Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
A La réflexion des théoriciens anarchistes sur l’art

Y aurait-il une « esthétique anarchiste » tracée par les théoriciens du mouvement à cette époque ? La question a été étudiée par André Reszler qui précise, en introduction de son livre, L’Esthétique anarchiste :

« L’esthétique anarchiste est issue de la réflexion prospective des fondateurs de la pensée anarchiste moderne. Définissant l’orientation esthétique d’une nouvelle sensibilité anti-autoritaire agissante, elle prolonge le rayonnement d’un ensemble de théories et de pratiques révolutionnaires » [1].

Il est cependant difficile de trouver une définition unique de l’esthétique anarchiste telle qu’elle se manifeste au dix-neuvième siècle. Certaines composantes reviennent assez souvent (mais non systématiquement) : l’autonomie de l’artiste, le droit inaliénable de tout homme à la création, la condamnation du rôle historique du génie, la mort du chef-d’œuvre, l’art en situation [2], la participation du public à l’œuvre.

Les esthétiques anarchistes reflètent également le pluralisme des différents courants de la pensée libertaire :

« Individualiste, elle exalte la puissance créatrice, l’originalité altière de la personne. Collectiviste ou communiste, elle célèbre le pouvoir créateur de la communauté ou du peuple. Mais qu’elle appelle, en s’inspirant du culte proudhonien, bakouninien de l’inconnu, un art neuf, sans exemple dans l’histoire de l’art, ou qu’elle préconise la renaissance d’un art populaire ou archaïque, elle entame la première grande attaque moderne contre deux millénaires de culture européenne » [3].

On donnera ici un aperçu des écrits sur l’art venant de théoriciens du mouvement. J’évoquerai d’abord les influences saint-simoniennes, avant de voir quelles conceptions ont léguées Proudhon et Bakounine, pour passer ensuite en revue les écrits de personnalités dont les positions en matière d’art sont proches de celles des anarchistes (Tolstoï, Guyau, Wilde...). Leurs idées sont connues des écrivains de la fin du siècle : elles sont mentionnées, citées, discutées dans les journaux. Quant aux écrits des militants des années 1880 (Kropotkine, Grave, Pelloutier), ils ont directement influencé les prises de position des écrivains de l’époque [4].

A. Les précurseurs de l’art social : saint-simoniens et fouriéristes

Pour réfléchir au rôle de l’artiste dans la société, les écrivains et théoriciens anarchistes ont à leur disposition l’héritage des saint-simoniens. La métaphore de la littérature comme arme de combat, courante à l’époque, dans les milieux socialistes aussi bien qu’anarchistes, est en grande partie héritée des milieux saint-simoniens. Si Saint-Simon n’a accordé aux artistes qu’une place subordonnée par rapport à celle des industriels et des savants, ses disciples, élargissant la base initiale de sa doctrine, ont investi les artistes d’une véritable mission. Dans L’Artiste, le savant et l’industriel (1825) [5], par exemple, Olinde Rodrigues plaçait explicitement les artistes, « hommes à imagination », sur le même plan que les industriels et les savants. Il soulignait les grandes capacités « mobilisatrices » des artistes qui pouvaient les situer, en certaines circonstances, à l’avant-garde du combat social. Voici ce que dit un personnage d’artiste au savant et à l’industriel :

« C’est nous, artistes, qui vous servirons d’avant-garde : la puissance des arts est en effet la plus immédiate et la plus rapide » [6].

Et plus loin :

« [...] ce n’est qu’à la science et aux beaux-arts qu’il appartient de former et de développer une opinion nouvelle en politique » [7].

Pour que les artistes puissent remplir ce devoir, cette mission « sociale », il leur fallait se mettre à l’unisson des idées du siècle, s’en faire les interprètes, s’engager résolument en faveur du combat saint-simonien, être « à la tête du mouvement » [8].

