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Emile Cohl l’Incohérent, père du dessin animé

Emile Eugène Jean Louis Courtet, futur Emile Cohl, naît le 4 janvier 1857 à Paris [1]. Sa petite enfance s’écoule dans le village des Lilas. Il sort d’une famille bourgeoise au sein de laquelle il s’épanouit, et qui lui donne une solide formation tant littéraire et scientifique, que musicale et picturale. De tous ces domaines, Courtet va très vite choisir le dessin, et laisse de côté deux matières qu’il n’apprécie que très peu, la musique et les mathématiques. Fréquentant les expositions de caricatures politiques, et fervent admirateur de Gill, [2] le jeune homme s’exerce aux arts plastiques dans un climat de révolte. Il assiste aux événements de la Commune de Paris en observateur en raison de son jeune âge. [3] Alors que sa famille le destine au commerce, il s’échappe de l’Ecole Turgot où il fait sa scolarité, pour aller emboîter le pas des compagnies de gardes nationaux. [4] Comme les Incohérents, [5] il joue au bouchon sur les barricades de la Commune. A seize ans, il lui faut travailler, car sa famille ne possède plus autant d’argent qu’auparavant. Ses parents le placent en apprentissage en janvier 1872 chez un cousin de son père, le bijoutier Vervecken. Mais ce dernier est habité par une autre passion que la bijouterie. En 1874, il fait l’acquisition du « Cercle fantastique », une petite salle du boulevard du Temple cédée avec tout son matériel par un prestidigitateur. Emile passe de bijoutier à assistant et préparateur de « trucs ». Comme pour Méliès, cette activité ludique lui donne le goût de la fantaisie, qu’il cultivera par la suite dans ses croquis puis dans ses films.

Trois ans après, le jeune Courtet toujours enthousiaste face à la caricature, convainc son père de financer son premier journal, le Ba-ta-clan, qui n’aura que quelques numéros. Attiré par la presse satirique, il décide de s’orienter complètement dans cette discipline, afin de rejoindre le milieu des grands dessinateurs tels Daumier ou Gill, et prend le pseudonyme d’Emile Cohl. L’échec de son journal n’entache en rien sa volonté de réussir dans ce domaine, il récidive dès l’année suivante et déclare le 17 janvier 1878 à la Préfecture de Police son intention de publier un hebdomadaire « avec matières politiques et économie sociale » ayant pour titre L’Indiscret. Courtet délaisse provisoirement le pseudonyme de Cohl pour celui de Chicot. L’entreprise échoue elle aussi, et Chicot doit redevenir Courtet pour gagner cinquante francs par mois dans les assurances maritimes où « il se montre rétif aux beautés des polices et des connaissements qui, sous sa plume vagabonde, s’adornent de fantaisies n’offrant qu’un rapport très lointain avec les questions de fret ou le calcul des risques ». [6] A la même époque, alors recommandé par un dessinateur nommé Carjat, [7] il part à la rencontre de celui qui deviendra son maître à penser et à croquer, André Gill. Très bien accueilli par l’artiste, Cohl hante désormais la rue du Croissant, près de la Bourse, où s’impriment la plupart des journaux. Il publie sa première grande caricature politique dans Le Carillon. Comme Méliès avec Boulanger, Cohl égratigne ses « bêtes noires ». Aussi représente-t-il le maréchal Mac-Mahon, alors président de la République démissionnaire, réduit à solliciter l’aumône, avec pour commentaire : « Un aveugle par Ac-Sedan ». Il s’en prend aussi à quelques autres personnages, hélas bien vus du régime en place, ce qui lui vaut d’être convoqué par « Dame Anastasie » [8] à plusieurs reprises.

