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Subvertir le roman-feuilleton

Enfin, avant de clore ce chapitre sur le roman, il faut nous attarder sur le cas particulier du roman-feuilleton [1], genre en vogue depuis le début du dix-neuvième siècle, qui évolue vers la fin du siècle.

Héritier de la littérature de colportage et de la bibliothèque bleue, le roman-feuilleton, roman populaire [2], doit sa naissance au journal. Proche du mélodrame (ayant par ailleurs de grandes affinités avec le genre théâtral), il connaît les mêmes poncifs, les mêmes ressorts de l’intrigue (persécution et réhabilitation des héros), le même appel à la pitié du lecteur. Les thèmes du roman-feuilleton sont proches du fait-divers : il s’agit de raconter les heurs et malheurs des grands, de relater des crimes, de s’attarder sur les ravages causés par la passion, de narrer des dévouements sublimes, des retours et des vengeances, des histoires de femmes séquestrées par un monstre, etc. Ce type de roman fait appel à la pitié, à l’attendrissement : il est volontiers « sentimental ».

Le roman-feuilleton est en général centré sur la figure de la victime - souvent une femme, voire une mère (fille séduite, trompée ou violée). La condition féminine n’apparaît que sous le forme de quelques figures stéréotypées : l’ouvrière, la jeune fille bourgeoise, la femme mariée, la femme fatale ou la cocotte, la fille-mère, la prostituée. Les personnages sont avant tout des types, c’est-à-dire des unités fonctionnelles auxquelles est lié un système de motifs et d’indices ; leur typologie implique que le narrateur soit totalement extérieur à l’histoire et omniscient.

À la fin du siècle, le roman-feuilleton se subdivise en plusieurs catégories. L’intrigue est souvent policière ou criminelle, ou bien historique (Les romans exotiques ou de science-fiction sont marginaux dans la production romanesque de l’époque). Mais le genre dominant est le roman social ou roman des mœurs contemporaines : la représentation romanesque du peuple se fait plus massive et se modifie, c’est le peuple ouvrier et plus seulement la pègre qui occupe la scène du roman. Le petit peuple du roman-feuilleton est sympathique, c’est le bon peuple des travailleurs qu’il s’agit d’intégrer dans le tableau idéal d’une société républicaine sans barrières de classe, mais sous le contrôle des élites bourgeoises. On voit ainsi se profiler des images types : celle du criminel s’il cherche à s’élever seul (sans patron bourgeois), et celle de l’ouvrier vertueux, héroïque s’il souffre avec patience une vie de malheurs immérités (sa récompense sera l’ascension sociale de la génération suivante). La plupart des romans-feuilletons sont porteurs de l’idéologie bourgeoise : le rôle dirigeant de la bourgeoisie n’est jamais contesté, l’ordre qui règne dans la société est pleinement accepté. L’argent joue un grand rôle dans l’intrigue, et si les auteurs montrent parfois les effets de l’injustice sociale, ils ne cherchent jamais à en déterminer les causes. Le bourgeois est omniprésent : il n’est plus automatiquement ridicule, et les auteurs glorifient le travail comme valeur universelle, en exaltant les trois valeurs clé que sont le travail, la famille, la patrie.

Le feuilleton ignore la médiation critique : la qualité du roman se juge d’après la réaction du public. Le roman-feuilleton met en œuvre un ensemble de moyens formels qui visent à mobiliser la participation du lecteur. Les coups de théâtre nombreux viennent sans cesse réveiller l’intérêt des lecteurs (d’où l’abondance des rappels, annonces, éclaircissements, coïncidences soulignées, etc.). La technique d’exposition privilégie l’action au détriment de la description. Le destinataire – le public populaire – lui impose également certains codes. Proche de la littérature orale, il est volontiers pédagogue. Ses conditions de production dictent des contraintes, en particulier une certaine rapidité d’écriture, ce qui entraîne des hyperboles, des répétitions, des poncifs. Sa publication par tranches lui impose une écriture rapide : l’auteur brode sur un canevas en « allongeant » démesurément la « sauce » (la suite au prochain numéro interdit la clôture). Ce mode d’écriture, qui permet d’allonger à volonté le récit, d’en retarder l’achèvement, explique le caractère foisonnant et touffu des récits, dont il est difficile d’établir un résumé « linéaire ». La « structure de base » donne naissance à de nombreuses ramifications, et les structures secondaires mènent simultanément plusieurs récits. L’auteur recourt fréquemment à l’ellipse et à l’analepse, les occultations de données permettant une révélation.