C’est à un fouriériste que l’on doit le premier ouvrage qui interroge d’une façon précise le rapport du littéraire et du social. Désiré Laverdant publie en 1845 : La Mission de l’art et du rôle des artistes (salon de 1845) [9]. Proche en cela des saint-simoniens, Laverdant juge que l’art est porteur d’une mission sociale :

« L’Art, expression de la Société, exprime, dans son essor le plus élevé, les tendances sociales les plus avancées ; il est précurseur et révélateur » [10].

C’est pourquoi il incombe à l’artiste de remplir le devoir qui est également celui de tout citoyen : « Aider à l’accomplissement de la destinée générale est un devoir pour tout homme » [11].
Laverdant introduit ensuite une distinction que nous retrouverons en filigrane dans les débats sur l’art anarchiste, par la suite : l’art, expression de la vie, peut prendre deux directions - ou bien « il figure les choses harmoniques », ou bien « les choses subversives » :

« [...] l’art est prophétique alors qu’il exprime l’idéal bonheur, et critique alors qu’il exprime le malheur » [12].

Quel que soit l’art qu’il choisisse (prophétique ou critique), l’artiste est invité à lutter dans le sens du progrès historique (c’est-à-dire, selon Laverdant, celui indiqué par les thèses de Charles Fourier), et c’est dans des termes proches de ceux qu’utilisera Kropotkine en 1885 qu’il invite les artistes à le rejoindre :

« Ainsi, deux essors pour l’art ; à côté de l’hymne au bonheur, le chant douloureux et désespéré. Artistes, inspirez-nous du dégoût pour nos campagnes en désordre, pour la demeure sale, étroite et enfumée où s’étiole et s’abrutit la famille du pauvre. Étalez d’un pinceau brutal toutes les laideurs, toutes les tortures qui sont au fond de notre société. Protestez contre toutes les misères, contre toutes les violences, contre tous les asservissements. Soyez toujours avec les bons contre les égoïstes, avec le faible contre l’oppresseur, avec les victimes contre les bourreaux » [13].

Laverdant exhorte les artistes à être pleinement de leur époque (« Artistes, soyez de votre temps » [14]) et à ne pas rester neutres dans les grands débats d’idées qui agitent leurs contemporains (« et ne laissez pas supposer que les grands efforts, que les mouvements généreux vers les destinées, exprimés par les penseurs, par les poètes, par tous les écrivains, se produisent autour de vous sans vous émouvoir et passent inaperçus de vous » [15]). Ces grandes idées qui préoccupent l’époque, ce sont celles du Paupérisme et de l’Harmonie :

« Ces idées du Paupérisme et de l’Harmonie sont-elles antipathiques à l’art ? l’artiste ne saurait-il y trouver une source d’inspirations ? » [16]

Laverdant insiste enfin sur le fait que l’artiste ne doit pas avoir peur d’aliéner sa liberté, de perdre son indépendance, car une entière liberté lui sera laissée dans le nouveau monde promis par Fourier :

« Artistes, ne cherchez pas dans nos doctrines une idée qui puisse inquiéter votre génie libre et indépendant. Sous la faiblesse de notre parole, si vous avez compris notre pensée, si vous avez entendu le sentiment de nos cœurs, vous devez savoir déjà que, dans notre Nouveau-Monde, votre essor ne sera point gêné ni votre âme opprimée : non, nous vous parlerons toujours de Charité, d’Espérance et de Foi. D’une main, nous vous montrons l’abîme de douleurs, l’enfer social où se débat l’homme martyr, en vous criant : Ayez pitié de vos frères, excitez les sympathies publiques, aidez à mettre un terme à ce long supplice des misères et des haines ! Nous élevons l’autre main vers le ciel, en vous disant : Allez dans votre liberté, artistes ; montez plein d’enthousiasme, et emportez à votre suite l’humanité jusques aux pieds de Dieu » [17].

Les idées de Proudhon et des théoriciens anarchistes sur l’art, on va le voir, sont fortement influencées par les analyses saint-simoniennes et fouriéristes. On retrouve dans les théories anarchistes l’idée que l’artiste ne peut s’abstraire de son époque et doit choisir d’y impliquer pleinement son art.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.