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Recherches anarchistes
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Zero de conduite

En 1932, la maison de production de Taris refuse le scénario de Vigo sur Le Tennis avec Henri Cochet. Le réalisateur ne se décourage pas, il se rend auprès de la Pax-Film pour présenter un projet de film intitulé, Anneaux d’après un scénario de Serge Chouloine et Henry Poulaille. L’entreprise ne plait pas. Au cours de l’été 1932, la famille Vigo quitte définitivement Nice pour Paris. Cette période lui permet de faire la rencontre d’un producteur original, Jacques Louis Nounez. En septembre 1932, à la demande d’Henri Storck, il rédige un texte sur l’intérêt du documentaire social, qui témoigne de ses emportements à l’encontre de l’Etat.

(…) Telle était ma pensée ce soir trop noir du 2 septembre 1932, à Paris, devant Bullier, où Maxime Gorki, Willy Munzenberg, Marcel Cachin, Schwernik et Henri Barbusse, entre autres, devaient rendre compte de leur mandat de délégué au congrès mondial contre la guerre, tenu à Amsterdam quelques jours auparavant sous la présidence de Romain Rolland. 25000 personnes environ, dont 7000 seulement purent pénétrer dans la salle. A la rue, une foule de curieux et de militants, calme, un peu triste, silencieuse, attendait sous la protection d’agents de Police. Et à 21 heures, un coup de sifflet officiel : la charge ! Les cavaliers, chevaux dressés et tâtant du sabre le chemin, la brigade spéciale, où la France cache ses athlètes. (…) Les matraques qui ne sont pas aubergines, mais bois dont on se chauffe, sur les crânes aussitôt ouverts. (…) Circulez ! (…) On ne signale aucun mort parmi les manifestants, aucun blessé parmi les agents de notre Police ! De faibles becs de gaz pour éclairer cette scène d’urbanité ! Quand donc, à défaut des hommes, la pellicule cinématographique ne demeurera-t-elle plus insensible à de semblables spectacles ? [1]

Cette fougue, il l’exploite dans un scénario accepté par Nounez, Zéro de conduite. Dès fin décembre 1932 jusqu’au mois de janvier 1933, il tourne les scènes de ce film critique à Paris, dans l’enceinte du Collège de Saint-Cloud dont il fut l’élève. Il fait appel à Maurice Jaubert, avec qui il entre en contact grâce à Painlevé, mais aussi à Pierre Merle, son ami d’enfance [2], et Jean Dasté, comédien et militant libertaire [3].

Après Taris, Vigo retrouve ses intentions du début, celles liées à la révolte initiale d’A propos de Nice, mais cette fois-ci de manière à la fois plus large et plus précise. Dans cette œuvre, s’imbriquent les souvenirs douloureux du fils d’Almereyda, ceux des années difficiles où il fallut se confronter aux rejets des collèges et lycées, ces derniers ne pouvant tolérer un enfant d’anarchiste au passé si lourd. Le pensionnat, chargé d’éduquer les jeunes esprits dans le sens de l’obéissance des lois de la nation et du respect des autorités, fait son possible pour évacuer toute révolte. Vigo place cette contestation dans un collège, mais la violence qu’il déploie contre les représentants de l’ordre, va au-delà de la simple critique de l’éducation scolaire, elle touche la société dans son ensemble en abolissant symboliquement les formes d’autorités [4]. La censure de l’époque ne s’y est d’ailleurs pas trompée en voyant dans ce film plus qu’un discours d’enfant. Aujourd’hui encore, le film reste scandaleux dans sa manière d’exposer et de penser la société. Le surveillant Huguet interprété par Jean Dasté, le seul adulte soutenant les enfants, illustre cette pensée anarchiste. [5] Grâce à lui, les rebelles se voient confortés dans leur esprit vindicatif. Sorte de bouffon, il agit différemment, il amuse, il divertit. Charlot vivant et représentant du cinéma tant chéri par Vigo, le surveillant injecte des doses de liberté, accoucheur de subversion, il soigne les âmes sensibles [6]. Ainsi fait-il « le mort » dès les premières scènes du train, puis durant tout le film, laissant s’exprimer les collégiens, fermant les yeux sur les « bêtises » des uns et des autres, ainsi que sur l’élaboration des futurs projets d’évasion. Vigo le décrit comme un complice passif et bienveillant. Face à lui, les autorités du Collège répriment, tandis que les enfants tentent de s’épanouir dans un milieu dépeint comme quasi-carcéral, qui n’est pas sans évoquer Almereyda. Deux collégiens se détachent du groupe des enfants, le jeune garçon sensible, Colin, se manifestant par des comportements individualistes, et le grand meneur, avançant des réactions collectivistes. Vigo, face à la discipline obligatoire, à l’école préparant à l’armée [7], oppose la mutinerie des enfants. A la question « Comment se libérer de l’autorité ? », le réalisateur offre la solution dans la seconde partie du film décrivant « le complot des enfants ». Ces derniers, pour leur cause, fabriquent leur drapeau noir, sur lequel ils ajoutent à la peinture blanche, un crâne et deux fémurs, rappelant à la fois les pirates et le drapeau de Makhno [8]. Huguet sourit à cette initiative et poursuit ses acrobaties, ses dessins qui s’animent, en forme d’hommage à Emile Cohl.