Les écrivains anarchistes se saisissent du roman-feuilleton mais pour l’infléchir dans un sens bien plus démocratique et émancipateur. Ils en gardent l’aspect pédagogique ainsi que l’adresse à un destinataire populaire, son aspect immédiat (le roman-feuilleton fait vivre pour ainsi dire « en direct » les faits divers, sans aucune mise à distance ni médiation) mais ils en transforment fondamentalement l’idéologie. Michel Zévaco crée un héros original qui refuse de se soumettre à l’autorité. Charles Malato tente de faire passer quelques idées anarchistes en donnant pour cadre à ses romans-feuilletons la révolution. Mais c’est Louise Michel qui parvient, tout en gardant l’esprit du roman-feuilleton, à renouveler le genre d’une façon totale.

Les héros révolutionnaires des feuilletons de Michel Zévaco

« Songeons à ce merveilleux outil de propagande saint-simonienne et fouriériste que furent les romans-feuilletons d’Eugène Sue, à cette manière dont Michel Zévaco sut adapter le feuilleton historique d’Alexandre Dumas aux thèses radicales-socialistes, à ces héros "anarchistes" contemporains de la bande à Bonnot que sont Fantomas et Arsène Lupin » [3],

écrit Michel Ragon.

C’est à partir de 1900 que La Petite République publie les feuilletons qui allaient faire connaître Michel Zévaco [4].

Dans sa thèse sur Michel Zévaco et le roman-feuilleton (1986), Aline Demars montre comment Michel Zévaco, d’abord journaliste, devient ensuite « nègre » du roman-feuilleton. Lors de l’affaire Dreyfus, il collabore au Journal du peuple et y publie Le Chevalier de la barre, qui lui est inspiré par l’Affaire. À partir du printemps 1900, devenant romancier, il garde une discrétion absolue sur ses convictions politiques, évitant toute allusion trop précise à l’actualité contemporaine.

Patrice Caillot, dans un article intitulé « Le premier roman-feuilleton de Michel Zévaco : Roublard et Cie » [5] s’est penché sur le premier feuilleton d’un Zévaco qui ne s’était pas encore déclaré anarchiste. Annoncé le 30 juin 1889 dans L’Égalité (quotidien socialiste), il est sous-titré : « Les tripoteurs du socialisme ». L’auteur, anonyme au début, promet de « piquantes révélations » enrobées dans « une intrigue romanesque absolument captivante ». La publication du feuilleton va s’étaler du 1er juillet au 1er octobre 1889.

L’intrigue est liée à l’actualité. Le roman met en scène Pierre Marchal, jeune militant ouvrier, probe, aidé par sa famille et de sa fiancée, qui doit faire face aux attaques et trahisons de son faux ami Grouchot, un ambitieux qui sera d’ailleurs conseiller municipal puis député avant de finir ministre de l’Intérieur. Sur cette intrigue principale se greffent nombre de péripéties et d’aventures secondaires, dont les aventures d’Élisa, victime de la société et de Grouchot, sauvée par un « anarchiste » : tous les deux iront tuer le ministre. Ainsi se termine le roman : la justice est faite, la révolution est à faire.

Le feuilleton de Zévaco introduit les lecteurs dans les milieux politiques de l’époque : le traître de la fiction y côtoie des personnages réels (Louise Michel est Louise-Mary). On peut situer les événements du roman avec précision (l’intrigue débute fin septembre 1887, avec une allusion au scandales des décorations – Wilson étant peint sous le nom de Milson). Michel Zévaco a probablement improvisé son intrigue au jour le jour en fonction de l’actualité politique et Patrice Caillot a relevé qu’au fur et à mesure de l’écriture du roman, l’actualité rejoignait la fiction :

« [...] les événements évoqués dans le roman sont contemporains des événements réels, ce qui ne va pas sans quelques flottements et distorsions dans la fiction » [6].

