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Le théâtre, de par sa forme spécifique, représente un moyen de propagande particulièrement intéressant pour les écrivains anarchistes. La censure [1] d’ailleurs ne n’y trompe pas, qui frappe les pièces davantage que les recueils de poésies ou de nouvelles.

Le théâtre serait-il révolutionnaire par essence ? C’est ce que certains ont tendance à croire, comme il ressort de nombreux textes de la fin du siècle [2]. Rappelons la fameuse citation d’Émile Pouget :

« Le théâtre, voilà un riche moyen de semer les idées, nom de Dieu ! En effet, si mal bâtie que soit une pièce, elle a cette supériorité sur un bouquin, c’est que le plus niguedouille saisit ce que l’auteur a voulu dire : y a pas besoin de se crever la caboche, les idées nous défilent sous le nez, comme qui dirait toutes vivantes » [3].

Et Fernand Pelloutier note que, contrairement au roman, qui « n’est pas dangereux, quand il est lu au coin du feu, par un bourgeois podagre qui ne cherche que les passages égrillards », le théâtre impose ses visions aux spectateurs : « Imaginez une collection de deux mille spectateurs terrifiés par le tableau de six angoisseux qui crèvent de faim dans un trou noir ! » [4] C’est alors qu’il faut craindre manifestations ou émeutes, et c’est pourquoi, selon Pelloutier, le gouvernement a fait interdire la représentation de Germinal.

C’est donc sur les circonstances de la représentation tout autant que sur la programmation que va se porter l’attention des anarchistes. Lorsque Sébastien Faure décrit la vie après la révolution, dans son roman utopique intitulé « Mon communisme » (Le bonheur universel) (paru en 1921), il n’oublie évidemment pas le théâtre. À Bordeaux, où se déroule l’intrigue, il y a une douzaine de salles de spectacles où se donnent chaque jour des représentations diverses. « Le théâtre Mirbeau », par exemple, a adopté la comédie. Ce théâtre compte 2 500 fauteuils, et personne ne retient sa place à l’avance.

« Cette salle de spectacle de construction toute récente, était splendide. L’entrée très spacieuse mesurait quelques mètres de longueur. On n’y voyait ni guichets ni contrôle. [...]

Au théâtre Mirbeau, il y avait des fauteuils partout, la vue de la scène était la même pour tous et les lois de l’acoustique y avaient été si bien observées que, quelle que soit la place qu’on y occupait, on entendait très distinctement » [5].

Comme le montre le nom du théâtre, en hommage au dramaturge anarchiste, Sébastien Faure s’inspire ici grandement du théâtre de la fin du dix-neuvième siècle : la suppression de la rampe lumineuse à l’orchestre, par exemple, est en fait une innovation d’Antoine. Sébastien Faure insiste également, d’une manière un peu naïve, sur le fait que le théâtre ne constitue qu’un moyen qui peut être utilisé pour l’émancipation du public aussi bien que pour son asservissement. C’est pourquoi la transformation du théâtre (devenu moralisateur, sans être fastidieux) s’est faite parallèlement à la transformation sociale :

« Le spectacle, c’est l’École des adultes. Il est fait pour abrutir ou pour instruire ; c’est pourquoi, avant la Révolution, le spectacle, du théâtre au cinéma, était fait pour abrutir, parce que les Gouvernants avaient besoin d’abrutir ; tandis que, depuis la Révolution, du cinéma au théâtre, il est fait pour instruire, parce que le communisme a besoin, d’être cultivé » [6].

Que le théâtre puisse être une arme, et plus « immédiate » que le roman, personne n’en doute. Georges Leneveu, dans une longue préface à La Sape (1899), intitulée « Le Théâtre social » [7], résume ainsi cette idée largement partagée, au risque de brouiller la métaphore, en assimilant le théâtre à la fois à une arme et à une tribune - en tout cas un moyen dont il faut se saisir :

« Le théâtre est une arme : qu’on s’en serve !

Le théâtre est une tribune : montons-y d’un pas ferme, résolu, volontaire, - et parlons !

Le théâtre est le meilleur véhicule des idées. Que fortes et vivaces, courageuses et libres, elles y mirent dorénavant leurs éternelles vérités ; idées serties en la trame d’affabulations tangibles pour tous que le public un jour, suffisamment préparé, écoutera, comprendra pour - en tirer profit ! » [8]

Le théâtre, comme la tribune, permet une communication directe entre auteur et public.

Certes, parce que le théâtre parle d’hommes devant des hommes assemblés, toute pièce est politique - au sens large. Il faut cependant faire une place à part, dans la production théâtrale de la fin du siècle, à des pièces au contenu directement politique : elles sont nombreuses et variées. Ce sont les premières visées par la censure, et leurs représentations suscitent toujours des réactions passionnées du public. Il est sans doute difficile pour les spectateurs d’aujourd’hui, qui vont voir jouer une pièce de Dario Fo ou d’Armand Gatti dans un théâtre en vue, avant d’en lire des comptes-rendus dithyrambiques dans les journaux de toutes obédiences politiques, de s’imaginer quel était l’impact de ces pièces, souvent qualifiées de « révolutionnaires », sur un public enthousiaste et directement impliqué, et qui, bien que constamment surveillé par la police, ne s’empêchait pourtant pas de crier, en sortant de la représentation : « Vive l’anarchie ! »... Monique Surel-Tupin note, à propos des pièces de Louise Michel, qu’assister à de telles représentations était bien plus qu’un divertissement :

« Ce théâtre est perçu comme directement militant aussi bien par les anarchistes que par les policiers. Les révolutionnaires croient à l’impact des œuvres dramatiques et à leur efficacité. Les rapports de police montrent que les ouvriers vont à ces représentations qui ont lieu dans les quartiers où ils vivent. Ils voient représenter sur scène ce dont ils rêvent, transposé par la grandiloquence du mélo, auquel ils sont habitués. Le théâtre devient un lieu de communion dans la lutte et d’espoir » [9].

Ce théâtre, totalement oublié aujourd’hui, a été en grande partie redécouvert, grâce à un groupe de « chercheurs-militants » (comme ils s’appellent eux-mêmes) qui ont rassemblé plus de trente pièces « de combat », dans trois volumes intitulés : Au temps de l’anarchie, un théâtre de combat : 1880-1914  [10]. Dans la préface, Alain Badiou rappelle l’oubli profond et durable qui fut le destin du théâtre anarchiste :

« La longue disparition pure et simple du théâtre anarchiste ou socialiste des années 1880-1914 n’est qu’une disposition parmi d’autres de ce règlement de compte incessant du jugement officiel avec ce qui en contredit les normes. Elle fut, cette disposition, d’une rare efficacité » [11].

Si ce théâtre entier « a fait naufrage », ce n’est pas en raison de ses propres faiblesses, note encore Badiou, mais parce qu’il fut victime de ses ambitions : voulant faire du théâtre le lieu d’une prise de conscience politique et le point de départ d’une émancipation collective, les écrivains anarchistes de l’époque s’inscrivent d’emblée dans une pratique marginale.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.