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Entre l’Histoire et la fiction

L’exemple de La Grande grève (1905) de Charles Malato permet de voir à quel point l’intrigue fictionnelle et la trame historique peuvent être liées. L’auteur donne un rôle important à l’histoire dans son intrigue, tout en prenant avec elle les plus grandes libertés.

Charles Malato avait déjà utilisé le procédé en 1903, en écrivant, sous le pseudonyme de Talamo un roman-feuilleton intitulé Les Enfants de la liberté  [1], illustré, qui est en fait l’histoire de la Grande révolution. On retrouve, comme dans La Grande Grève, un mélange de personnages fictifs et de personnages historiques.

L’introduction se fait par un premier narrateur, Paul Fléchard, qui aime l’histoire et qui reçoit de son père cette leçon : « c’est dans ces détails qu’il faut chercher l’explication de faits qui ont ébranlé le monde » [2]. Fléchard père lui tend un manuscrit, qui est en fait l’histoire de son bisaïeul (Jacques Fléchard), qui fut à la fois témoin et acteur de la Révolution. Ce sont ses mémoires que Paul Fléchard, premier narrateur et premier destinataire, ainsi que les lecteurs (réels) du roman, ont devant les yeux.

Jacques Fléchard, avant de connaître la Grande révolution, est le témoin des événements de 1848 (il est encore enfant). L’expérience de cet enfant qui vit dans des conditions particulièrement difficiles le rend assez lucide, lui inspirant par exemple ces réflexions : « Une fois de plus, les gens ne se laisseront-ils pas abuser par des mots ? » [3] Il veut être témoin de son temps et laisser une sorte de chronique de son époque, mais après avoir parcouru les récits des grands historiens, le narrateur croit « bon de dire comment pensaient et agissaient les anonymes ou les oubliés qui firent presque toute la grosse besogne de la Révolution » [4]. Un jour, l’enfant surprend une réunion secrète des Compagnons de la liberté, association qui regroupe des membres du groupe franc-maçon « Le devoir de Liberté ». On suit leurs conspirations tandis que la misère augmente dans le faubourgs, et que les États généraux se tiennent. 1789 approche : le narrateur a 14 ans. Une émeute éclate à la manufacture Réveillon, et c’est sur elle que le narrateur s’attarde, parce que les grands historiens ne l’ont pas fait :

« Je n’ai pas l’intention de raconter en détail la Révolution française. Les historiens l’ont fait mieux que je ne saurais le faire ; si j’ai parlé un peu longuement du pillage de la manufacture Réveillon, c’est parce que nos grands écrivains en disent à peine quelques mots, bien qu’il y ait eu, dans cette affaire, près de six cents morts et blessés.

Au contraire, la prise de la Bastille devait être relativement moins meurtrière » [5].

Charles Malato réécrit l’histoire à sa façon et règle des comptes avec les historiens officiels : y aurait-il des brigands qui auraient défiguré la Révolution ? Non, répond Anaxagoras, personnage qui détient une grande autorité au sein du dispositif narratif :

« Ceux qu’on appelle des brigands, reprit-il, sais-tu qui ce sont ? Ce sont des gens comme toi, comme moi, qui ont grandi dans la misère, croupi dans l’ignorance et dans tous les esclavages, à commencer par celui de la faim, le plus terrible de tous. Ils ont peut-être eu un père, un frère ou un fils envoyé aux galères ou enlevé par les racoleurs, une fille livrée aux plaisirs d’un gentilhomme. Ils se vengent » [6].

Arrive la Révolution, avec tous ses acteurs : Mirabeau, Théroigne de Méricourt, Marat, et aussi les « enragés », qui « réclament, non seulement des mots, mais du pain tout de suite » [7]. Puis c’est la Terreur (« ils assassinent les meilleurs amis du peuple ! » [8]). Les événements poussent le narrateur à se demander s’il existe des « grands hommes » :

« Somme toute, il n’y a personne de parfait : ceux qu’on appelle les grands hommes ont leur petits côtés, tout comme ceux qu’on traite de scélérats sont accessibles parfois à des mouvements de générosité. Ce qui prouve bien qu’il ne faut pas idolâtrer les individus, quels qu’ils soient, ni être non plus d’une sévérité implacable » [9].

