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Les romans et nouvelles « pour les petits

La littérature pour enfants (dont les éditions Hetzel ont le monopole avec leur « magasin d’éducation ») est à la fin du dix-neuvième siècle assez uniforme : c’est une littérature bien-pensante, instructive, qui ne sort pas des sentiers battus de la vertu traditionnelle. Les principaux thèmes de cette littérature sont l’idée du progrès (comme chez Jules Verne), les romans historiques (qui exaltent les héros guerriers et le patriotisme), l’enfance malheureuse (Hector Malot par exemple). Parmi les auteurs pour enfants connus, Émilie Carpentier fait paraître en 1886 Les mémoires de Barbe-Bleue et l’histoire de Gilles de Retz qui inspira aussi Louise Michel [1]. L’histoire est pour ces auteurs un réservoir d’exemples et le lieu du rêve : le passé engendre la nostalgie. Bref, on y raconte l’histoire des rois de préférence à celle des gueux, l’histoire des vainqueurs plus que celle des vaincus.

Il est naturel que quelques écrivains se soient montrés soucieux de mettre leur plume à la portée des plus petits. Séverine écrit Sac-à-tout. Mémoires d’un petit chien (1903) et Charles Malato, sous le pseudonyme de Talamo, Les Mémoires d’un gorille (1901). Jean Grave écrit deux romans plus particulièrement destinés aux enfants. Dans Les Aventures de Nono [2], il transpose d’une manière explicite les théories anarchistes, en opposant deux types de sociétés que le petit garçon va expérimenter l’une après l’autre (Autonomia : le pays du rêve et de la liberté, et Argyrocratie, où règnent la propriété et la pauvreté). Sous la forme d’un rêve d’enfant (Nono, le personnage principal), il mène un récit en évitant tous les mensonges que l’on réserve d’habitude aux enfants : « Il n’y a pas de fées, il n’arrive jamais aucun événement sans que l’on puisse en expliquer les causes par des raisons naturelles », est-il précisé dans le dernier chapitre [3]. Et Terre Libre, qu’il écrit à la demande de Francisco Ferrer pour la Escuela Moderna, est plus particulièrement destiné aux jeunes [4].

Louise Michel utilise, elle, la forme du conte pour s’adresser aux enfants. Le Livre du jour de l’an est écrit dans la prison d’Auberive où, après son jugement, elle attend son départ pour la Nouvelle-Calédonie jusqu’en 1873. C’est M. de Fleurville, inspecteur des Écoles de Montmartre, chargé des dettes de Louise Michel, qui va le faire publier chez J. Brare, en 1872, à ses frais.

Le Livre du jour de l’an de Louise Michel

Dans Le Livre du jour de l’an [5], Louise Michel aussi traite des grandes figures du passé : Guillaume à l’écu sanglant, Gilles de Retz, Baron des Adrets. Mais les grands ne sont ni plaisants ni adulés – au contraire, ils sont considérés comme des individus malfaisants. L’auteur constate la noirceur de ces hommes, et parle du passé comme d’un temps révolu qui ne saurait revenir. La torture occupe une grande place chez Louise Michel : elle dénonce la violence et la brutalité comme un fait des temps barbares. Les êtres sont perfectibles : les méchants le sont devenus car ils ont été mal éduqués. Elle attire surtout l’attention sur les humbles, les rejetés, les humiliés, et insiste particulièrement sur la mission des instituteurs.

Loin de présenter une société unifiée, les contes de Louise Michel mettent l’accent, de façon parfois très diluée, sur les heurts, les rapports sociaux conflictuels : elle ne fait pas l’impasse sur les contradictions qui existent entre les groupes sociaux. « Le Petit-Épi », sous-titré « légende iroquoise », raconte comment un guerrier iroquois part chercher sa sœur (nommée Petit-Épi) qui est morte aux pays des Âmes. Il finit par y demeurer, car cette contrée connaît un « état de perfection morale où les tribus sont sœurs et n’ont entre elles ni guerres ni querelles ».