Zéro de conduite formule une critique très virulente de la société, fondée sur la loi du plus fort. Vigo épingle toutes les bassesses et l’hypocrisie d’un système, il dénonce le zèle des moins gradés, la fierté des petits chefs satisfaits de pouvoir asseoir leur autorité, etc. Le jeune Colin semble être le reflet du cinéaste, lorsque celui-ci dit « merde » au professeur.

(…) Le but de toute éducation, c’est la formation du caractère. Former le caractère, c’est libérer l’esprit des terreurs, c’est développer dans l’être le sentiment du pouvoir. Et la discipline actuelle, créée, cette sacristie laïque, écrase l’esprit du jeune homme, elle le pénètre du sentiment de son impuissance, de la conviction de sa non-valeur. Et à moins qu’il ne se révolte - auquel cas généralement elle l’assassine - elle lui fait une âme conforme à l’âme moyenne du pays [9].

La réplique du collégien détruit toute tentative de rééducation de l’enfant, passé désormais du côté de la révolte. Les slogans fusent, « A bas les pions ! », « La liberté ou la mort ! », « Vive la révolte ! ». Le drapeau de pirate, une fois hissé sur le toit de l’école, confirme la libération des enfants, la galère, la cellule, devient le lieu de l’insurrection. Pour asseoir ce changement et donner corps à la révolution, Jean Vigo illustre symboliquement sous couvert des jeunes rebelles, la destruction de chaque institution. Il débute par l’Eglise, en mettant en scène, dans les dortoirs, une fausse procession ironique. Filmée au ralenti, la cérémonie se clôture par la transformation du surveillant de chambrée dormant, en un saint chrétien, le lit redressé à la verticale, un lampion entre les bras. Vigo poursuit la satire, détruisant, comme Sébastien Faure le suggère [10], les autorités de l’armée, celles de l’école-caserne, de l’Eglise, et de l’Etat, et ce dans l’unique séquence de la kermesse. L’organisation de la fête officielle de l’école paraît grotesque, la musique ralentie ajoute encore au ridicule en laissant entendre des morceaux de clairons pompeux. Le surveillant général ne sait plus que faire devant le directeur, le curé, quant à lui, salue bien bas le principal, tourne autour sans savoir quoi faire de ses dix doigts. Un pompier en tenue, pris en plan rapproché, semble fournir des efforts surhumains pour lever son fessier qui ne veut pas décoller du cheval d’arçon. La caméra suit de loin les manœuvres et surtout les dirigeants, notamment le préfet et le directeur, qui s’assoient sur des bancs conçus à cet effet. Quelques élèves passent devant eux et leur distribuent des bouquets de fleurs qui ressemblent fort à des couronnes mortuaires. Les représentants de l’ordre placés au premier rang, se trouvent au même niveau que les marionnettes alignées derrière eux. Marionnettes, pantins, les autorités ne valent pas plus que les poupées de chiffons. Vigo insiste sur ce plan fixe en particulier, celui présentant le principal au côté du préfet. Pendant ce temps la caméra revient sur Huguet, retrouvé seul au milieu de la cour, amusé par le détournement de la fête et le lancé de projectiles sur les figures officielles, il salue les collégiens. Quatre des rebelles reprennent leur drapeau et partent à saute-mouton sur le faîte du toit, sautant par-dessus l’école castratrice de pensée, par-dessus l’école enseignante d’obéissance et de soumission, par-dessus l’école de la morale. L’école vue par Vigo doit être le lieu de formation de personnalités libres, pensée similaire à celle de Max Stirner [11]. Ce goût pour une éducation libre a été, sans doute, appuyé par ses connaissances dans ce domaine, grâce aux libertaires dont il était issu, et aux témoignages d’une Jeanne Humbert ayant vécu elle-même l’Ecole de la Ruche de Sébastien Faure.

Zéro de conduite se voit interdit en août 1933, à la suite de la protestation des « Pères de familles organisés », ces derniers taxant le film d’« anti-français ».

(…) Pourtant, on comprend mal aujourd’hui les réactions, officielles et autres, à la sortie du film. La commission de censure aurait reçu l’ordre d’interdire Zéro de conduite avant de l’avoir vu. Il semble que c’était l’auteur, c’est-à-dire le fils d’Almereyda, qui se trouvait visé, plus que l’œuvre, celle-ci étant jugée par avance d’esprit anti-français [12].

