hiérarchie naturelle des éléments sociaux. La méthode sociologique qu’il prône est inspirée de la méthode historique, en ce que la notion d’évolution, fondamentale pour les phénomènes sociaux, y joue un rôle de premier plan. Mais cette méthode est également influencée par la biologie car, selon De Greef (ici aussi influencé par Comte et Spencer), il faut enlever les barrières érigées entre les manifestations sociales de l’homme et celle de l’animal car il y a une identité fondamentale de structure chez tous les être organisés [41].

Sans aucun doute, ces théories ont-elles profondément influencé Eugène Gaspard Marin car, comme nous le verrons, la méthode qu’il met au point pour classer les données anthropologiques sera basée sur la méthode utilisée dans les sciences naturelles. Il se réfère donc implicitement à la conception de Guillaume De Greef selon laquelle les phénomènes physiques et sociaux sont de même nature chez les hommes que chez les animaux.

Suite :

07. Chapitre 3 : La place des trente années belges d’Eugène Gaspard Marin dans ses engagements ultérieurs.

08. Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

09. Conclusion

10. Bibliographie