(…) Cohl est timide. Il a balbutié quelques objections, disant, avec raison, que la Censure voulait bien autoriser toutes les « saloperies » pornographiques d’un tas de journaux dégoûtants, et interdisait les dessins politiques, peu ou prou dangereux. [9]

Cohl, alors jeune homme, se reconnaît à sa mine franche, bien éveillée et toujours souriante. « L’œil est doux, le nez correctement retroussé, la bouche railleuse », lit-on à son propos dans Le Tam-Tam. [10] Son verbe comme sa bouche sont railleurs, de plus, il manie la plume avec vigueur se distinguant par des articles vifs. Quand Lorin, alias Cabriol, fait sa caricature en première page de L’Hydropathe, dont Cohl est préposé aux fonctions de secrétaire de rédaction, il le campe dans une attitude belliqueuse, tenant son pinceau comme une rapière, un pied sur les silhouettes écrabouillées des fantoches de la politique. André Gill forme son disciple, comme lui-même le fut par Gustave Courbet, dans une tradition critique et provocatrice envers les gouvernants. Si la Commune n’a pas touché directement Cohl à la période où elle fit rage, elle transpire malgré tout dans la formation qu’il reçoit de son maître, à qui il porte une admiration sans bornes. [11] Emile Cohl, le fils de bonne famille, finit par adopter un esprit libertaire sans le savoir, tout comme Georges Méliès à la même époque.

Il participe, en 1882, à la fondation du groupe des Incohérents créé par Jules Levy. Le mouvement se manifeste jusqu’en 1887 par des bals annuels et des expositions où sont réunies toutes les tendances de la fantaisie et de l’imagination débridée. Parmi les œuvres les plus drôles exposées cette année-là, figure « Une première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige » d’Alphonse Allais, mais aussi des envois de Caran d’Ache, de Félix Galipaux et d’Emile Cohl. Ce dernier présente notamment un « Saint-François et son torchon » auprès duquel il est précisé : « Il suffit de regarder le saint pendant vingt-quatre heures pour voir les yeux se fermer (les vôtres, bien entendu) ». [12] Les Incohérents, précurseur du Surréalisme, participent aux nombreux groupes de jeunes gens qui se forment dans le courant du siècle sous l’appellation générique de « bohème ». Les habitués des divers cabarets s’organisent en assemblées successivement dénommées Hydropathes, Hirsutes, Zutistes, Jemenfoutistes, etc. En 1882, ils s’installent au cabaret du « Chat-Noir », après avoir émigré de la rive gauche (Saint-Michel) à la rive droite (Montmartre). Tous ces groupes, ennemis du « bourgeois », appartiennent à cette fraction de la bourgeoisie moyenne qui, pour se distinguer de la médiocrité ou du mercantilisme imputé à la classe au pouvoir, conteste les valeurs établies. Désargentés ou déconsidérés dans la plupart des cas, ils s’autorisent toutes sortes de pratiques au deuxième ou au troisième degré, notamment le renversement systématique des normes en matière de comportement, de jugement politique, moral, esthétique. Ainsi Cohl dans cet esprit, écrit avec deux autres Hydropathes, Cahen et Norès, des pièces de théâtre [13]qui se jouent à la Galerie du Théâtre Français et au Théâtre-concert de la Scala.

Mais les meilleures réussites des Incohérents se situent dans les monologues de Charles Cros, les contes et fables-express d’Alphonse Allais, la farce selon Alfred Jarry, et bien sûr le trucage d’images d’Emile Cohl, qui réduisent par l’absurde la raison à l’impuissance. Cohl comme les autres « fumistes », passe des Hydropathes aux Incohérents, tout en continuant à provoquer la logique ordinaire, à fausser les rouages qui permettent le fonctionnement de la machine sociale. Par le mimétisme, l’humour ou la mystification, il tourne en dérision les « credo » partagés. La suspicion généralisée qui résulte de son non-conformisme semble parente du radicalisme anarchiste [14] qui, à la même époque, subvertit la tiédeur des politiques. Emile Goudeau [15] pape des Hydropathes, définit « l’Incohérence » comme une folie intérieure. [16] Ce mouvement participe aux diverses forces de subversion, mais se cantonne, sauf exceptions, dans la mise en cause de l’ordre symbolique. L’anarchisme, dans le même temps, considère le vers libre comme un instrument d’émancipation et l’écriture comme le lieu des ruptures, [17] et fait, en quelque sorte, œuvre « révolutionnaire » par le biais culturel. Félix Fénéon, critique de renom et admirateur des Incohérents, constitue une figure importante de cet anarchisme artistique. [18] Il signale dans une chronique de La Libre revue, [19] créée par lui en collaboration avec les Hydropathes, Verlaine, Leconte de Lisle et Barbey d’Aurevilly, que :

