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La réflexion des théoriciens anarchistes sur l’art (suite)

. L’art selon Proudhon et Bakounine

Le cas de Proudhon est délicat : tout en reconnaissant son admiration pour son ami Courbet, on lui a souvent prêté des positions très sectaires en matière d’art – sur lesquels reviennent des critiques contemporains [1]. Du principe de l’art et de sa destination sociale devait être à l’origine une brochure d’exposition à propos d’un tableau de Courbet (« Les Curés » - 1863), et l’ouvrage a pris ensuite la forme d’un traité [2], devenant son principal livre entièrement consacré à l’art. Proudhon y expose qu’il n’est finalement d’art que social. Il propose en outre de mettre les artistes hors du gouvernement, afin que l’œuvre d’art ne devienne jamais une manifestation d’autorité, une entrave à la libre créativité de l’homme. Pour Proudhon, l’étude de l’art et celle de la morale sont inséparables, car l’art ne peut se contenter de refléter les choses mais doit aider à leur transformation. Son but est de réconcilier le juste et l’utile, l’art et la morale – ce qui l’amène à rejeter catégoriquement l’art pour l’art. Il conclut son essai par cette mise en garde adressée aux artistes :

« Quant à nous, socialistes révolutionnaires, nous disons aux artistes comme aux littérateurs : "Notre idéal, c’est le droit et la vérité. Si vous ne savez avec cela faire de l’art et du style, arrière ! Nous n’avons pas besoin de vous. Si vous êtes au service des corrompus, des luxueux, des fainéants, arrière ! Nous ne voulons pas de vos arts. Si l’aristocratie, le pontificat et la majesté royale vous sont indispensables, arrière toujours ! Nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes" » [3].

Dans Le Principe de l’Art, Proudhon, en établissant une relation entre la nature de l’œuvre d’art et sa fonction sociale, accepte de fait la dichotomie classique du fond et de la forme. Le philosophe aborde l’œuvre en s’en tenant au plan du contenu, en critiquant l’idée en fonction de son utilité sociale. Quant au revêtement de cette idée, le beau étant affaire de goût, donc de personnes, elle échappe à la critique. Principe commun aux arts, à la morale, à la politique, l’idée permet qu’on ne sépare pas dans la pensée critique ces trois domaines. Cette distinction entre l’Idée, d’un côté, et la forme, de l’autre, conduit Proudhon à des jugements très tranchés. Ainsi écrit-il, dans son journal, Le Représentant du peuple, en mai 1848 :

« N’est-ce pas le cas de se demander ce qu’il y a de commun entre la Révolution et la littérature, ce qu’a fait pour la République, et de quelle utilité peut être à la société, dans l’avenir, cette espèce de parasites vulgairement appelés gens de lettres ? » [4]

Évidemment, cette question procède d’un constat : « au temps où nous sommes », la littérature « n’est que l’art d’agencer des mots et des périodes ». En tant que simple instrument, elle doit donc, si elle veut survivre, se transformer en philosophie, en économie politique, ou en histoire. Là encore, il faut comprendre que Proudhon s’insurge contre les « phrases sonores » - les belles étiquettes « sur la viande creuse » comme le dira plus tard Darien [5] -, contre tel écrivain dit « de premier ordre » qui « en politique, ne sait exprimer rien de positif et d’immédiat », car :

« On ne comprend plus rien à l’histoire depuis qu’elle est écrite par des rimeurs et des dramaturges ; on ne comprend plus rien à la société depuis que les feuilletonistes et les romanciers en ont entrepris la description » [6].

En 1890, Octave Mirbeau, dans une lettre à Claude Monet, fera écho à ces paroles de Proudhon. Considérant que, contrairement aux sciences naturelles qui découvrent des mondes, « la littérature, elle, en est encore à vagir sur deux ou trois stupides sentiments, artificiels et conventionnels, toujours les mêmes, engluée dans ses erreurs métaphysiques, abrutie par la fausse poésie du panthéisme idiot et barbare ! », il déclare :

« J’arrive à cette conviction qu’il n’y a rien de plus vide, rien de plus bête, rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n’est qu’une illusion de mots creux » [7].

