Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
Les romans à clefs

B. Les romans à clefs

J’aurai l’occasion d’y revenir [1], de nombreux romans des années 1892 et suivantes ont pour thème les événements actuels, en particulier le terrorisme. La plupart de ces romans sont des romans à clefs : on reconnaît derrière les personnages fictifs des individus réels.

Le genre du roman à clefs est assez important dans ces années-là pour que Fernand Drujon lui consacre une étude bibliographique en deux tomes [2]. Voici comment il définit ce roman :

« Tout livre contenant des faits réels ou des allusions à des faits réels dissimulés sous des voiles énigmatiques plus ou moins transparents, - tout livre mettant en scène des personnages réels ou faisant allusion à des personnages réels sous des noms supposés ou altérés, - est un livre à clef » [3].

Les types principaux du livre à clefs étant, précise-t-il, le pamphlet politique, la controverse religieuse ou la satire littéraire [4]. Fernand Drujon cite par exemple Le Bachelier de Jules Vallès (dans lequel on reconnaît Arthur Arnould derrière le personnage de Renoult, Ranc derrière Rock, Chassin derrière Muthousin, etc.).

Parmi les romans à clefs écrits par des anarchistes, on peut citer Avec le feu, de Victor Barrucand, qui présente trois personnages en quête d’anarchie. Tous les personnages font penser à des personnes réelles : le personnage principal de Robert rappelle le terroriste Vaillant ; le personnage de l’écrivain Vignon, retiré, est à coup sûr inspiré de Mallarmé. Cette interprétation est renforcée par le fait que des personnalités de l’époque apparaissent dans le roman : on y parle d’une invitation de Goncourt chez Jean Grave, de l’acte commis par Émile Henry, etc.

Jean Grave écrit avec Malfaiteurs ! [5] un roman à clefs qui a pour cadre les milieux anarchistes de la fin du siècle. On y trouve, travestis par la fiction : Clémenceau (Jouffray), Rochefort (Ratort), Urbain Gohier (Roguier) et la revue L’Aurore (La Vérité). L’action tourne autour du personnage de Durier, journaliste directeur du journal L’Affranchi, qui vit des situations analogues à celles qu’a vécues Jean Grave. On retrouve dans ce roman tous les débats autour de la propagande par le fait qui se sont déroulés dans les années 1890.

Jésus, d’Ernest Gégout, est certainement le roman qui contient le plus d’allusions à des personnages réels. La trame, qui met en scène la tentation de Jésus (on va tenter de le corrompre, en lui offrant un siège, une candidature), permet de brosser un tableau assez complet du paysage politique de l’époque. C’est là un des intérêts du roman : les lecteurs de l’époque devaient certainement reconnaître les personnages évoqués sous leurs noms modifiés. On trouve quelques personnages imaginaires dans le roman, archétypes tels Simplet, athée qui n’a d’autre religion que celle de l’humanité, mais qui croit que les socialistes peuvent améliorer le sort des hommes : « Simplet personnifiait synthétiquement la foule confiante, exploitable à merci, éternellement ballottée et passive jusqu’à un certain point… le poing sous le nez ! » [6] La plupart des autres personnages sont des personnages réels. Quelques-uns, mais ils sont rares, sont cités sous leurs véritables noms, pour la plupart des libertaires : Merlino, Domela, pour Domela Nieuwenhuis, Sébastien, pour Sébastien Faure, ou le nom à peine modifié : d’Oxo pour Zo d’Axa. Les autres, à commencer par les socialistes autoritaires, voient leurs noms impitoyablement déformés. Les lecteurs reconnaissent les chefs du parti socialiste : Jules Good (Jules Guesde), Vaillon (Édouard Vaillant), Crousse (Paul Brousse), Lafargas (Lafargue), Jaunès (Jean Jaurès), etc. Les politiciens sont classés par familles. Dans les intransigeants, on trouve : Allemare (Jean Allemane) ; dans les « intégralistes scientifiques » : Bever (Adrien Veber), Rounavet (Gustave Rouanet) ; dans les « possibilards » : Champoux (Louis Chamy), Faillard (Eugène Faillet), etc. Apparaissent également quelques blanquistes : Chaudiaire (Emmanuel Chauvière), Gourde (peut-être Arthur Groussier), Jaclon (Victor Jaclard), Émile Rok (Ernest Roche). La plupart sont députés. Un sort particulier enfin est réservé à Divel (Gabriel Deville), le « traducteur illisible de l’Œuvre pénible, obscure, indigeste de Karl Marx » [7]. Le roman débute au moment où un nouveau personnage fait son apparition sur la scène politique et artistique : Euzèbe Fournotin (Eugène Fournière), « parasite » de Benoît Malon. On y voit aussi représentées les principales figures féministes – bourgeoises - de l’époque : Mme Dupognon est Maria Pognon, présidente de la Ligue française pour le droit des femmes, fondée par Léon Richer en 1882, la citoyenne Quistrott, Virginie Griess-Traut, et le citoyenne Daifesses, probablement Anna Féresse-Deraismes. Jésus offre ainsi un témoignage exceptionnel sur le personnel politique socialiste de la Troisième République [8].

Les romans à clefs jouent avec la matière historique, par le moyen d’allusions : les lecteurs savent que l’intrigue du roman est fictionnelle, mais que les personnages renvoient à des personnalités (politiques) existantes. Mais il existe une autre manière de mêler histoire et fiction, en racontant des événements ayant réellement eu lieu et en les mêlant à des événements totalement imaginaires.