L’époque de l’écriture du feuilleton est celle de la campagne des élections législatives, durant laquelle trois candidats de L’Égalité se présentent (Michel Zévaco, Jules Roques et Auguste Chirac), davantage pour faire de la propagande révolutionnaire que pour être élus. Michel Zévaco a en fait entrepris de conter les vraies raisons du conflit qui opposent à l’époque la rédaction du journal, en racontant comment Jules Duroc (Jules Roques, réhabilité dans le roman) fait appel pour son journal à Beaujan (Ernest Vaughan), Jules Guesde (Joseph Gode), flanqué de son lieutenant Lagarde (Paul Lafargue), et Maillant (Édouard Vaillant), qui vont quitter la rédaction. Au passage est rendu un discret hommage à Séverine (Micheline), et Michel Zévaco règle ses comptes avec Lefrançais (Legaulois). Selon Patrice Caillot : « "Roublard et Cie" constitue dans cette optique un cas-limite, tant sa matière fait corps avec la matière rédactionnelle : un feuilleton qui a pour objets essentiels la création, la vie et les combats du journal où il paraît, c’est là un fait que nous croyons unique [...] » [7]. Selon lui, l’idéologie défendue dans le roman est celle d’une tradition proudhonienne, revue par la Commune de 1871, c’est-à-dire d’un certain socialisme français traditionnellement anti-autoritaire.

Ainsi le feuilleton réussit la mission qu’il s’était fixée de donner à ses lecteurs un aperçu de la vie politique :

« Roublard et Cie est l’histoire malheureusement trop vraie d’une foule de politiciens qui se sont élevés jusqu’aux plus hautes situations à force d’impudence et de mensonge. Le sous-titre du roman – les Tripotages du socialisme – indique clairement que l’auteur a visé ces parasites éhontés qui, n’ayant que la politique pour toute ressource [...] exploitent le socialisme et s’en font un tremplin » [8].

Tout en gardant un certain manichéisme caractéristique des romans-feuilletons de l’époque – que l’on retrouve d’ailleurs dans le roman de Jean Grave, Malfaiteurs, qui oppose, comme chez Zévaco, le militant probe et désintéressé au politicien traître – Michel Zévaco parvient à introduire dans le roman populaire des thèmes propres aux milieux révolutionnaires. On trouve en effet dans le roman les personnages stéréotypés indispensables à tout roman-feuilleton : le rôle de la « pure jeune fille », ouvrière parisienne naïve en proie aux désirs libidineux de méchants hommes, ainsi que le traître : Grouchot, incarnation du politicien corrompu et démagogue. Mais si le héros principal, Pierre, porte les caractéristiques constitutives de tout héros feuilletonesque (le courage, l’énergie, la probité, la lucidité, le dévouement…), il est cependant le type même du révolutionnaire socialiste :

« La littérature n’a du reste que faire de la psychologie traditionnelle, la signification symbolique du personnage important ici avant toute chose : Pierre est donc chargé d’incarner, comme il est dit dans le texte de présentation du feuilleton "le type du socialiste sincère, convaincu, dévoué, sans mesquine ambition". Ce qui n’est pas si fréquent dans le roman-feuilleton ! » [9]

Quant au personnage de l’anarchiste, il est assez flou : c’est davantage un nihiliste russe, mais il demeure tout de même un révolutionnaire déterminé (qui se révèle, en fait, être le frère de Grouchot !).

Dans les Pardaillan (dont la série commence en 1900), Michel Zévaco délaisse l’actualité immédiate (l’action se situe dans la seconde moitié du seizième siècle), mais conserve l’idée d’un héros original. Le chevalier de Pardaillan n’a rien du surhomme ou du héros : c’est un personnage profondément humain, qui ne prétend pas à la perfection et à qui il arrive de connaître des échecs. Bon vivant, il aime rire, et surtout il est détaché à l’égard des puissants. Jamais impressionné par le pouvoir, il est réfractaire à toute idée de servitude, et demeure en toutes circonstances indépendant à l’égard des hommes et des choses. En mettant en scène les aventures du chevalier, Michel Zévaco explique l’histoire de France par l’action du peuple, donnant à lire l’histoire des « Grands » sous un angle différent.

Patrice Caillot juge que Roublard et Cie, œuvre de circonstance moins réussies que les autres romans de Michel Zévaco, exhibe une « intrigue mal construite qui recourt avec trop d’évidence aux ressorts traditionnels et aux stéréotypes du feuilleton populaire pour ne pas s’en moquer totalement » [10]. Je pense que ce recours « trop évident », exagéré pourrait-on dire, aux clichés du roman-feuilleton fait partie d’un contrat de lecture, qui n’exclut pas une grande distance vis-à-vis du genre, et même peut-être une part de pastiche. Chez Charles Malato, qui a fréquemment recours aux ficelles du feuilleton, la dimension ironique est indéniable.