Parallèlement aux gestes des révolutionnaires qui resteront dans l’Histoire, les lecteurs suivent les personnages de fiction, les premières amours du narrateur, son amitié avec celui qui devient son professeur : Anaxagoras. Écrivain public, Anaxagoras est le personnage qui détient dans le roman une autorité certaine. Il joue le rôle de « père » pour le narrateur : c’est un personnage de sage. Lorsqu’il meurt, c’est en délivrant cette leçon au narrateur :

« N’abdique jamais ta conscience, ta raison ; pense toujours par toi-même et tu seras un homme » [10].

La Révolution passée, le rôle du narrateur second prend fin, et le manuscrit se clôt sur son « bonheur intime », bonheur qui, comme on le sait, « n’a pas d’histoire » [11]. La fin du manuscrit constitue une série de points, qui permet au personnage-lecteur, premier narrateur, de conclure le récit :

« J’en ai plus appris en feuilletant ces mémoires de famille que dans les livres des historiens, car j’ai vécu par la pensée de la vie même de nos pères, les travailleurs anonymes de la grande œuvre. Oui, malgré les fautes, les excès ou même les crimes qui l’ont accompagnée et qui ne peuvent l’amoindrir, cette révolution a été admirable. Elle a donné au monde une vie nouvelle et une espérance ; mais elle n’est pas terminée : elle le sera quand les idées de liberté et de justice seront définitivement réalisées pour tous les hommes » [12].

Les Enfants de la liberté est un roman pédagogique, qui vise à donner aux lecteurs une autre vision de l’histoire de la Révolution, tout en y mêlant des personnages de fiction. Il n’évite pas certains défauts des romans didactiques, mais il me semble toutefois que Malato évite les pièges du roman à thèse, par le jeu des médiations qu’il met en place. En effet, s’il est indéniable que le personnage d’Anaxagoras apparaît dans le roman comme un maître à penser, il est significatif que l’auteur le fasse mourir pendant la Révolution : le narrateur-second se trouve ainsi libéré de toute tutelle – n’oublions pas non plus que les derniers mots d’Anaxagoras prônent l’émancipation intellectuelle. De plus, le temps de la lecture du second narrateur est éloigné du temps de l’écriture du premier narrateur (une génération les sépare) : la « leçon » reçue par le narrateur-lecteur est donc suffisamment mise à distance pour qu’on ne puisse parler de roman autoritaire.

Dans La Grande grève, écrit deux ans plus tard, Charles Malato fait également allusion à des événements historiques réels, mais d’une manière beaucoup plus lâche.

La Grande grève de Charles Malato : de l’Histoire à l’Utopie

La Grande Grève, de Charles Malato, sous-titré « roman social », paraît en 1905 [13]. Il présente deux aspects : un côté proprement historique et un autre utopique (sur lequel je reviendrai ci-dessous).

Le roman présente l’agitation ouvrière, d’inspiration anarchiste, dans la région minière de Montceau-les-Mines, des années 1882 à l’affaire Dreyfus. Charles Malato se base sur des faits réels : le patron paternaliste et dictatorial Chamot est le portrait de Chagot, patron à Pranzy (Blanzy) ; le roi de l’acier Schickler, au Brisot, renvoie évidemment à Schneider, au Creusot. Les villes sont à peine transformées (Mersey pour Montceau-les-Mines, Chôlon pour Châlon-sur-Saône, etc.). Le personnage d’anarchiste Galfe est probablement inspiré de Gueslaff, que Jean Maitron décrit comme un jeune manouvrier de 18 ans manipulé par les mouchards [14]. La première partie du roman s’inspire de l’épisode de la « Bande noire », que relate Maitron [15]. La première scène du roman rappelle les « conciliabules mystérieux tenus la nuit dans les bois » [16], par (disait-on) une organisation secrète désignée sous le nom de la « Bande noire » - sorte de société révolutionnaire aux buts non définis, existant depuis 1877 ou 1878. En 1882, une série d’attentats nocturnes terrifient les notables et le clergé : les révoltés s’attaquent de préférence aux croix, sans oublier d’envoyer des lettres de menaces aux notabilités. Maitron nous dit que les pouvoirs publics ont vu dans ces émeutes un véritable complot et l’essai d’un soulèvement général sur tout le territoire. Le roman de Malato est assez fidèle aux faits historiques, montrant les attaques à la dynamite (en août 1882), et la marche des émeutiers sur Montceau, leur retour à la chapelle qu’ils incendient. Le mouvement reprend cependant, après le procès de vingt-trois accusés, en 1884, et Malato mélange les deux périodes, puisque les mouchards qui apparaissent dans le roman semblent inspirés des indicateurs attachés au commissaire spécial de police à Montceau-les-Mines : le personnage de Baladier renvoie probablement à Benoît Colin (qui se fait recevoir adhérent de la Bande noire en août 1882) et Bernin à Brenin, l’organisateur d’un attentat qu’il fait exécuter par le jeune Gueslaff. Sur la Bande noire, les renseignements sont cependant assez minces, et Malato laisse entendre dans son roman que l’existence d’une Bande noire a surtout servi à la police pour organiser la répression du mouvement ouvrier [17].