(…) M. Jules Lévy vient de réussir, Galerie Vivienne, tout ce que les calembours les plus audacieux et les méthodes d’exécution les plus imprévues peuvent faire enfanter d’œuvres follement hybrides à la peinture et à la sculpture ahurie. [20]

Les Incohérents exploitent le double filon de la parodie et du calembour visuel. Parmi les œuvres exposées du 15 octobre au 15 novembre 1883 à la Galerie Vivienne, [21] est présentée « Une trompette sous un crabe » en hommage à Victor Hugo, une boutade patriotique « Comment on prend son thé à l’anglaise » dont le répondant s’intitule « Comment on prend Son-Tay à la française ». [22] Des artistes comme Sta, Sapeck [23] et Gray, ce dernier ayant inspiré Méliès, portent une grande partie du succès de l’exposition. Si l’Incohérence peut sembler une farce gratuite et totalement désinvolte face aux problèmes sociaux, il suffit de s’en approcher pour constater qu’il n’en est rien. En effet, derrière l’aspect ludique du mouvement, se cache un message politique dirigé vers le grand public, ce que Fénéon souligne d’ailleurs dans son article en précisant que l’exposition organisée par Lévy a été réalisée au bénéfice des pauvres de Paris et que l’argent gagné doit profiter aux plus démunis. [24] La même année, Emile Cohl met en place une exposition avec les Incohérents pour soutenir son ami et maître, André Gill, alors malade et interné à l’asile. Ils y rassemblent la majorité des œuvres du célèbre caricaturiste. Cohl accompagne Gill jusqu’à la fin de sa vie, soutenant financièrement l’artiste devenu fou et pauvre [25] alors interné à l’Hospice de Charenton Saint-Maurice. [26] Le dessinateur est aussi à l’origine de la souscription lancée pour offrir à Gill une tombe digne de lui. Des annonces passent alors en septembre 1887 dans le journal socialiste révolutionnaire

Le Cri du Peuple

, créé par Jules Vallès, grand ami de Gill. Jules Jouy écrit à cette occasion une chanson spéciale pour le caricaturiste. [27] Après la tombe au Père Lachaise, les amis du dessinateur s’attachent à l’idée de célébrer l’homme à Montmartre. C’est ainsi que suite à la campagne et souscription lancée par la journaliste Séverine, [28] un buste de Gill est exécuté et placé près de la Butte le 28 avril 1895. [29] Emile Cohl participe à cette reconnaissance de l’artiste et de son œuvre, satirique et incohérente.

En effet, Gill expérimente très tôt avec les premiers « Zutistes » de 1871, [30] bien avant la naissance des Hydropathes huit ans plus tard, le démantèlement des mots par les images. Alors que la rhétorique classique s’efforce de concilier discours verbal et iconique en vertu d’un projet partagé de représentation conforme, il s’agit désormais de mettre en conflit le mot et l’image, de faire en sorte qu’ils entretiennent des relations perverties afin de troubler à jamais la transparence du simulacre. La dérision et le caractère aberrant de toute représentation et de toute célébration sont mis partout en évidence. Les Hydropathes, comme les Incohérents, reprennent par la suite ce parti pris. Ils affirment que leur seule ambition est de lutter contre l’ennui et le pessimisme des décadents.

(…) Les Incohérents n’ont aucune prétention, ils ne sont ni plus malins ni plus spirituels que tous les gens qui s’occupent d’art d’une façon quelconque, qu’ils soient peintres, poètes, sculpteurs ou menuisiers. [31]

Cohl baigne dans ce milieu libertaire durant toute sa jeunesse, où il se fait un nom en tant que caricaturiste puis en tant que photographe, journaliste et peintre. Il fréquente et caricature notamment Victor Hugo, Paul Verlaine, François Coppée, Jules Jouy, Alphonse Allais, Caran d’Ache, ou encore Willette. Paul Verlaine, se voit croqué par Cohl en diable anarchiste [32] dans

Les Hommes d’aujourd’hui

. Le dessinateur souligne la tendance du poète nommée alors « Macabre » ou « Incohérente noire ». Celle-là même qui devint par la suite ce que l’on a appelé communément le style Décadent. Anatole Baju définit L’anarchie littéraire dans son ouvrage.