Charles Malato est très influencé par le roman-feuilleton, et on le voit en lisant ses mémoires et souvenirs, et même dans son roman historique La Grande Grève. Il écrira également en 1915 deux romans-feuilletons en bonne et due forme : Perdu au Maroc et Pierre Vaux, ou les malheurs d’un instituteur. Les deux ouvrages débordent de la période étudiée, mais je voudrais en dire deux mots, car le choix de Charles Malato et son attrait pour le roman-feuilleton n’est pas isolé.

Pierre Vaux, ou les malheurs d’un instituteur  [11] est un long roman édité dans la collection « Le livre illustré à 65 centimes » qui publie également Xavier de Montépin, Jules Mary, Alexis Bouvier, Ponson du Terrail, etc. L’action se passe en février 1848 dans un petit village du Jura, et décrit les aventures d’un jeune maître d’école, fils d’un paysan de la région, empli « de cet idéalisme généreux, de cet humanitarisme profond qui animaient les démocrates socialistes de 1848 », témoignant « d’une tendresse sans borne pour les déshérités » [12]. Haï de tous les conservateurs du village ainsi que du curé, il doit faire face à des conspirations. L’intrigue principale se double d’histoires sentimentales (en particulier celle de la femme du juge, qui est adultère) et rend compte des événements historiques. Un temps conseiller municipal, Vaux tombe bien vite en disgrâce et suite à une diffamation, il est envoyé à Cayenne, où il mourra avec sa famille (venue le rejoindre).

Le roman-feuilleton a toutes les caractéristiques du genre (on dirait d’ailleurs que Malato en fait trop !) sinon qu’on y parle beaucoup de politique et que le héros est un personnage de libre penseur, républicain, dans un contexte historique de révolution, d’ailleurs non épargné par les doutes et les déceptions (le dernier chapitre le montre misanthrope, déçu par la République bourgeoise de 1871, mourant sans gloire en 1876).

Perdu au Maroc [13] est du même genre : le résumé sur la page de couverture doit donner envie aux lecteurs potentiels d’acheter le volume, paru sous une belle couverture illustrée en couleur, et qui ne coûte que 20 centimes (un signe * indique que l’ouvrage peut être mis « entre toutes les mains » !) :

« Obligé de se cacher dans les régions encore inconnues du Maroc, le héros dont Charles Malato raconte les aventures se trouve aux prises avec les difficultés les plus imprévues et les plus extraordinaires ».

Ce roman-feuilleton raconte l’évasion d’un prisonnier politique du bagne. Le héros est un andalou qui a toujours rêvé d’ouvrir une école dans sa commune. Cette fois-ci, le récit finit bien et le héros s’installe au Maroc, élève une fille adoptive, et fait le récit de ses aventures.

Même dans La Grande grève, le roman de Malato qui s’éloigne le plus du roman-feuilleton, l’auteur accumule les faits pittoresques et invraisemblables (et c’est d’autant plus étrange que le roman se base par ailleurs sur des événements historiques). Prenons par exemple l’histoire du personnage de Céleste, qui pourrait être une héroïne de Louise Michel. Son père est mort, elle vit dans la misère, sa mère meurt sur la route, elle devient esclave de bonnes sœurs dans un couvent, elle est « vendue » à une bourgeoise, soupçonnée à tort de vol, elle s’enfuit… et elle n’a à ce moment-là que seize ans ! [14] On trouve dans le roman des récits rocambolesques, Des successions d’aventures toutes plus incroyables les unes que les autres, des excès et accumulations de mystères - procédés propres au roman-feuilleton. Charles Malato en use et abuse, en particulier pour tout ce qui touche aux aventures des déportés ouvriers en Nouvelle-Calédonie : l’auteur met Détras dans une situation désespérée, pleine de suspens, et se demande : « Pourrait-il jamais sortir de là ? » [15] La suite le montre en train de fuir, puis, par avoir subi un naufrage, il est en proie aux requins, prisonnier d’une tribu noire, en captivité, etc. Le portrait d’une femme dominatrice fait penser aux personnages féminins de Louise Michel :

« Sans être de nature cruelle ni même méchante par plaisir, elle eût, pour arriver à son but, marché sur n’importe qui, indifférente à tout ce qui n’était pas la réalisation de son idée » [16].