Au-delà des outrances que comporte tel ou tel de ses ouvrages, et en particulier l’article du Représentant du peuple de mai 1848, il faut bien voir que Proudhon combat surtout ici une hiérarchie des métiers qui place trop haut l’écrivain :

« Qui travaille de ses mains, pense, parle et écrit tout à la fois ; et si, dans la république de l’esprit, il existe des places réservées pour les intelligences supérieures, l’homme de style doit céder sa place à l’homme d’action » [8].

Rappelons également que cet article est écrit en 1848, à un moment où Proudhon attendait des écrivains qu’ils prennent part à la révolution. S’il s’en prend d’une façon si virulente aux artistes, c’est qu’ils n’ont pas été à la hauteur de ce qu’il attendait d’eux.

Comme le montre Pierre Palix dans la thèse qu’il consacre au goût littéraire de Proudhon [9], personne n’a mieux souligné que lui l’importance des arts. On trouve dans son œuvre l’origine d’une critique révolutionnaire des arts et des lettres, à la suite des saint-simoniens et de Fourier. Il reconnaît aux lettres une influence considérable, allant même jusqu’à accorder à la révolution des origines intellectuelles. S’il juge sévèrement la production culturelle de son époque (résultat d’un esthétisme asocial), c’est qu’il croit que la misère n’est pas une fatalité, et qu’il appartient aux poètes et aux écrivains de la dénoncer :

« Les exterminations en masse du monopole [10] n’ont pas encore trouvé de poètes. Nos rimeurs étrangers aux affaires de ce monde, sans entrailles pour les prolétaires, continuent de soupirer à la lune leurs mélancoliques voluptés. Quel sujet de méditation cependant que les misères engendrées par le monopole » [11].

Ainsi, en se taisant, les artistes se sont-ils faits complices de l’oppression du peuple :

« Les artistes [...] sont devenus les auxiliaires naturels du sacerdoce et du despotisme contre la liberté des peuples. Ministres de corruption, professeurs de volupté, agents de prostitution, ce sont eux qui ont appris aux masses à supporter leur indignité et leur indigence par la contemplation de leurs merveilles » [12].

C’est pourquoi il fustige le dilettantisme, regrettant que l’art ait perdu sa fonction sociale et soit devenu la proie d’esthètes désœuvrés : « Jamais en présence d’événements aussi pleins de leçons, la poésie et la prose, d’ailleurs parfaitement travaillées, parurent-elles plus vides ? » [13] Pour Proudhon, l’esthétique, l’éthique et le politique ne sont pas dissociables : il classe ainsi les auteurs en deux camps, celui de la révolution et celui de la contre-révolution.

Si Proudhon rejette l’artiste-roi, c’est qu’il considère que tout le monde doit être artiste. Lui-même écrit les scénarios de deux tragédies et d’une comédie, Galilée, Judith et Un mariage en commerce, en 1843 [14] . L’art vraiment démocrate suppose que l’artiste ne se conçoive pas hors de la collectivité – c’est dire qu’il n’y a, pour Proudhon, ni « grand homme » ni « génie » :

« Dix mille élèves qui ont appris à dessiner comptent plus pour le progrès de l’art que la production d’un chef-d’œuvre. Dix mille citoyens qui ont appris le dessin forment une puissance de collectivité artistique, une force d’idées, d’énergie, d’idéal bien supérieure à celle d’un individu, et qui, trouvant un jour son expression, dépassera le chef-d’œuvre » [15].

Pour Proudhon, l’activité de critique devrait être exercée par tous : chacun est en droit de devenir artiste, et critique d’art. Il faut briser le cercle fermé des connaisseurs, ne pas laisser à des « spécialistes » le privilège de porter des jugements sur l’art [16]. L’art sera dans le futur social et libre, il sera le fait de tous. Proudhon ne nie pas le rôle du critique d’art mais refuse qu’il se substitue au lecteur ou au spectateur en lui imposant une manière de penser. L’écrivain qu’iladmire le plus est certainement Voltaire, de qui il loue à la fois la langue, le style et les idées, mais il considère également Rabelais, Montaigne comme des auteurs révolutionnaires. Car pour Proudhon, il n’y a pas deux littératures, mais une unique culture puisée aux sources traditionnelles, dont l’accès doit être ouvert à tous. En effet, l’artiste doit travailler pour tous et non pour une minorité, car tous les hommes sont artistes. Et lorsque Proudhon envisage l’art du futur, il se figure que l’art sera omniprésent, la vue du beau transformant la vie :