Le roman s’étend donc sur une vingtaine d’années : de 1882 (les premières révoltes) à l’affaire Dreyfus. Il mélange les événements réels et les événements à demi-fictifs [18]. On y voit l’échec d’une première révolte des ouvriers contre les conditions inhumaines dictées par leur patron (échos des troubles de 1882), au terme de laquelle deux héros sont condamnés aux travaux forcés en Nouvelle-Calédonie (première partie). La deuxième partie suit l’itinéraire des différents protagonistes de la première partie, et la révolte qui gronde, dix ans après (en 1892-1893). Enfin, la dernière partie montre l’organisation d’une grève (la « grande grève ») qui se termine par une victoire ouvrière. Les trois parties sont donc trois épisodes, trois étapes du combat ouvrier. Alors qu’en 1882, le mot de grève n’est pas prononcé, en 1892, le mot est lâché « comme une bombe », un « mot magique » [19]. La grande grève, de par sa nature, n’est pas une simple révolte inorganisée et suppliante, mais une étape intermédiaire vers la grève générale. Elle demande un délai, de l’organisation. Le lien entre les parcours individuels et la lutte nécessairement collective est assuré par le va-et-vient entre le récit des destins individuels (personnages principaux de la première partie) et celui de la lutte sociale.

Il s’agit d’un roman sans héros, ou du moins à héros multiples : les personnages se succèdent, les leaders du syndicat changent, les nouveaux prennent la relève des anciens, les mouchards se suivent comme les révolutionnaires… seuls les patrons sont toujours les mêmes (cette permanence soulignant la stabilité des grandes familles détenant le capital). Certains personnages, comme Galfe, semblent inspirés par la réalité, d’autres paraissent davantage sortir de la fiction : le docteur Paryn fait penser au docteur des Blouses de Jules Vallès, d’autres personnages rappellent les héroïnes dramatiques ou romanesques de Louise Michel (Céleste, la jeune fille opprimée, ou la baronne des Gourdes, femme sans scrupules qui broie les êtres sur son chemin). Les personnages ouvriers représentent toute la palette des opinions progressistes de l’époque : on y trouve le communiste, le socialiste, l’anarchiste. Aucun ne semble bénéficier d’un traitement de faveur de la part de l’auteur, même si quelques figures se partagent la plus grande partie de la narration : le couple formé par l’anarchiste Galfe et Céleste qui meurent en martyr, le personnage de Détras dont on suit les traces jusqu’en Nouvelle-Calédonie, etc. Le narrateur passe d’un personnage à l’autre, ce qui rend la lecture parfois difficile et entraîne quelques redites dans la narration, ce qu’il commente, incidemment :

« La multiplicité des événements et des personnages nous oblige à abandonner tels de nos héros pour aller aux autres. Ainsi avons-nous dû, depuis longtemps, perdre de vue Céleste Narin » [20].

Le roman peut surprendre car il ne comporte aucune unité de temps, ni de lieu (la déportation des ouvriers donne l’occasion à l’auteur de dénoncer au passage les mœurs des pénitenciers coloniaux et le sadisme des gardes-chiourmes [21]). Les figures historiques se mélangent aux personnages romanesques : l’un de ces derniers rencontre par exemple l’anarchiste Cyvoct [22]. Enfin, les chapitres de « roman social » alternent avec ceux de « romans-feuilletons », comme le montre bien Anne Roche [23] : les épisodes feuilletonesques permettant de mettre l’accent sur le destin individuel des personnages, tandis que les chapitres plus sociaux disent l’aventure collective [24].