C’est elle qui prend la résolution de « broyer » Paryn, le républicain intransigeant et socialiste, qui est un obstacle à ses ambitions. On a ici, dans ces portraits déformants, un procédés qui vise à instaurer une dystopie (utopie négative). Le monde est montré sous des couleurs si sombres que les moyens pour le changer apparaissent tous également bons. Le « réel » est d’ailleurs présenté sous le signe de la fiction. À l’occasion des divers attentats provoqués dans la région minière, on accuse la « Bande noire » - mais en fait les actes terroristes étaient impulsés par les mouchards. L’acte d’accusation n’a donc aucun fondement :

« L’acte d’accusation, chef-d’œuvre du procureur général Faychiar, établissait avec une extraordinaire précision de détails, l’horrible complot fomenté pour livrer Mersey aux horreurs sanglantes de l’anarchie. C’était très beau : toutes les dames, terrifiées et ravies, éprouvaient le frisson » [17].

Un ouvrier, Détras, est condamné à sept ans de travaux forcés car « la haine cléricale avait transformé Détras en chef d’un vaste complot » [18]. Le principal responsable de l’inculpation de Détras, le criminel abbé Firot, se tait, laissant accabler l’accusé. C’est l’incompréhension et la surprise qui prévaut :

« ... tandis qu’un inexprimable sentiment d’indignation et d’horreur rendait muet Détras. Était-il possible que ce ne fût point un rêve ? Il fit un effort pour se lever, crier son exaspération, et il retomba le poing crispé sans avoir pu prononcer un mot » [19].

Comme chez Louise Michel, les personnages sont des monstres ou des héros, le réel est un cauchemar, les discours sont des fictions. Tous ces procédés feuilletonesques sont ici mis au service d’une thématique révolutionnaire : le motif des noces rouges, que Charles Malato partage avec Louise Michel, sert de fil conducteur au récit. On voit les deux personnages Galfe et Céleste, revenus à Chôlon, assister à une répression policière, prendre part à un meeting organisé par les grévistes et chercher à enfoncer la porte de la prison. Devant l’arrivée des gendarmes qui dispersent la foule, Céleste se saisit d’une perche et, telle Louise Michel, y fixe son fichu noir en criant : « Vive la révolution sociale ! Vive l’anar... » : les gendarmes tirent sur elle et Galfe. Lui, est atteint d’une balle au front, elle, au cœur.

Plus encore que Charles Malato, Louise Michel parvient à se détacher des contraintes du genre pour inventer une nouvelle forme, qui doit tout autant au roman populaire qu’au roman-feuilleton, au roman noir qu’à l’utopie.

Le Claque-dents de Louise Michel : la société en décomposition

Louise Michel a composé deux très longs feuilletons en collaboration avec Mme Tinayre : Les Méprisés, « grand roman de mœurs parisiennes » (1881) et La Misère (1882) [20]. Daniel Armogathe explique pourquoi elle accepte la collaboration avec Tinayre, qui ne partage pas ses idées révolutionnaires :

« Si elle finit par accepter la collaboration avec Tinayre, c’est parce qu’elle est persuadée que la création romanesque, qui est pour elle une première, va lui permettre de déployer grandeur nature, auprès d’un public populaire qu’elle entend toucher, la mission sacrée de dévoilement qu’elle s’est fixée. Genre passe-partout, capable de dire l’immonde, la boue, comme de faire germer des sociétés idéales, il est aussi un genre à large spectre, qui s’immisce dans tous les milieux, joue à saute-époques et s’autorise tous les registres de langue » [21].

Si ces premiers romans sont aujourd’hui d’une lecture difficile, il faut cependant se souvenir de ce fait : pour ses premiers pas dans le genre romanesque, c’est vers le feuilleton que se tourne, immédiatement, Louise Michel.