Effectivement, l’histoire d’Almereyda pesa certainement sur le film, accentuant la censure contre lui, mais selon Marcel Martin la raison de la censure fut sans doute beaucoup plus idéologique.

(…) D’aucuns font la moue, et déclarent périmées ces révoltes enfantines, considèrent d’un œil protecteur cette anarchie juvénile. Mais revoyez A propos de Nice, revoyez Zéro de conduite. Est-ce que les mêmes Bastilles ne restent pas encore à prendre : le fanatisme, l’ignorance, le ridicule, la violence, la bêtise ? Les curés, les militaires, les flics et les pions ne continuent-ils pas à faire la loi et d’une manière parfois plus scientifique et plus impitoyable qu’au temps même de Vigo ? Comment ne pas sentir le frère de ce pourfendeur de tabous, de ce destructeur de préjugés, vibrant d’une sensibilité d’écorché vif et qui n’a pas oublié la leçon de son père, l’anarchiste mort en prison, le militant de la promotion humaine et de la justice sociale. Sa révolte n’a rien de la rage de l’enfant gâté ou de l’agitation du jeune bourgeois en crise de puberté, lorsqu’il brocarde férocement l’odieux et la laideur, il n’est pas celui qui piétine ses jouets ou qui crie « Familles, je vous hais ! ». Il lance des coups de boutoir précis, et efficaces et sa révolte débouche sur une vision révolutionnaire [13].

Après ce rejet, Vigo ne faiblit pas, il réfléchit à d’autres scénarios. Un de ceux qui l’enthousiasme le plus, porte à nouveau sur sa volonté de réhabiliter des personnages oubliés. Certes, il sait qu’il ne pourra jamais le faire pour son père, mais il estime pouvoir rétablir un homme qu’il admire, Eugène Dieudonné [14]. Le synopsis, conçu par Vigo, suit les souvenirs personnels du bagnard, et des articles enflammés d’Albert Londres, son défenseur. Les interprètes auraient dû être Eugène Dieudonné lui-même et Gaby Morlay [15]. Dieudonné, accusé comme anarchiste d’appartenir à la tragique Bande à Bonnot, fut jugé avec elle et condamné à mort en même temps que ses principaux survivants, en février 1913. Mais sa culpabilité n’ayant pas été formellement établie, cette peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité. Il avait séjourné longtemps à ce titre, au bagne de Cayenne d’où seule l’avait tiré une virulente campagne de presse du grand reporter Albert Londres. Vigo s’engage dans ce nouveau projet, très sérieusement envisagé au cours du printemps et de l’été 1933, après l’achèvement puis l’interdiction de Zéro de conduite. Jacques Louis Nounez, d’abord intéressé par le scénario, le repousse finalement, en raison du précédent échec de Zéro de conduite. De tous les projets de Vigo, L’évadé du bagne paraît un de ceux qui lui tinrent le plus à cœur. D’après le travail accompli sur le scénario, le film aurait dû être une dénonciation du fonctionnement de la justice et de ses déviations. L’explication des conditions de détention porte un coup à la justice française : entassement des prisonniers dans les cellules, alimentation déplorable, détenus malades mal soignés, etc. Ces conditions poussent cinq bagnards, dont Dieudonné, à s’échapper. Les descriptions de Vigo expriment toutes les difficultés éprouvées par ces hommes pour s’évader, mais aussi leur désir inépuisable de liberté. Dans le témoignage qu’il a donné, peu avant sa mort, à l’émission télévisée « Cinéastes de notre temps », Jacques Louis Nounez rapporte notamment, à propos de ce projet, la visite qu’il fit, en compagnie de Vigo et de Dieudonné, à Maître de Moro-Giafferi qui fut l’avocat de ce dernier au procès de la Bande à Bonnot, ayant obtenu du Président de la République la commutation de sa peine. Pris sous le charme du grand avocat, les trois visiteurs étaient sortis de l’entrevue, plus résolus que jamais à aller jusqu’au bout de leur entreprise. Mais les risques de censure semblaient si importants que le producteur préféra différer la réalisation du film, ce qui équivalut, en réalité, à un abandon définitif.

(…) Un sujet comme L’évadé du bagne avait de quoi satisfaire cette ambition. Une grande aventure d’hommes, sous-tendue par les thèmes majeurs du droit à la justice et de l’obsession de la liberté. Une telle conjonction pouvait très naturellement répondre, à ses yeux, à la fois aux exigences du spectacle cinématographique et à sa propre volonté d’exprimer, par ce moyen, les vérités qu’il avait à dire. Par surcroît, ce projet lui offrait l’occasion de retrouver, à travers Dieudonné, le monde des anarchistes de l’avant-guerre auquel tant de liens et de souvenirs l’attachaient : le monde d’Almereyda. Plus encore que de le retrouver : en porter, si peu que ce soit, témoignage [16].

Isabelle Marinone