Ce roman qui parle de l’histoire immédiate se veut explicatif : afin que les événements ne soient plus obscurs mais déchiffrables, interprétables. La mise en scène des ouvriers (vie quotidienne, réunions, amours et déboires) ainsi que des bourgeois permet de mettre à nu les mécanismes du capital. En montrant les capitalistes et les mobiles qui les font agir, l’auteur révèle les mensonges forgés par le capital pour asseoir sa domination. Il fait aussi apparaître la fragilité de la bourgeoisie ; comme le dit un travailleur préparant la grève :

« Le gouvernement nous paraît quelque chose de bien grand, de bien redoutable : eh bien, on se trompe. Ceux qui le mènent et qui tiennent les fils, ce sont les capitalistes. Le gouvernement est comme un gendarme chargé de défendre un coffre-fort » [25].

Il s’agit bien d’un roman démystificateur : lorsque survient le grisou, qui fait périr trente-trois hommes dans la mine, l’auteur fait dire par un mineur : « - Tous les hommes de la galerie 465 ont péri. Leur assassin n’est pas le grisou, c’est le capital ! » [26]

Démystificateur, le roman l’est aussi dans son rapport au langage : le narrateur ne perd pas une occasion de condamner les orateurs trop brillants [27].

Cependant, si le roman est didactique, il n’est pas partisan. Il montre la lutte des ouvriers sans affirmer la prééminence d’une doctrine sur une autre. Même les théories anarchistes sont présentées avec distance. Au sujet du personnage de Bernard, le narrateur nous dit qu’il penchait plutôt vers le collectiviste, mais « il se disait qu’aucun système ne peut prétendre à l’infaillibilité » :

« Artiste ou poète au lieu d’être ouvrier, il eût été vraisemblablement anarchiste, car l’anarchie, vision d’une humanité future, est plutôt considérée comme la sublimation de l’individu dans une société évoluée que comme la révolte spontanée et anonyme des masses. Elle tend à méconnaître parfois les nécessités économiques immédiates pour planer en plein rêve philosophique : un rêve qui aura sans doute sa réalisation » [28].

Ce que Malato veut montrer dans ce roman, c’est en effet la nécessité de s’unir pour combattre le capital, ici et maintenant, ce qui le pousse naturellement à condamner les attentats individuels. Et il voit dans les luttes ouvrières autant d’héroïsme et d’épique que dans les anciens récits de combats :

« Et pourtant toute victoire est le résultat d’une bataille. Combien plus poignantes et héroïques sont ces batailles économiques que celles livrées à coup de canon par des héros stupides qui s’entre-égorgent sans savoir pourquoi ! » [29]

Le roman est bien sur contemporain de la naissance de l’anarcho-syndicaliste : rappelons que Charles Malato a participé, lors de son exil à Londres, au groupe « L’Avant-Garde », avec Malatesta, Kropotkine et Louise Michel, qui se livre à une propagande en faveur de l’entrée des anarchistes dans les syndicats (vers 1892-1894). La Grande grève est bien le roman épique de l’action syndicale à ses débuts, même si les syndicats sont loin d’être parfaits :

« Bernard comprenait admirablement ce que sont les syndicats : les noyaux de la future société d’égaux où les travailleurs, libérés du patronat, seront tous co-propriétaires de la richesse commune. Mais il savait combien imparfaits son encore ces noyaux, appelés à se développer avant de devenir les organismes puissants et jeunes qui élimineront les vieux organismes » [30].

En fait, les opinions de l’auteur reflètent les réserves des anarchistes au sujet des grèves. On voit les ouvriers s’interroger sur ce que sera la grève :

« Serait-elle, comme tant d’autres, la simple cessation de travail, jusqu’à ce que la faim eût dompté le troupeau ouvrier ? L’humble supplication aux pouvoirs publics, comme si le gouvernement pouvait faire autre chose que maintenir l’ordre capitaliste, basé sur le salariat, la misère !

En ce cas, quelle immense déception ne se préparaient pas les mineurs !

Serait-ce la grève offensive, révolutionnaire, expropriant les exploiteurs et créant dans l’humanité secouée jusqu’aux entrailles par une convulsion sans précédent, par une révolution non de surface, mais de fond, un ordre économique nouveau ? » [31]

Les anarchistes conçoivent en effet la grève non comme une revendication (visant à une augmentation de salaire ou une diminution du temps de travail) mais comme une « école de dignité et de lutte pour le travailleur » et Le Révolté écrivait en 1887 : « Une grève est une révolte ou une duperie » [32].

