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Au-delà du réalisme : romans néo-réalistes, impressionnistes, symbolistes

Les romans de tendance réaliste [1] forment la plus grande partie de la production romanesque écrite par des anarchistes, mais on trouve également des romans allégoriques ou symbolistes. En tant que critique, Félix Fénéon a défendu le réalisme mais a relevé dans le roman nouveau des éléments qui le rapprochaient de l’esthétique symboliste. Il donne l’expérience du Bilatéral, des romanciers J.-H. Rosny, qui en peignant les milieux anarchistes parisiens [2] s’attachent à créer les sentiments et les états d’âme de leurs personnages plutôt qu’à combiner les éléments d’une intrigue.

« Les maîtres du roman contemporain s’interdisent rigoureusement tout portrait de leurs personnages, ceux-ci doivent se déterminer par eux-mêmes, petit à petit, à mesure et au fur de leur intervention dans l’intrigue ; si bien qu’à la fin du roman, les comparses sont encore à l’état de vagues ébauches, tandis que les premiers rôles se détachent en pleine lumière ; l’œuvre acquiert de la sorte une perspective, - une profondeur, au sens pictural du mot » [3],

écrit Félix Fénéon.

Nous avons vu les reproches que font les écrivains anarchistes au réalisme à la Zola. L’un d’eux est qu’il ne demande que passivité de la part du lecteur. Or, le symbolisme au contraire, exige la participation du lecteur au décodage de l’œuvre. Le lecteur ne s’attend pas à voir « le réel » exposé devant lui, il doit déchiffrer ce qui, dans le texte, lui parle du réel.

A. Romans néo-réalistes, impressionnistes, symbolistes

Rares sont les écrivains anarchistes à se revendiquer de l’École naturaliste. La plupart écrivent des romans de tendance réaliste en prenant des libertés avec le genre : on peut qualifier certains romans, par exemple ceux d’Octave Mirbeau, d’impressionnistes. Les romans symbolistes à tendance sociale, tels que peuvent en écrire Paul Adam ou les frères J.-H. Rosny (Le Bilatéral, paru en 1887, en est l’exemple le plus intéressant) restent des exceptions.

Vers la fin du siècle, Han Ryner écrit des œuvres qu’il appelle « exposés symboliques » (par opposition aux « exposés historiques » et « exposés romanesque »). Dans cette catégorie, on trouve par exemple le très étrange Voyages de Psychodore  [4], sous-titré « philosophie cynique » (écrit en 1901). Psychodore est un personnage de philosophe cynique qui, un peu à la manière du Simple d’Adolphe Retté, entreprend un long voyage. Mais ce n’est pas un propagandiste : il est avant tout à la recherche de la connaissance. En outre, les contrées qu’il traverse posent à son entendement des défis. Il rencontre ainsi « les enracinés », un peuple d’immortels pour qui le temps n’a pas de mystère mais pour qui l’espace est une énigme ; « les rétrogrades », des êtres qui vont de la tombe au berceau ; « les immortels », chez qui les médecins ont vaincu les maladies ; « les amoureux », qui doivent être cinq pour s’unir… Au terme de son voyage, qui est aussi une quête (Psychodore part à la recherche du souvenir de celle qu’il aimait), le philosophe aura appris à faire don de son âme et de sa mémoire.

Le meilleur exemple de roman symboliste anarchiste est peut-être Les Porteurs de torches [5] de Bernard Lazare. Ce « roman » est en fait composé de plusieurs contes parus dans divers journaux. Dans ce texte, Bernard Lazare met en pratique ses idées esthétiques : deux personnages servent de fil conducteur au récit, Juste et Marcus, qui incarnent deux types de révoltes. Chaque scène donne lieu à des discussions entre eux, et les récits qu’ils entendent sont autant de paraboles dont il appartient aux lecteurs de tirer un enseignement. Le volume contient toutes les conditions pour plaire aux critiques des Temps Nouveaux. André Girard en dit le plus grand bien, y voyant « une de ces rares œuvres littéraires qu’inspirent à la fois une grande idée émancipatrice et un souffle imaginatif très élevé » :

« Sous la forme attrayante d’apologues, Bernard Lazare pose et approfondit plusieurs des grands problèmes de philosophie sociale qui préoccupent notre époque. Les idées de justice, d’art, de charité, d’amour, de résignation ou de révolte y sont agitées en des contes symboliques dont la plupart sont de véritables chefs-d’œuvre » [6].

Le second recueil de Bernard Lazare, La Porte d’ivoire [7], plus ésotérique et moins marqué par l’influence sociale, plaira nettement moins aux critiques des Temps Nouveaux [8].

C’est que le langage choisi par Bernard Lazare n’a rien d’ésotérique : c’est une « langue limpide et lumineusement poétique » selon les mots d’André Girard.

Le projet de l’auteur est explicite, mais selon Gaetano Manfredonia, il reste très en-dessous des attentes des lecteurs : « en dépit de ses affirmations répétées, dans ce roman Lazare ne réussit jamais à s’affranchir tout à fait des stéréotypes militants ou bien des tirades "à thème" propres à la littérature de propagande anarchiste. On retrouve ainsi, à longueur de pages, des discussions à n’en plus finir sur la légitimité du profit ou bien sur les méfaits de l’économie marchande qui alourdissent considérablement le texte et en occultent les élans poétiques » [9]. Mais le plus important est selon moi la tentative pour trouver un langage non dogmatique [10] - qui passe ici par le choix de la forme de la parabole.

À l’époque, Léon Blum y voit la preuve que Bernard Lazare avait tort d’affirmer la valeur sociale de l’art, puisqu’il se détourne, dans son récit, du présent, du contingent, de la politique et de la polémique. Dans La Revue blanche, il écrit :

« On se souvient des articles qu’autrefois, dans les Entretiens et ailleurs, M. Bernard Lazare écrivit sur l’Art Social. Je crois qu’on peut répondre fortement aux théories qu’il énonçait alors, et la plus profonde influence que l’art puisse avoir sur la société n’est à mon gré ni volontaire ni immédiate. Mais c’est bien ici de l’art social, et M. Lazare a trouvé, pour traduire ses haines, ses colères et ses théories sociales, une forme d’art et une expression heureuses » [11].

On sait que Bernard Lazare préparait d’autres œuvres, dont un roman et un livre de contes qui devait constituer une suite aux Porteurs de torches (dont on n’a retrouvé que des fragments) :

« Devant la cité de Géronta détruite par la Révolution, Marcus s’entretient avec ceux qui ont échappé à l’incendie, avec le riche et avec le vagabond ; il recherche comment les esclaves d’hier pourront s’affranchir de toutes leurs chaînes et devenir vraiment libres ; d’autres servitudes pèsent sur les hommes que la misère et les lois mauvaises : sans doute l’effort collectif contribue au bonheur qui est la fin normale de toute activité humaine, mais le bonheur même, la béatitude, ne peut s’obtenir complètement que si l’homme est entièrement libre en tant qu’individu irréductible, de qui le droit personnel est antérieur à tout contrat ; il ne suffit pas d’avoir détruit Géronta, la ville de l’antique oppression et de l’antique misère, il faut supprimer en soi toute cause d’oppression et de misère morale » [12].

Le cas des romans – existants et projetés – de Bernard Lazare est un cas extrême, une tentative pour allier un projet politique extrêmement précis à une forme à la fois détachée de la littérature sociale et didactique, mais également loin du symboliste ésotérique.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.