Seule, elle signe Les Microbes humains (1886) et Le Monde Nouveau (1888) [22] - qui sont au carrefour de multiples influences. Du roman-feuilleton, elle retient le caractère inquiétant de l’intrigue (Jean Lermina, dans Le Secret des Zippelins, raconte l’histoire d’une famille de savants mégalomanes qui a trouvé le secret d’anéantir le monde entier), reprenant à plaisir un des thèmes favoris d’Émile Richebourg : l’enlèvement ou l’échange d’enfants (par exemple dans Les Deux berceaux, 1878). Ses romans penchent également du côté du genre policier à la mode de Xavier de Montépin (La Porteuse de pain, 1884) ou judiciaire (Jules Mary, Roger-la-honte, 1889). Elle inaugure aussi ce que sera, après la vogue du roman-feuilleton, le roman policier et le roman de science-fiction. Significatifs sont à cet égard les titres des romans : alors que les titres des romans-feuilletons bourgeois évoquent la faute, le péché ou le crime, les romans de Louise Michel mettent en cause la société dans son ensemble : Les Crimes de l’époque, Le Claque-dents, etc.

Le Claque-dents [23], de Louise Michel, a tous les aspects du roman-feuilleton. Il est d’abord publié dans L’Égalité de Jules Roque, où écrit Michel Zévaco (à ce journal, elle donne aussi La Chasse aux loups ainsi que ses Mémoires). Il n’est publié en volume qu’après la mort de Louise Michel.

Comme dans tous les textes de Louise Michel, le roman comporte de très nombreux personnages : on les retrouve d’un chapitre à l’autre, certains sont laissés en route, et réapparaissent au dernier chapitre. Avec une certaine systématisation, les personnages innocents sont constamment combattus, enfermés et tués ; et les riches se montrent tous plus cruels et cyniques les uns que les autres. L’aspect horrible n’est pas épargné aux lecteurs : les meurtres en séries témoignent du sadisme des personnages.

Les coups de théâtre des romans de Louise Michel relèvent également du genre feuilletonesque : il arrive fréquemment qu’un personnage poignardé se relève [24]. Mais le caractère incroyable fait partie des attentes. Louise Michel se saisit de cette caractéristique pour prévenir ses lecteurs contre leur époque :

« Qui pourrait croire à ces récits de cauchemar ! des spectres poursuivant d’autres spectres, une chasse sans fin pour la sécurité, pour les appétits, pour la vie, les uns dévorant les autres, la meule de misère écrasant tous ces grains humains : tel est l’horrible délire qui agite notre époque » [25].

Les personnages féminins de Louise Michel sont assez atypiques : trois personnagesde femmes sont au centre du roman. Loin des stéréotypes des femmes victimes, ce sont au contraire trois prédatrices que nous présente Louise Michel :

« La baronne Éléazar rêvait la royauté de l’or, les banques juives absorbant les autres et se centralisant dans ses mains qu’elle sentait grandir en serres monstrueuses pour étreindre le monde. Mme Hélène passait sans même rêver, elle était une volonté, faisait le mal, c’était tout - une force inconsciente et terrible.

La mère de Wilhem, c’était l’aigle qui gorge ses petits et, pour qu’ils soient gras et forts, ouvre devant eux les poitrines palpitantes qu’ils fouillent puérilement de leur bec débile.

Ces trois louves passeront dans ce récit, faisant différemment une œuvre semblable, la destruction.

Elles avaient quelques points semblables, une prudence de serpent, une avidité de goule » [26].

Le style est varié, les ruptures de tons fréquentes (et parfois au sein d’une même phrase). On passe de scènes tragiques [27] à des scènes pathétiques ou mélodramatiques. La répétition des idées (parfois exprimées sous formes différentes à quelques paragraphes d’intervalle), la brièveté des paragraphes, aboutissent à un récit vif proche du style oral.

Les scènes sont la plupart du temps invraisemblables : c’est que Louise Michel se préoccupe peu d’être réaliste, mais se laisse guidée par l’outrance. Son trait principal est la caricature – genre surtout répandu à l’époque dans les journaux satiriques, langage par ailleurs immédiatement compréhensible par un public ou un lectorat populaire. Louise Michel en donne l’équivalent dans ses textes littéraires. Elle utilise en effet la déformation, la défiguration, pour mettre en avant un conflit social. Patrice Terrone, dans un article consacré à la caricature, remarque que la charge explosive que constitue la caricature pourrait bien être cette bombe qui figure dans l’imaginaire de l’acte anarchiste [28]. De plus, les images polysémiques laissent aux lecteurs une plus grande liberté d’interprétation que n’offrirait le seul langage descriptif. La caricature joue avec les analogies objectives. Elle instaure une lecture subjective de la réalité, à rebours de la raison et de la beauté. L’animalisation est depuis toujours un procédé caricatural privilégié : les métaphores animales sont nombreuses chez Louise Michel. La métaphore des insectes – qui sera encore davantage exploitée dans Les Microbes humains  [29] - est récurrente : les fauves, les parasites sont assimilés à des araignées qui tissent leur toile.