(…) Le décadent est un homme de progrès. (…) Simple dans sa mise, correct dans ses mœurs, il a pour idéal le beau et le bien et cherche à conformer ses actes avec ses théories. Artiste dans la plus forte acception du terme, il exprime sa pensée en phrases irréductibles et ne voit dans l’art que la science du nombre, le secret de la grande « Harmonie ». Maître de ses sens qu’il a domestiqués, il a le calme, la placidité d’un sage et la vertu d’un stoïcien. [33]

Emile Cohl, lui, se classe parmi les « Incohérents bleus », de tendance joyeuse et optimiste, comme « l’Illustre » [34] Sapeck, et à la suite de Jules Lévy. [35] Sages-bouffons, ils poursuivent la tradition de l’Incohérence liée au rire et à la moquerie.

Au début des années 1900, le vent tourne pour Emile Cohl et d’autres horizons s’ouvrent à lui, où il peut justement faire éclore sa bonne humeur d’incohérent azuré. A ses heures perdues, il devient inventeur, ainsi s’attache-t-il en 1907, à la création d’un jeu dit de « l’ABCD à la ficelle ». L’idée est primée au Concours Lépine et finit même par être reprise par la société Gaumont pour un de leurs films. Cohl découvre le plagiat au détour d’une rue, sur une affiche. Il décide de se présenter chez Léon Gaumont, qui, face au jeune artiste fougueux, lui offre un poste de scénariste et de réalisateur. Cohl, peu doué pour le commerce, préfère finalement cette place à celle de forain indépendant vers laquelle il se tournait. En effet, le journalisme et la caricature, qui restent toujours de bons moyens de toucher un peu d’argent, ne semblent plus être ses motivations principales. Le cinéma, art nouveau, l’appelle. Avant Gaumont, la société Lux l’emploie pour quelques films à « trucs ». Sorti de cette entreprise, il travaille un an en indépendant, puis entre enfin chez Gaumont. Chez celui-ci, il expérimente l’animation de personnages, et créé des Flip-books (Folioscopes) à l’aide de photographies. Dans le même esprit, il élabore en 1908 le premier dessin animé de l’Histoire du cinéma, Fantasmagorie. [36] Les personnages et décors schématisés se détachent en trait blanc sur fond noir. L’histoire fantaisiste de « Fantoche » ne suit absolument aucune logique, et se compose uniquement de transformations de personnages animés sans aucune cohérence. L’inspiration de cette mise en scène vient sans doute du théâtre d’ombres du « Chat noir » très en vogue vers 1886, s’amusant à présenter des saynètes absurdes en ombres blanches, découpées sur fond noir. Cohl a peut-être été influencé par les inventions plastiques des animations d’Henri Rivière. [37] Le film, à sa sortie, est alors projeté pour la première fois le 17 août 1908 au théâtre du gymnase à Paris.

Par la suite, dans d’autres films, certaines séquences animées s’intégreront au sein de scènes interprétées par des acteurs avec la technique de pixillation. [38] Le premier travail de cet ordre semble être Les allumettes animées en 1908, tourné par Etienne Arnaud et animé par Cohl. Arnaud collabore avec ce dernier chez Gaumont à de nombreuses reprises entre 1908 et 1910. [39] Un de ses films, L’école moderne en 1909, a peut-être un lien avec l’école du même nom, du pédagogue anarchiste Francisco Ferrer. [40] Le dessin animé met en scène des figures telles que Napoléon, Washington, Shakespeare, Dante, Bolivar, ou encore Goethe, sautant des pages d’un livre scolaire, saluant les spectateurs et partant gambader dans la nature. Cela peut évoquer l’idée de Ferrer, de constituer une école basée sur un savoir diversifié, à la fois pratique, manuel et livresque.

