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Recherches anarchistes
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Les Misères de l’Aiguille, film d’Armand GUERRA.
(…) Au moment précis où toutes les forces de la réaction : militarisme, cléricalisme, monarchisme, sont au pouvoir et tolèrent l’arbitraire (…), un Cinéma du Peuple (…) vient de se créer pour lutter le plus vigoureusement possible contre les assaillants de la IIIème République (…). Ses fils combattent : le cléricalisme, l’alcoolisme, le chauvinisme, trio perfide et menaçant. Ce sera la revanche sur les films bibliques d’une importante exploitation commune. Une revanche aussi sur les menées nettement réactionnaires de deux ou trois grands établissements cinématographiques de Paris. [1]

Raphaël Clamour en écrivant ce texte fait la liaison entre la Franc-maçonnerie et le Cinéma du Peuple, et incite les initiés, avec l’aide de Sébastien Faure et de Charles-Ange Laisant, à soutenir la société. L’objectif ultime des coopérateurs se fixe sur la concurrence des grosses maisons de productions. [2] Il s’agit donc de copier leurs méthodes en employant des acteurs charismatiques, en élaborant des mises en scènes attrayantes et en distribuant le plus possible de films. Clamour y tient le rôle de directeur artistique. Dans cette optique, il cherche une actrice principale pour jouer dans la première production du Cinéma du Peuple, Les Misères de l’aiguille. Le rôle de Louise, piqueuse-coupeuse qui, à la mort de son mari, tente de se suicider avec son enfant pour des raisons économiques, doit émouvoir. Raphaël Clamour, alors comédien de métier, se tourne vers ses partenaires féminines au théâtre du Châtelet et de l’Odéon pour interpréter ce rôle tragique. Une jeune comédienne aux yeux remarquables lui semble la plus susceptible de jouer Louise. Elle se nomme Jeanne Roques et porte pour pseudonyme le nom de Musidora. Les Misères de l’aiguille constitue sa première apparition au cinéma. [3] Vraisemblablement le thème dû lui plaire, d’autant plus qu’il s’éloignait fort peu des sujets familiaux de la jeune actrice, cette dernière ayant pour mère Marie Clémence, grande combattante de la cause féministe. [4] Le reste de la distribution demeure impressionnante, Lina Clamour du Moulin rouge, Gaget et Michelet du Châtelet, et Armand Guerra du grand théâtre de Barcelone. Yves-Marie Bidamant remarque ce dernier grâce à son film Un cri dans la jungle [5] édité par Eclair, et le prendra comme cinéaste pour la société. Par ailleurs, certains militants anarchistes défilent devant l’écran en tant que figurants.

Le film, réalisé par Clamour, entre décembre 1913 et début janvier 1914, raconte comment la jeune Louise se voit secourue par les membres de la coopérative de lingerie « L’entraide ». La fresque sociale insiste volontairement sur la nécessité, pour la classe ouvrière, d’être solidaire. Le réalisateur tourne dans les studios de la société Lux, ce qui sera aussi le cas, plus tard, pour le film La Commune. Conçu en à peine deux mois, Les Misères de l’aiguille est très vite présenté, le 18 janvier 1914, au public des Sociétés Savantes. [6] Le journal La Guerre sociale fait l’éloge de cette production.

(…) Ce film qui a eu un franc succès magnifie la solidarité ouvrière, dénonce l’exploitation odieuse des femmes dans les maisons de couture. L’épilogue du drame convie les travailleurs à se grouper le plus fortement dans les organisations de défense et d’attaque contre le capitalisme, et sur l’écran apparaît la belle devise de l’Internationale : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! ». [7]

D’après Le Libertaire et Le Bonnet rouge beaucoup de spectateurs furent présents ce 18 janvier à la première du film. [8] Le journal note l’imperfection de la projection due à une mauvaise installation électrique et dresse une petite liste des futurs projets de l’organisation. [9] Les Misères de l’aiguille représente certainement le premier film de l’histoire du cinéma français mettant en valeur les ouvriers et les conviant à s’organiser par eux-mêmes pour combattre l’exploitation. Notons que sur les six films du Cinéma du Peuple, deux traitent du problème de la surexploitation féminine, élément non négligeable à l’époque. Cet intérêt pour l’exploitation des femmes paraît être une initiative des anarchistes, en effet ceux-ci restent parmi les seuls à s’occuper du statut féminin à cette période. Ils affirment qu’homme et femme ne font qu’un, et que nulle émancipation ne peut éclore sans la libération des deux genres. Ils suivent là la proposition de Bakounine.

(…) Dans presque tous les pays les femmes sont esclaves : tant qu’elles ne seront pas complètement émancipées, notre propre liberté sera impossible. [10]

Isabelle Marinone