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Recherches anarchistes
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La propagande anarchiste (fin)

« Nous ferons naturellement une large place à la littérature contemporaine »

Les brochures, poèmes, chansons ou textes divers jouent évidemment un grand rôle dans la propagande. Les journaux servent de relais pour diffuser les écrits et mettre en contact les compagnons de la France entière et des pays étrangers :

« les journaux et les revues anarchistes forment des centres naturels d’association qui aideront au ralliement le jour où, une révolution éclatant, une véritable action en masse deviendra nécessaire » [1],

écrit Jacques Mesnil. Et si nous n’avons que peu de traces des nombreuses conférences qui se tenaient à Paris comme en province, sinon par les rapports de police, la « propagande par l’écrit » est en revanche mieux connue.

La bibliothèque est un lieu central pour les groupes anarchistes. De nombreux groupes sentent le besoin d’avoir une bibliothèque à la disposition des compagnons. Les annonces parues dans Le Libertaire au tournant du siècle illustrent cette préoccupation constante des compagnons pour les livres. Dans les numéros de décembre 1899 et janvier 1900, on apprend qu’une « bibliothèque d’éducation libertaire du XVIIIe arrondissement » ouvre ses portes, provisoirement salle Couderc, 1 rue Léon, qui se présente ainsi :

« Un groupe de camarades fondant une bibliothèque dans le XVIIIe arrondissement, fait appel à tous les camarades, à toutes les personnes qui s’intéressent à l’œuvre. Avec de faibles moyens et de bonnes volontés, nous comptons arriver à notre but et intéresser tous les jeunes gens qui comprennent les besoins d’une transformation sociale. L’action du groupe se portera sur les cours, conférences et causeries. Les réunions ont lieu les vendredis et dimanches à 8 h ½ du soir » [2] .

Puis c’est la « Bibliothèque libertaire de Belleville » qui annonce une fête familiale le dimanche 17 décembre [3] tandis qu’à Saint-Denis, le Groupe libertaire d’études sociales (cercle Tolstoï) organise une causerie sur « le rôle des conférenciers et des bibliothèques libertaires ». Ensuite, c’est au tour des « Égaux du XVIIe » d’annoncer la prochaine ouverture de la « Bibliothèque des Égaux », où une permanence sera établie pour faciliter l’étude ». Cette « Bibliothèque libertaire des Ternes » est inaugurée par une conférence de Charles Malato sur les « Crimes de la civilisation » [4] . Au même moment, des compagnons lancent un appel pour constituer une « bibliothèque sociale » à Saint-Denis, tandis que la Bibliothèque libertaire de Belleville annonce sa grande fête de nuit suivie de tombola et bal, avec le concours assuré des poètes et chansonniers montmartrois [5] . La bibliothèque d’éducation libertaire du Faubourg Antoine donne également une conférence intitulée : « L’éducation considérée comme moyen révolutionnaire » [6] .

Il se forme également de nombreux groupements d’éditeurs, qui ont ainsi la possibilité de publier en toute indépendance. Outre les imprimeries sous forme coopérative qui se développent (l’Avenir, la Laborieuse, L’imprimerie communiste), des éditions anarchistes - souvent liées à un périodique - voient le jour : les publications du Révolté, de La Révolte ou des Temps Nouveaux par exemple [7] . Voici comment le « Groupe de propagande par la brochure » présente son travail « au lecteur » :

« Nous estimons que la diffusion des principes libertaires, que le libre examen et la juste critique de ce qui est autour de nous ne peuvent que favoriser le développement intégral de ceux qui nous lirons.

Montrer combien l’autorité est irrationnelle et immorale, la combattre sous toutes ses formes, lutter contre les préjugés, faire penser. Permettre aux hommes de s’affranchir eux-mêmes d’abord, des autres ensuite : faire que ceux qui s’ignorent naissent à nouveau, préparer pour tous, ce qui est déjà possible pour les quelques-uns que nous sommes, une société harmonieuse d’hommes conscients, prélude d’un monde de liberté et d’amour ».

L’influence personnelle d’Élisée Reclus se manifeste dans la publication à Bruxelles d’une séries d’opuscules, rassemblés sous le nom de la « Bibliothèque des Temps Nouveaux », qui développent plusieurs points de la doctrine anarchiste [8]. Son premier opuscule fut la brochure intitulée : Aux anarchistes qui s’ignorent, par Charles Albert [9] (rédacteur régulier aux Temps Nouveaux), en 1896. En fin de volume, on peut lire cet avertissement aux lecteurs, que je crois utile de citer in extenso (Bibliothèque des Temps Nouveaux) :

« Ce n’est pas d’aujourd’hui que la question sociale préoccupe les esprits. Depuis les temps les plus reculés le spectacle de la douleur et de l’injustice éveille chez les penseurs le désir de voir s’établir entre les hommes des relations plus justes et plus fraternelles.

Il nous a paru nécessaire de recueillir et de publier des fragments d’auteurs divers, de tous les siècles et de tous les pays, montrant le travail continu des idées de liberté et de fraternité.

Nous ferons naturellement une large place à la littérature contemporaine, dans laquelle nous retrouvons, sous les dénominations modernes, deux principes en présence : celui des réformateurs et socialistes de différentes écoles qui proposent des améliorations partielles, s’appliquant à tel sujet ou à telle catégorie d’individus et préconisant des systèmes de transition, faisant une part à la contrainte ; le principe des anarchistes, conscients ou inconscients, qui, envisageant l’homme en général, constatent que le développement libre et normal de son être est impossible dans la société autoritaire actuelle, et luttant pour l’établissement de rapports sociaux fondés, non sur la routine, l’arbitraire ou la législation, mais sur les lois naturelles de la vie et les données de la science ».

L’objectif principal est de permettre l’accès à la connaissance [10]. Les anarchistes croient que l’émancipation des individus entraînera automatiquement la volonté de construire un monde plus égalitaire, débarrassé des principes autoritaires. Mais il ne s’agit pas, cela apparaît clairement dans ce programme, d’inculquer à l’homme des idées déjà formées, de le convaincre d’une vérité : le but à atteindre est la pensée et le libre examen.

Enfin, le rôle accordé à la littérature contemporaine (« Nous ferons naturellement une large place à la littérature contemporaine ») ne pouvait que satisfaire les écrivains de l’époque, qui trouvaient l’occasion, en se ralliant au combat des anarchistes, de trouver une place dans la société moderne en inventant une nouvelle forme d’engagement, tout en s’inscrivant dans la continuité d’une tradition de penseurs préoccupés par la question sociale. Quelle sera la place accordée par le mouvement anarchiste aux écrivains ? Qu’ils ne s’attendent pas à avoir une place privilégiée ! Comme l’écrit Kropotkine : « Les écrivains les plus zélés du parti sont connus par leurs lecteurs pour des penseurs de mérite, mais ils n’ont ni la réputation, ni les capacités de l’homme d’action » [11]. En fait, l’écrivain révolutionnaire serait celui qui ne serait pas seulement un homme de lettres, mais également un militant, un agitateur.

Voyons maintenant comment les écrivains conçoivent et vivent leur « engagement » au sein du mouvement anarchiste de l’époque.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.