L’animation tridimensionnelle, avec poupées et pantins, est une autre des créations du cinéaste, comme Le tout petit Faust de 1910. Puis, les marionnettes-animées disparaissent au fur et à mesure pour laisser place aux silhouettes découpées dans du papier bristol, à l’image du théâtre d’ombre précédemment cité. Ces expérimentations, Cohl les réalise chez Pathé en 1911, puis chez Eclipse avant d’être engagé chez Eclair pour prendre la responsabilisation de l’animation au studio américain de Fort-Lee près de New York entre 1912 et 1914. Le dessin animé entre aux Etats-Unis grâce à Emile Cohl lui-même, et se développera lorsque celui-ci reviendra en France, avec Raoul Barré et J.R Bray.

Ce dernier procédé, utilisé pour la série des Aventures des Pieds-Nickelés (cinq épisodes), en novembre 1916, illustre l’inventivité de Cohl, tant dans l’aspect purement plastique que dans celui des gags et des dialogues. Cette bande dessinée de Louis Forton sortie en juin 1908 dans le journal L’Epatant, est alors très appréciée à l’époque par les petits parisiens issus de la classe ouvrière. La particularité des Pieds-Nickelés [41] se situe dans la présentation sympathique de trois personnages, Croquignole, Ribouldingue et Filochard, bandits comiques. Cohl reprend tous les éléments composant l’œuvre de Forton, ajoutant une certaine fantaisie aux histoires, qui à l’origine étaient beaucoup plus réalistes. [42] Le cinéaste intègre, à l’identique de la bande dessinée, des bulles pour les dialogues, qui expriment en argot toutes les réflexions crues de ces mauvais garçons aux alluresdemalfaiteurs.Sous des dehors humoristiques, les attitudes des personnages s’ancrent dans une démarche politique antiautoritaire, en constante attaque contre les catholiques ainsi que contre les forces de l’ordre.

Au sein de l’épisode numéro quatre s’intitulant Filochard se distingue et datant de 1918, les trois anticonformistes investissent un appartement bourgeois de manière illégale en entrant par la cheminée. Logeant d’habitude dans les égouts, ils profitent de leurs nouvelles positions sociales dérobées pour rire du bourgeois. Installés dans des fauteuils confortables, ils imitent les privilégiés absents. Le tout finit par des cabrioles de toutes sortes avec les meubles, et seront interrompues par la police. Enfermés, ils arrivent à s’évader de façon extraordinaire, en passant par une minuscule ouverture, et en profitent pour aller se divertir ailleurs, cherchant un autre bourgeois « à se mettre sous la dent ». Cohl utilise alors toutes sortes de fantaisies, les fauteuils se soulèvent tout seul, les personnages se laissent porter par l’eau qui devrait les engloutir, ils possèdent des bras ou des jambes qui s’allongent … Le tout conçu avec des collages, des surimpressions de dessins, qui sont traités comme un vrai film, avec des plans fixes, mais aussi des plans d’ensemble lorsqu’il s’agit de montrer tous les personnages dans une situation donnée, ainsi que des plans rapprochés. Par exemple, lorsque Filochard peint sur le crâne d’un bourgeois chauve un visage souriant sans que celui-ci, lisant le journal le dos tourné aux spectateurs, ne s’en aperçoive. L’aspect comique et fantaisiste fait passer des idées, finalement relativement subversives, en traitant les jeunes apaches toujours positivement, puisqu’ils ne sont jamais condamnés alors qu’ils se moquent constamment des autorités et de leurs lois. Cohl place le spectateur non seulement comme un observateur des faits, des délits, mais aussi et surtout comme un complice de cette bande à Bonnot « guignolesque ». Car comment ne pas adhérer à cette joyeuse troupe aux expressions spontanées, possédant des pouvoirs quasi magiques, vivant de rien et s’amusant de tout ? Ces effrontés ouvrent une porte sur la liberté et proposent une manière d’être et de vivre différentes, s’opposant à l’ordre rationnel du monde, accentuées par les fantaisies de Cohl l’Incohérent. Non seulement ils existent en tant que tels, mais en plus ils prouvent, par leurs réussites, que le système comporte de nombreuses failles pouvant être aisément renversées ou démontées.