« Les lieux publics, théâtres, Académies, salles d’études, gymnases, salles de concerts et de bals, cafés, mairies, bibliothèques etc. voilà ce que l’art moderne doit orner et embellir sans compter la consommation domestique » [17].

En insistant sur le caractère social des productions d’art, Proudhon remet en cause le droit de propriété de l’artiste sur son œuvre :

« L’artiste n’est pas propriétaire, il est producteur… il est consommateur ou possesseur de son œuvre. Léonard de Vinci brûlant son tableau de la Cène, après l’avoir exécuté, pour le seul plaisir de détruire et de faire acte de propriété, Léonard de Vinci serait un monstre » [18].

En effet, pendant que le peintre exécutait son œuvre, la société le nourrissait, le vêtait, le logeait : comment serait-il maître de sa production ? Le génie n’est jamais isolé, il est le fruit de la collectivité :

« L’art ne s’est pas plutôt manifesté dans une agglomération d’hommes tant soit peu régulière qu’il reçoit une mission sociale, politique et religieuse » [19].

La question de la propriété littéraire est au centre des Majorats littéraires, « examen d’un projet de loi ayant pour but de créer, au profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel », paru en 1862. Proudhon s’oppose à un projet de loi qui permet à l’État de transformer le contrat de vente d’une œuvre littéraire en contrat de rente perpétuelle, ce qui reviendrait à déposséder le public de ce qui lui revient dans la production de toute idée. Proudhon développe dans son livre sa conception de l’art comme création temporelle :

« L’œuvre de l’homme, quelle qu’elle soit, est comme lui, bornée, imparfaite, éphémère, et ne sert que pour un temps. L’idée, en passant par le cerveau où elle s’individualise, vieillit comme la parole qui exprime ; l’idéal se détruit aussi vite que l’image qui le représente ; et cette création du génie, comme nous l’appelons avec emphase, que nous déclarons sublime, petite en réalité, défectueuse, périssable, a besoin d’être renouvelée sans cesse, comme le pain qui nous nourrit, comme l’habit qui couvre notre nudité. Ces chefs d’œuvres qui nous sont parvenus des nations éteintes et que nous croyons immortels, que sont-ils ? Des reliques, des momies » [20].

L’œuvre d’art, objet pleinement historique, ne plaît qu’à la génération qui l’a vu naître. Ensuite, elle est usée : en prolongeant artificiellement la durée des œuvres littéraires, on fait obstacle à la production d’œuvres nouvelles. L’art du passé est donc fini, épuisé, car l’âme de son époque est morte, révolue. Proudhon ne s’oppose pas à ce que l’on étudie l’art du passé (il importe donc de le conserver), mais l’erreur serait de lui donner la même importance qu’aux œuvres contemporaines, de juger ces dernières d’après les mêmes critères. L’héritage du passé doit être assimilé et poursuivi, mais il faut absolument innover. Les musées ne sauraient être la destination de l’œuvre d’art, mais des lieux d’étude, de passage, où l’on place les œuvres désormais invalides, hors d’usages. Bernard Lazare ne dira pas autre chose, dans un article intitulé « La Jeunesse », en 1896 : « Cette jeunesse sait que le passé n’est plus qu’un objet d’étude, qu’il faut le comprendre et non le revivre » [21].