Comme beaucoup de romans anarchistes, La Grande grève apporte plus de questions qu’il ne donne de réponses. Il ne s’agit pas d’un roman partisan au sens strict : le mot d’anarchie n’est jamais proposé comme la solution. C’est cependant un roman contre tout réformisme. Alors que la grève dure depuis deux semaines, on parvient enfin à un accord entre les patrons et le syndicats, mais après combien d’efforts ! C’est l’occasion à l’auteur de donner une leçon d’histoire :

« Décidément, un penseur avait eu raison d’écrire : "Il faut viser au-delà même du but pour arriver seulement à s’en approcher." Toute l’histoire contemporaine confirmait la justesse de cette pensée : c’étaient les républicains qui avaient, par leurs luttes contre le despotisme, assis en France le régime parlementaire ; c’étaient les communards et socialistes qui avaient maintenu la République ; qui sait ? ce seraient peut-être un jour les anarchistes qui instaureraient le socialisme, laissant à d’autres hommes affublés d’une autre étiquette la tâche de réaliser l’idéal libertaire dans un temps plus éloigné ! » [33]

Le roman propose une vision de l’histoire faite par les ouvriers ou chaque bataille se nourrit des révoltes passées.

« La révolte vaincue de 1882 n’avait pas été inutile, certes non ; de semblables mouvements ne le sont jamais, quelle que soit leur issue. Elle avait appelé leur attention sur des idées, les avait forcé de réfléchir, de chercher eux-mêmes des solutions, au lieu de s’en remettre au hasard ou à des sauveteurs providentiels » [34].

La fin du roman est cependant très ambiguë : après une fusillade qui fait trois morts et douze blessés, le sentiment de révolte est exacerbé par la répression, et c’est une nouvelle victoire ouvrière. Les travailleurs évoquent de radieuses visions d’avenir. Mais lorsque le docteur Paryn, nouvellement élu député, fait son entrée à la Chambre en interpellant les députés sur le massacre de Chôlon, c’est à peine si on l’écoute. Il doute alors de son utilité, se demandant s’il a bien fait de choisir la voie parlementaire.

« Mais ce doute si amer fût-il ne le découragea pas. Puisqu’il était là, il ferait, dussent ses efforts être inutiles, tout le possible, tout ce que lui commanderait sa conscience. Et puis, en dehors de cette Chambre fatalement constituée à l’image de la bourgeoisie qui s’en va, n’y avait-il pas le peuple, cette masse immense, tantôt calme, tantôt agitée comme une mer, réservoir inépuisable des forces et des énergies ? Oui, son ami le prolétaire de Mersey, Bernard, disait vrai : une aurore nouvelle allait illuminer l’horizon, le jour approchait où les salariés, les exploités, les miséreux de tous les pays allaient se rapprocher, s’unir pour prendre possession du monde et en faire la patrie humaine, libre et heureuse » [35].

C’est donc sur cette vision d’avenir que se clôt le roman. Charles Malato rejoint ici les conclusions d’Henry Fèvre dans un de ses articles donnés au Entretiens politiques et littéraires  [36] : commentant l’élection de Jules Guesde à la Chambre, Fèvre se demande ce que le chantre du socialisme va bien pouvoir faire : « Espérer réaliser une partie de son catéchisme ? Il n’y peut pas compter. La réalisation qu’on lui offrirait serait tellement anodine, délayée et ironique ! ». Mais en attendant, il peut « faire de la propagande », faire entendre à la Chambre un langage socialiste.

Émilien Carassus, dans son analyse de La Grande Grève [37], dit que Malato aurait voulu écrire un anti-Germinal : il présente des personnages de mineurs mais sans s’attarder sur les caractéristiques du travail et de la vie dans les corons (on trouve une seule allusion au grisou). Il ne s’agit en aucun cas d’un reportage pittoresque sur le travail de la mine. Carassus, comme Anne Roche, juge curieux le mélange d’épisodes plus ou moins rocambolesques et mélodramatiques et d’interventions idéologiques du narrateur, et il regrette que triomphe la modération, les personnages s’alliant autour d’un programme réformiste : il insiste en effet sur la fin du roman, très ambiguë : la perspective d’avenir est bien vague et remise à plus tard. « Presque trop sage, en fait, cet anarchiste », regrette Carassus [38] (Anne Roche assure que Malato s’adressait à un public républicain).

J’insisterai pour ma part à tout ce que ce roman doit au roman-feuilleton. D’aspect réformiste parce que s’adressant à un large public et non à un noyau de militants déjà convaincus, mêlant aventures rocambolesques propres à divertir les lecteurs et exposés didactiques nécessaires pour développer les idées révolutionnaires, le roman de Malato est une tentative (non isolée) pour mêler enseignement et divertissement, Histoire et Utopie.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.