« Tous ces microbes vivant des infections humaines s’arrangeaient pour durer dix mille ans, ils se trouvaient si bien que l’idée de la mort ne pouvait les atteindre » [30].

La métaphore vient de loin [31]. Louise Michel avait probablement des réminiscences de Paule Mink, et de son essai Les Mouches et les araignées [32] (paru d’abord le 17 décembre 1869, le volume fut ensuite réédité en 1880 et sous-titré : Études sociales. Les mouches et les araignées, suivi d’une étude sur Louise Michel : Une héroïne populaire  [33]).

Enfin, on trouvera dans Le Claque-dents une critique du pouvoir. Le récit se passe en période de candidatures électorales, et deux candidats burlesques sont ridiculisés : Arsène Poignon et Stanislas Trifouillard. Mais la satire va bien plus loin que la simple caricature des candidats :

« Les gens qui s’appellent l’État, qui s’appellent même pour quelques-uns la République, ne savaient quelle décision prendre, le savent-ils jamais ? » [34]

L’auteur s’attaque au principe même de la représentation politique, d’une façon discrète mais néanmoins évidente :

« Sylvestre, avec son doux regard, ses manières distinguées, son affabilité, chamarré qu’il était de cordons, constellé de déclarations, faisait vraiment bonne figure. Pour ceux qui aiment la représentation, c’était un beau représentant du pouvoir » [35].

Roman de la révolution, le Claque-dents peint un tableau apocalyptique de l’époque (chapitre XXV), montre la préparation de tous les malheureux à l’assaut final (chapitre XXXII), et annonce une nouvelle ère (chapitre XXXIII). Cette révolution se prépare alors même qu’on fête un « centenaire historique » [36]. La révolution est évidemment anarchiste : on nous dit dans le récit que les anarchistes sont arrêtés sans raison, mais l’idée anarchiste fait son chemin. Même Esther, fille du baron Éléazar, lit les Paroles d’un révolté de « Krapotkine » . Ainsi les aventures embrouillées du roman-feuilleton sont mises ici au service d’une dénonciation du système capitaliste :

« [...] Ce que nous avons démêlé des projets monstrueux des bandes capitalistes et autres, et que nous disons hautement, n’est pas étranger au procès dont nous sommes victimes. C’est ce qu’on appelle un changement de piste. Au lieu de laisser la foule voir d’où viennent les misères on lui indique une source fausse » [37].

Le roman se termine sur cette image qui se veut prophétique : « La sociale seule était à l’horizon » [38]. En effet, l’apothéose du dernier chapitre est sans ambiguïté :

« C’était bien la République Sociale du monde, du genre humain : la terre respirait comme lavée par l’orage, un échelon était monté dans l’humanité.

Il n’y avait plus qu’à enfouir le cadavre du vieux monde en donnant le jour au nouveau » [39].

Louise Michel a donc fait du chemin depuis qu’elle écrivait La Misère : désormais, les théories politiques sont « pensées dans le cadre du roman, comme des forces mobilisatrices susceptibles de menacer le capital » (selon les mots de Daniel Armogathe [40]) et parvient à ne garder du roman-feuilleton que ce qui sert son imagination créatrice, en le vidant de tous les stéréotypes au service de l’idéologie dominante. La démarche d’Émile Pouget est identique, dans les feuilletons qu’il publie dans le Père Peinard (ou dans « La Calotte internationale », par exemple, qui paraît en 1897) : bien des thèmes lui sont communs avec Louise Michel.

J’ai voulu donner ici un aperçu de certains romans, qui exposent des thèmes récurrents dans la production littéraire anarchiste. Romans de dénonciation, ils sont aussi des appels à l’action. Réfléchissant sur les rapports de domination au sein de la société, les écrivains anarchistes ne font pas l’impasse sur l’autorité présente au sein même du langage. Adoptant toutes les formes de l’époque, du roman réaliste au roman allégorique, en passant par le roman-feuilleton, ils tentent d’investir le domaine romanesque avec des thématiques révolutionnaires.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.