La véritable force de Proudhon est d’affirmer bien fort l’existence du lien entre l’artiste et la société – comme avait fait, avant lui, Saint-Simon d’ailleurs. Et c’est ce point qui provoque une riposte extrêmement vive du jeune Zola. Dans l’article qu’il consacre au Principe de l’art et de sa destination sociale [22], Zola reconnaît que Proudhon et lui ne sont pas « du même monde » : « Il désire faire de moi un citoyen, je désire faire de lui un artiste. Là est le débat ». Pour le Zola de 1865, les artistes se situent hors de la société, dans le domaine de l’absolu : « Nous sommes en plein ciel et nous ne redescendons pas ». Comment pourraient-ils croire à l’égalité, eux que leur art rendent supérieurs aux autres individus ? Au-delà des nombreuses simplifications qui poussent Zola à mal interpréter l’ouvrage de Proudhon (dont il pense d’ailleurs deviner la signification avant même de l’avoir lu), on voit clairement se dessiner deux positions irréconciliables : tandis que Zola voit dans l’artiste un génie original planant au-dessus de l’humanité, Proudhon veut en faire un citoyen comme les autres [23]. Comme le résume André Reszler, Proudhon est le premier anarchiste à priver l’artiste de ses privilèges, et il le cite :

« Un artiste sera désormais un citoyen, un homme comme un autre ; il suivra les mêmes règles, obéira aux mêmes principes, respectera les mêmes convenances, parlera la même langue, exercera les mêmes droits, remplira les mêmes devoirs. Fini le temps de l’idolâtrie, des hommes excessifs » [24].

Que la critique de Zola soit tendancieuse et son compte-rendu faussé nous importe en fait assez peu. Ce que Zola ne pardonne pas à Proudhon, c’est sa démarche même, qui est de juger l’art d’un point de vue social – ce qui est pour lui sacrilège. Proudhon est « incompétent » pour parler d’art, dit Zola, et il aurait mieux fait d’intituler son livre « De la mort de l’Art et de son inutilité sociale » ! Zola n’est d’ailleurs pas le seul à ne pas supporter l’ouvrage de Proudhon, et Flaubert écrira à ce sujet : « On a désormais le maximum de la pignouferie socialiste. C’est curieux, parole d’honneur ! Ça m’a fait l’effet d’une de ces fortes latrines où l’on marche à chaque pas sur un étron. Chaque phrase est une ordure » [25].

Ce qui, en revanche, attirera les écrivains anarchistes dans l’œuvre de Proudhon, ce sera son désir de ne pas séparer l’art de la vie réelle, l’art étant la réalisation parfaite de l’humanité. Proudhon a fondé le concept d’« art en situation », création spontanée, pleinement intégrée à la vie. L’exemple qu’il donne est celui des prisonniers politiques de Sainte-Pélagie chantant un hymne à la liberté : « C’était de la musique réelle, réaliste, appliquée, de l’art en situation comme les chants de l’église, les fanfares à la parade et aucune musique ne me plaît davantage » [26]. À l’art maintenu artificiellement en vie dans les musées, il oppose un art populaire, collectif (inspiré par l’art communal du Moyen Âge) faisant pleinement partie de la vie réelle.

Reste un problème non résolu que soulèvent les écrits de Proudhon : pour lui, l’œuvre doit être sans équivoque. Il prône donc « un style, qui se dissimule en quelque sorte lui-même pour ne laisser voir que son idée » [27]. Tout art doit être porteur d’une thèse, d’une morale, d’une conviction, et c’est cette idée qui prévaut. Même si Proudhon s’oppose à un art de propagande seulement soucieux d’exalter une idée, il insiste cependant sur la prédominance de l’idée sur la forme et combat la confusion et l’irrationalité dans l’art. A sa suite, Jean Grave prétendra bien souvent juger les œuvres littéraires en faisant abstraction des sensations et des émotions du lecteur, sacrifiant ainsi le sensible au profit de la valorisation de l’intelligible.

Enfin, si Proudhon se montre souvent hostile à la littérature contemporaine, il ne faut cependant pas oublier qu’il est conscient que la langue elle-même est le terrain d’une lutte idéologique [28]. Ainsi est-il en quelque sorte le précurseur de Plekhanov [29], de Trotski, et bien sûr de Sartre. Mais c’est tout d’abord les théoriciens et les écrivains de la fin du dix-neuvième siècle que vont influencer les idées esthétiques de Proudhon. Sa conception sociale des arts et des lettres trouve un écho direct dans les théories d’art social qui se développent à l’époque. Il est lu par les romanciers et philosophes de Russie (où ses livres sont traduits, diffusés et commentés), par Herzen, Tourgueniev, Tolstoï. En France, Jules Vallès commémore le premier anniversaire de la mort de Proudhon en demandant à Courbet un dessin du philosophe sur son lit de mort, pour un numéro de La Rue (numéro interdit à la vente avant même d’être distribué, et détruit, en janvier 1866).