Si aujourd’hui cette série semble totalement inoffensive et plutôt bon enfant, n’oublions pas que replacée dans son époque, où l’anarchisme était à la fois florissant dans l’esprit de beaucoup de personnes, notamment d’intellectuels, et effectif dans les actes mêmes, [43] elle pouvait être influente. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Paul Grimault dans un documentaire de Fabien Ruiz, Hommage à Emile Cohl datant de 1990, lorsqu’il témoigne de la nature subversive des dessins animés du cinéaste conçus à destination des adultes et non des enfants.

L’anti-académisme de Cohl ouvre la voie aux avant-gardistes cubistes, futuristes, dadaïstes et surréalistes. L’invention de nouvelles formes plastiques ajoute une cassure des perceptions réalistes au discours ironique du cinéaste sur la société. Le père du dessin animé pense à l’utilisation de la couleur, avec notamment Le peintre néo-impressionniste en 1910, film imprégné d’humour Incohérent. L’œuvre mélange personnages réels en noir et blanc et dessins animés en couleur. L’histoire décrit un peintre néo-impressionniste présentant à un acheteur, un ecclésiastique, ces toiles monochromes qui rapidement s’animent. Chaque tableau fait penser aux œuvres proposées à l’exposition des Incohérents de 1883, par Alphonse Allais. Cohl en donne une nouvelle version en fonction des anciens titres fantaisistes, [44] bien que le plus souvent il illustre le plus fidèlement possible l’idée de base de chaque cadre. Ainsi la toile jaune présente un soleil souriant au visage d’André Gill, la toile verte un diable ventru buvant de l’absinthe, la toile rouge des cardinaux en forme de tomates … Le tout devant le curé ébahi et indigné. Le film se termine sur le peintre riant [45] du religieux, qui part furieux et sans le moindre tableau. Emile Cohl rend ici, de manière claire, un hommage aux Incohérents et aux Néo-impressionnistes, alors composés des artistes anarchistes Paul Signac, [46] Lucien Pissarro [47] et Maximilien Luce. [48] Cohl choisit de placer un homme d’Eglise comme acheteur, et souligne ainsi la provocation du peintre face aux normes établies. Il renforce un aspect anticlérical assez peu visible dans le reste de ses productions.

Cohl expérimente, par ailleurs, les tout premiers dessins animés publicitaires avec Campbell soups en 1912. Mais la grande spécialité du cinéaste s’impose dans les dessins à transformations d’inspiration Incohérente comme Les joyeux microbes, Génération spontanée, Les lunettes féeriques en 1909 ou Le retapeur de cervelles en 1910. Les joyeux microbes montre là encore une légère évocation libertaire dans cette démonstration de cellules vivantes vues au microscope, qui s’avalent les unes les autres. Le cinéaste métamorphose les organismes dessinés en visages d’hommes politiques du moment, plus féroces les uns que les autres. Les lunettes féeriques quant à elles s’attaquent à la bourgeoisie. Dans un salon de la haute société, des personnes se rassemblent autour d’une collation. Elles possèdent toutes une paire de lunettes magiques, qui chaussées, révèlent les pensées réelles de leur voisin. Cohl en profite pour rendre chaque personnage grotesque. Bien des exemples de films du réalisateur pourraient souligner un état d’esprit similaire.

Le travail novateur d’Emile Cohl se trouve à la base de tout un courant d’artistes mêlant poésie, fantaisie et ironie, comme Otto Messmer, Len Lye, Norman Mc Laren, Tex Avery, Chuck Jones, Harry Smith, Robert Breer mais aussi Paul Grimault et Roland Topor. Il préfigure aussi, tout comme les Incohérents, les recherches du mouvement Surréaliste. [49]

Cohl poursuit son travail filmique jusqu’en 1923, il a alors soixante-six ans. Entre 1908 et 1923, il réalise près de trois cents courts-métrages, dont les quatre cinquième sont perdus, conçus par lui seul ou avec des collaborateurs comme Etienne Arnaud ou Lucien Le Saint. Totalement oublié au-delà des années 20, il vit ses dernières années dans un grand dénuement, et termine ruiné comme Méliès. Cohl meurt d’ailleurs à quelques heures d’intervalles de ce dernier, le 20 janvier 1938 à l’hôpital de Villejuif.

Isabelle Marinone