Louise Michel présente de l’histoire une vision peu conformiste : les « grands » personnages sont souvent stigmatisés comme maléfiques, tandis qu’une attention particulière est portée aux humbles, aux pauvres. « Les serments, légende féodale » peint un seigneur cruel, des scènes de vengeances à répétition, donnant de l’histoire du Moyen Âge une image de barbarie totale : « C’est de ces terribles scènes qu’est semée l’histoire du moyen-âge ». Les préférences de l’auteur vont aux héros des légendes à venir :

« Quand elle ne s’efforce pas d’expliciter rationnellement les fondements historiques et les origines des mythes populaires, L.M. distribue quelques coups d’épingle dans le postérieur de l’Histoire officielle et désigne du doigt tel ou tel camouflage idéologique » [D.R., préface à Louise MICHEL, Le Livre du jour de l’an, rééd : 1983, p. 35.]].

Certains contes sont des récits d’« avertissement », comme dans le répertoire folklorique classique, dont le but est de mettre en garde les enfants contre les dangers de la société, ou des pièges de la nature. « Les dix sous de Marthe » démontre que l’on est parfois récompensé de faire le bien, et « L’héritage du grand-père Blaise » prouve a contrario que les biens mal acquis ne profitent jamais.

Louise Michel, en exploitant tous les ressorts traditionnels du conte pour enfant, utilise cependant le genre d’une manière très souple, comme une structure d’expression susceptible de mouvement et d’adaptation, pouvant accueillir plusieurs registres de langage. Dans « L’arithmétique de Mère Gudule », Louise Michel montre comment la mère Gudule parvient à faire comprendre le calcul au petit Yvon d’une manière ludique et non autoritaire : en jouant sur sa gourmandise. Dans son introduction au recueil, le préfacier note que la permanence et la mobilité intrinsèques du conte permettent à la narratrice de concevoir une intervention pédagogique en situation. Puis il se demande :

« Dans un examen plus avancé, peut-on parler de visées politiques et de propagande ? Sans doute ces contes veulent-ils montrer le bon choix à faire et le bon chemin à suivre. Sans doute ont-ils aussi pour intention de susciter un sens critique permettant d’éviter des égarements d’appréciations, les pièges trop nombreux d’un asservissement idéologique. Sans doute se proposent-ils de mettre un peu d’ordre dans les valeurs et "un peu de cohérence dans le tumulte des sentiments" - pour reprendre une formule de Bruno Bettelheim – jusqu’à la constitution de l’homme juste et l’élaboration d’une conscience sociale universelle. Pourtant les différents tableaux de ce recueil n’ont pas le manichéisme doucereux ni le prosélytisme flûté de nombreux manuels bien pensants pour la jeunesse. On ne trouve pas davantage dans ces pages cette mécanique disciplinaire qui infeste certains ouvrages d’obédiences différentes » [6].

Alors que dans la plupart des textes pour enfants, il s’agit de redresser une nature humaine défaillante (d’où le rôle important joué par les punitions dans les récits pour enfants), Louise Michel donne une image des individus qui sont, au fond d’eux-mêmes, potentiellement bons. Le sauvage qu’elle met en scène dans le conte « Petit-Épi » porte en lui les possibilités de progrès et de développement, et ne doit pas les attendre d’ailleurs. C’est en eux-mêmes que les enfants doivent trouver les principes de leur personnalité : le conte intitulé « La lettre de Cécile pour le jour de l’an » montre les malheurs d’une jeune fille qui a eu la mauvaise idée de copier dans les livres pour écrire une lettre, au lieu de chercher l’inspiration au fond de son cœur. L’auteur rejette nettement toutes les anciennes valeurs dans le respect desquels on veut tenir les enfants. Montrer le passé revient pour elle à faire prendre conscience de ses faiblesses et de sa barbarie, et inviter à élaborer un temps nouveau : le futur est à construire, nullement soumis à la fatalité.

Louise Michel reprend donc les thèmes de la littérature enfantine de son temps, mais ses intentions sont différentes, et elle aboutit finalement à un recueil de contes bien peu conformistes.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.