Notons enfin pour conclure qu’on ne trouve chez Proudhon, contrairement à ses homologues russes, aucune défense du « réalisme ». Proudhon distingue le vrai du réel, c’est le vrai qui importe pour lui. Une peinture de la réalité exclusivement ne serait qu’une imitation. Si l’art « se borne à une simple imitation, copie ou contrefaçon de la nature, il fera mieux de s’abstenir ». Il propose un idéalisme, une nouvelle école qu’il nomme « école critique » qui fera un art « raisonneur », « réfléchi », « moralisateur et révolutionnaire ». On ne saurait pour autant déceler chez Proudhon la volonté de domestiquer l’art, de le mettre au service d’une idéologie. Proudhon laisse aux artistes une totale liberté de création, ne dicte jamais une manière de peindre, d’écrire. Ainsi écrit-il dans Les Majorats littéraires :

« Tout sert la poésie et l’art ; aucune limite, aucun type ne sont imposés à leurs créations : elles-mêmes ne servent que la vérité et la justice, qu’elles ne peuvent offenser sans se corrompre » [30].

Proudhon ne veut pas un art socialiste, mais un art social, non un art de propagande, mais un art engagé dans son époque.

Les conceptions artistiques de Proudhon vont cependant être contre-balancées par les idées, moins théorisées, de Bakounine, qui ne consacre aucun ouvrage en particulier à l’art, mais chez qui l’on trouve des remarques éparses.

Comme Proudhon, Bakounine voue une attention exclusive au contenu, au message explicite de l’œuvre. Il juge qu’au dix-neuvième siècle, la littérature a partie liée avec la Réaction, et condamne l’individualisme comme manifestation du principe bourgeois dans la littérature. Mais Bakounine dit non à un art militant (ami de Tourgueniev, de George Sand, de Wagner, jamais il ne tente de les associer à son combat révolutionnaire), et ne pense pas qu’il appartienne à l’artiste de changer les structures de la société (rôle qu’il réserve à l’homme d’action, au révolutionnaire).

Cependant, Bakounine reconnaît le génie, et admet la présence de chefs d’œuvres, comme semble le prouver le récit qu’il fait de la performance de la IXe Symphonie de Beethoven, dirigée par Wagner, à Dresde [31].

Dans Dieu et l’État (resté à l’état de fragments et publié après sa mort), il reprend en grande partie les idées de Proudhon sur la littérature. Il y affirme aussi la supériorité de l’art sur la science : l’art est le gardien de la part immortelle de l’homme contre les forces contemporaines de l’aliénation. Contre la nouvelle menace qui pèse sur l’humanité, le gouvernement des savants, le règne de la science immuable et impersonnelle, l’art peut devenir un rempart, car l’art est

« le retour de l’abstraction à la vie. La science est au contraire l’immolation perpétuelle de la vie, fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles » [32].

C’est cette idée que les écrivains de la fin du siècle retiennent de Bakounine : « L’art, c’est le retour de l’abstraction à la vie » figure par exemple en épigraphe d’un article d’Adolphe Retté dans La Plume (1er novembre 1893) sur le rôle de l’art dans la lutte contre les idées d’Etat, de patrie, d’autorité divine ou humaine.

Enfin, il y a surtout chez Bakounine l’idée que l’art de demain nous est encore inconnu. Comment élaborer un système artistique (il refuse pareillement d’esquisser un projet pour la société future) alors que l’art est justement ce qui nous montre « des horizons illimités et dont personne ne peut prévoir l’aboutissement » [33] ? On trouvera des échos de ces idées bakouniniennes dans les romans de Louise Michel, pareillement fascinée par les potentialités encore inconnues que nous réserve l’avenir.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.